Politique
Révolution copernicienne ?
26.04.2013
La « formule à quatre » vient peut-être un peu tard. Mais le système actuel est d’une telle complexité qu’il est de toute façon condamné au blocage. Si on se refuse à la séparation, n’a-t-on pas besoin au minimum d’une utopie directrice alternative ?
Je ne suis pas stratège politique et j’ignore s’il faut contrer la N-VA en l’attaquant sur le front du socio-économique ou sur le front communautaire. En tant que politologue, j’aurais tendance à l’aborder comme un parti présentant des caractéristiques anti-système, d’autant que le système politique belge peut, sans doute plus facilement qu’un autre, prêter le flanc à ce genre de critiques. Les nombreux équilibres à respecter, révélateurs des clivages qui ont traversé ou traversent encore la société, mais aussi le dispositif politico-institutionnel poussant aux coalitions et au compromis, alourdissent et ralentissent le processus de prise de décision. L’expression « révolution copernicienne » régulièrement utilisée ces dernières années a une signification fort relative. Les négociations au bout de la nuit constituent une forme régulière de rappel, sans parler des 541 jours nécessaires pour aboutir à un accord sur la réforme de l’État et la formation d’un gouvernement.
« Refusant de trancher entre la piste des Communautés et la piste régionale, le compromis politique historique a établi la fédération belge sur ces deux types d’entités qui se superposent, sans hiérarchie. »
Ce mode de fonctionnement se répercute inévitablement sur le socio-économique (et d’autant plus que la majorité est large et peu convergente idéologiquement), mais également sur tous les domaines des politiques publiques. Et forcément sur le « front communautaire » également. C’est même une des principales caractéristiques du fédéralisme belge. Refusant de trancher entre la piste des Communautés portée par la Flandre et la piste régionale plébiscitée au sud du pays, le compromis politique historique a établi la fédération belge sur ces deux types d’entités qui se superposent, sans hiérarchie. Les soubresauts de 2007 et de 2010-2011 ne sont rien d’autre que la conséquence de ce pacte fédéral endossé et savamment entretenu par l’ensemble des partis politiques traditionnels et par ceux qui ont eu une expérience gouvernementale. La N-VA, dans cette optique, est un parti de création récente, tant ses cadres et ses structures sont différents de ceux de l’ex-Volksunie. Ce parti a, on le sait, refusé de prendre part à la sixième réforme de l’État. Depuis les bancs confortables de l’opposition (au fédéral), les réflexes anti-système ne doivent en rien être bridés, ce qui constitue toujours un beau fond de commerce électoral, même si c’est loin d’être la seule raison du succès de la N-VA. Rien ne garantit donc qu’agir sur le « front communautaire » constitue un moyen de limiter le vote pour ce parti.
Un écheveau inextricable
De toute façon, vu les progrès engrangés durant les négociations pour la sixième réforme de l’État, ce front est loin d’être simplifié. Au contraire, l’accord consacre un plus grand morcellement de compétences et de moyens et l’écheveau est certainement encore plus inextricable aujourd’hui qu’hier. L’encommissionnement via le Comori (Comité de mise en œuvre des réformes institutionnelles) et les difficultés à y accoucher d’une solution pratique, notamment pour la défédéralisation des allocations familiales, démontrent une fois encore que le deal fédéral initial est boiteux, mais c’est ce qui – paradoxalement – garantit la stabilité du système.
Le choix de l’exemple des allocations familiales n’est pas anodin. Cette thématique est devenue le symbole de la coexistence des deux visions du fédéralisme belge : celui orienté sur les Communautés et celui axé sur les Régions. L’organisation de la communautarisation des allocations familiales coince à Bruxelles. Si l’on s’en tenait à la logique communautaire, on exposerait les Bruxellois à des traitements différents selon la langue qu’ils devraient alors choisir. Le nouveau compromis attribuera cette compétence à la Commission communautaire commune, soit aux Bruxellois eux-mêmes, mais chargés de certaines compétences (bi-)communautaires. Ainsi perdurera le pacte fédéral. Ainsi personne ne devra trancher entre les deux options. Ainsi les mêmes questions continueront à se poser en 2020 (voir ma carte blanche « Régionaliser ou communautariser : quelques arguments vus de Bruxelles », Le Soir, 17 août 2010). Ce maintien du compromis initial n’est pas plus volontaire que sa définition lors des premières réformes de l’État. Certes, il y a toujours l’opposition francophones versus néerlandophones et l’opposition entre communautaristes et régionalistes, mais comme les clivages auparavant, ces lignes de démarcation sont loin de coïncider, certainement au sud du pays. Il est faux de prétendre que les Wallons sont tous régionalistes. En témoigne une certaine cacophonie, particulièrement au sein du PS qui devrait pourtant donner le ton en la matière en Communauté française.
« Il n’y a pas de raison que les électeurs n’aient à choisir qu’entre un relatif statu quo (en réalité une situation de blocage quasi permanent) et une séparation. »
Ces hésitations et ces oppositions n’auraient pas lieu d’être si l’on pouvait prédire l’avenir. Avoir rebaptisé la Communauté française en Fédération Wallonie- Bruxelles n’était pas une décision cosmétique, mais un symbole politique lors des négociations de 2010-2011. C’était un énième message destiné à marquer les esprits. En Flandre d’abord, pour signifier que Bruxelles est très clairement reconnue par la Wallonie comme le partenaire naturel, peu importent les revendications flamandes sur la capitale. En interne ensuite, pour faire comprendre aux Wallons qu’ils ont une responsabilité vis-à-vis de Bruxelles dont le statut est menacé et aux Bruxellois que leur avenir passe par la Wallonie. Sans doute, si la Flandre ne menaçait pas de « partir avec Bruxelles », cette Fédération n’aurait pas lieu d’être. Cependant, peu importe l’appellation, force est de reconnaître que la société belge est organisée sur cette bipolarité : paysage politique et paysage médiatique sont articulés autour des Communautés et Bruxelles est, au sein de chaque Communauté, une (très petite) minorité.
Cette Fédération est aussi, même si les responsables politiques le nient, l’embryon du plan B. Sa faiblesse, dans ce cas de figure, est que cette Belgique résiduelle reproduira le même schéma bipolaire que la Belgique actuelle, si ce n’est que le rapport de force sera encore plus inégal. Les Bruxellois seront encore plus minorisés dans ce cadre que les francophones ne le sont au sein de l’État fédéral belge aujourd’hui. Subsistent également deux inconnues dans cette solution de repli : la place des Bruxellois néerlandophones et celle des germanophones.
Des repères connus
On le sait : les caractères double et bipolaire du fédéralisme belge sont les plus problématiques. Il s’agit d’ailleurs d’exceptions mondiales. Aucune autre fédération ne connaît une organisation à deux niveaux d’entités fédérées et aucune autre n’est établie autour de deux segments. La bipolarité est également incompatible avec la logique consociative qui a organisé la société belge autour de trois segments, car elle implique des jeux à somme nulle : ce que l’un gagne, l’autre le perd. On s’éloigne donc du traditionnel compromis « à la belge ». C’est sans doute pour retrouver des repères connus que Johan Vande Lanotte a proposé sa solution fédérale à quatre.
C’est un pari qui a vraisemblablement peu de chance d’aboutir. Tout d’abord car on ne change pas que des lignes ; on change toute une logique établie et renforcée en presque 50 ans d’évolutions. À moins de conserver les réflexes bipolaires actuels, cela implique de réorganiser le système partisan en créant des partis bruxellois et germanophones relativement autonomes. Or, en réclamant la re-coïncidence des élections fédérales et fédérées, on vise aujourd’hui indirectement une symétrie des coalitions fédéral-fédéré. Ensuite parce qu’on ne connaît pas avec certitude les chances de succès d’une telle formule dont on peut craindre qu’elle génère une concurrence excessive (fiscale, notamment) entre les entités ou qu’elle renforce la complexité du système vu la taille réduite du pays et la mobilité des habitants (quid d’un germanophone travaillant à Namur, ayant épousé une Flamande et qui scolariserait leurs enfants à Bruxelles ?). Vu l’avancement de la « fédéralisation » de l’État (sa transformation vers une décentralisation de plus en plus poussée), la formule à quatre vient peut-être un peu tard. Ce qui est certain, c’est que pour être mise en œuvre, cette solution doit être portée par d’autres responsables politiques. Il est devenu commun de présenter les élections de 2014 comme la mère de toutes les élections et certains les entrevoient comme une sorte de referendum. Il reste donc un an à Johan Vande Lanotte pour faire des émules et proposer cette option aux électeurs, car il n’y a pas de raison qu’ils n’aient à choisir qu’entre un relatif statu quo (en réalité une situation de blocage quasi permanent) et une séparation.