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Sanctionner pénalement les négationnistes ?

Pour cet historien, la réponse est claire: c’est cinq fois non! En plus de l’argument selon lequel la réalité historique ne doit jamais être décrétée par un texte législatif, il s’agit de s’interroger sur l’utilité juridique et surtout politique d’une nouvelle loi dans le contexte européen et international actuel.

La loi pénalisant la négation du génocide par le régime nazi soulève tout d’abord une question de principe. Un régime démocratique ne doit sous aucune circonstance légiférer sur le passé. L’histoire ne se décrète pas; dans une société ouverte, elle est un espace de débats contradictoires. Il semble plus dangereux de limiter la liberté d’expression que de manquer d’optimaliser la répression de formes précises de calomnie et de diffamation. Utiliser la loi comme un instrument de reconnaissance, de commémoration ou de pédagogie constitue un usage impropre, avec des effets tout à fait contre-productifs. Les lois antinégationnistes, en Belgique en 1995 comme en France en 1990, ont été généralement dénoncées par les historiens, particulièrement ceux engagés dans la lutte contre le négationnisme comme Jean Stengers, Pierre Vidal-Naquet, Madeleine Rebérioux, Pierre Nora et René Rémond Une sélection de documents dans ce débat est reprise sur le site des Éditions Complexe: http://www.editionscomplexe.com/tribune/artSub.cfm?id=3. Aucun nouvel argument ne semble aujourd’hui remettre en cause cette dénonciation. Un éventuel élargissement de la loi actuelle à d’autres génocides et crimes contre l’humanité, voire à tous les crimes qualifiés comme tels par des juridictions ou organes nationaux ou internationaux, aggraverait considérablement les risques et effets négatifs de la loi. Un manifeste signé par plus de 150 historiens belges, publié dans Le Soir, La Libre Belgique, De Standaard et De Morgen en janvier 2006, proteste dans un contexte plus large contre la judiciarisation croissante de l’histoire et la multiplication des initiatives politiques et plaide pour plus de liberté pour la recherche, à commencer par une législation adéquate sur les archives.

Concurrence des victimes

Il apparaît ensuite que cette loi est inutile. L’offense constituée par les propos négationnistes ne réside pas tant dans le contenu des affirmations et négations, que dans la volonté diffamatoire et d’incitation à la haine raciale. Les outils spécifiques réprimant la calomnie, la diffamation et les discours de haine raciale existent et ils ont été appliqués aux propos négationnistes bien avant le vote de la loi du 23 mars 1995. L’arrêt de la Cour d’appel de Bruxelles du 8 novembre 1991, condamnant Olivier Mathieu, est éloquent à cet égard et peut être élargi à l’ensemble des propos négationnistes: «Un amalgame d’idées, qui relève davantage du discours politique que de la recherche scientifique et qui a pour seul but de présenter la communauté juive comme participant à une gigantesque escroquerie relève de la loi antiracisme». Si les magistrats saisis par les parties civiles, ou si le Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme jugent que les dispositions légales existantes pour réprimer ce genre de propos ne suffisent pas, c’est à l’intérieur de ces lois qu’il faut renforcer le dispositif, par exemple en considérant les discours de falsification historique diffamatoires comme une circonstance aggravante, plutôt que de rajouter ou d’élargir des lois d’exception pour une offense générique. Troisièmement, l’élargissement de la loi ouvrirait indéniablement la voie à un engrenage qui risque de devenir très vite immaîtrisable et paralysant pour l’action de la justice. N’oublions pas que le vote de la loi belge en 1995 avait une fonction largement déclamatoire, suivant l’exemple français, alors que le phénomène négationniste en Belgique n’avait absolument pas la même ampleur et ni son implantation institutionnelle. La dynamique déclenchée par la loi Gayssot de 1990 en France devrait donc servir d’avertissement. La loi relative à la reconnaissance du génocide arménien du 29 janvier 2001; la loi «Taubira» du 21 mai 2001 qualifiant l’esclavage transatlantique de crime contre l’humanité et la loi «Mekachera» du 23 février 2005, insistant sur l’enseignement du «rôle positif» de la colonisation française, tout en ayant des objets et des objectifs très différents, s’inscrivent tous dans une quête de reconnaissance légale pour des enjeux mémoriels, dont l’aboutissement logique et revendiqué est la pénalisation de la négation du fait ainsi commémoré. Cet engrenage en France a aussi été émaillé de plaintes déposées contre des historiens au-dessus de tout soupçon, Bernard Lewis et Olivier Pétré-Grenouillot. Indépendamment des suites judiciaires, ces plaintes contribuent à instaurer un climat d’intimidation. C’est bien pour cette raison que la communauté des historiens français s’est très majoritairement mobilisée pour demander «l’abrogation de ces articles indignes d’un régime démocratique» dans les «quatre lois mémorielles». L’élargissement de la loi du 23 mars 1995 déclencherait inévitablement un engrenage comparable en Belgique. Une liste énumérative, limitant la portée de la loi aux cas juif, arménien et tutsi, est arbitraire et donc intellectuellement indéfendable. Une pénalisation de la négation de tous les «génocides» ou «crimes contre l’humanité» ne peut qu’ouvrir une course à la reconnaissance des tous les groupes s’estimant victimes de crimes majeurs. La justice belge devra donc se préparer à statuer sur la qualification de la guerre en Tchétchénie et de la politique coloniale de Léopold II, pour ne citer que deux exemples qui s’imposent.

Mauvais signal international

Une quatrième réserve d’historien s’applique à l’effet pervers de la focalisation sur des termes juridiques qu’aurait une telle loi élargie. Les notions de génocide et de crime contre l’humanité ont une portée précise en droit international, mais elles ne sont pas forcément opératoires ou explicatives en histoire. Le propre de l’approche historique est de replacer les événements historiques dans un processus chronologique et dans une généalogie. Le fait, par exemple, que le tribunal d’Arusha définit le génocide comme l’ensemble des crimes commis pendant l’année 1994, a créé un fort sentiment d’injustice de la part des victimes hutues par l’exclusion des crimes postérieurs du champ d’application de la justice. Il empêche aussi de situer les événements de 1994 dans une chronologie plus longue en amont, ce qui contribuerait pourtant à une interprétation plus nuancée, plus ouverte et plus équitable des responsabilités des parties en conflit et par là à une possible réconciliation. Pour les crimes dont ont été victimes les Arméniens d’Anatolie, il importe aussi de les insérer dans un processus d’expulsions et de massacres de musulmans des régions occidentales et septentrionales de l’Empire ottoman dans les décennies précédentes, qui ne peuvent être qualifiés de «génocide» mais qui sont pourtant indispensables pour comprendre la genèse du crime et par là pour établir les bases d’un échange entre historiens turcs et arméniens. Qualifier les épisodes les plus extrêmes de l’histoire du XXe siècle de «génocides» et criminaliser leur négation, tout en excluant tout un ensemble d’épisodes inextricablement liés de l’application de la loi ne peut que nuire aux chances d’éclosion d’un débat ouvert et réciproque sur cette histoire. Une cinquième et dernière observation porte sur la question de l’opportunité des initiatives législatives à prendre dans le contexte politique actuel. Il est évident, par exemple, que les historiens français qui appellent à la révocation des quatre «lois mémorielles» ne sont pas irresponsables au point d’ignorer l’impact qu’une révocation pure et simple aurait. Il semble inconcevable aujourd’hui de révoquer la loi Taubira sans provoquer une révolte dans les Dom-Tom à qui cette loi s’adresse prioritairement. Il semble aussi pour le moins inopportun de révoquer les lois négationnistes au moment même où le président iranien profère des déclarations négationnistes et antisémites délibérément incendiaires. Or la position de nos collègues français a été de juger qu’un appel à l’abrogation de l’ensemble des lois mémorielles, à commencer par la loi Gayssot, était la seule intellectuellement cohérente. Il appartient ensuite aux responsables politiques de réfléchir à un geste symbolique fort qui permettrait de porter un coup d’arrêt à un engrenage législatif et judiciaire qui s’emballe, en évitant les effets d’annonce pervers. Les lois mémorielles sont des initiatives populaires et peu coûteuses pour nos parlementaires, qui les appuient sans se soucier de la dynamique ainsi enclenchée. Il n’incombe donc pas aux historiens de proposer les formules qui permettent de sortir de l’ornière que la multiplication des initiatives politiques a creusée. Il semblerait pourtant judicieux que le Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme et les parquets renforcent la répression de tous les actes d’incitation à la haine raciale s’appuyant sur des discours de falsification historique quels qu’ils soient, en ayant recours à l’ensemble des dispositifs légaux disponibles, à l’exception de la loi du 23 mars 1995. Un geste symbolique permettant l’abrogation de cette loi devrait s’inscrire dans une initiative renforçant l’efficacité de la lutte antiraciste dans le cadre de dispositifs existants mais en aucun cas par une multiplication de législations spécifiques visant des propos à teneur historique. La question de l’opportunité ne peut d’ailleurs ignorer le fait que le phénomène négationniste s’est déplacé depuis une décennie, de supports papiers vers l’Internet et de l’extrême droite européenne vers des pays du Moyen-Orient. Limiter la liberté d’expression et de la recherche en multipliant les catégories de propos pénalisés semble, dans ce contexte, bien le pire signal que les pays européens pourraient envoyer à des pays comme l’Iran, la Turquie ou le Pakistan. Dans ces pays, précisément, il semble bien plus important d’encourager un débat ouvert et critique sur l’histoire que de verrouiller l’éventualité de dérives de discours, qu’ils soient officiels, officieux ou subversifs.