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Pierre Rosanvallon, ou voir ce que l’on voit

Réglons tout de suite une question : d’où est-ce que je parle ? Je revendique juste une fréquentation bien ancienne, si ça ne faisait référence à un péché j’écrirais : originelle, de l’œuvre de Rosanvallon. Pire : j’avoue avoir basculé dans le militantisme en lisant L’âge de l’autogestion (1976, tout de même), m’être abonné à CFDT aujourd’hui et avoir lu avec gourmandise Pour une nouvelle culture politique (en 1977, et on en restera là dans la chronologie). J’admets que ça ne me confère aucun magistère et tant mieux pour nous puisque je n’aurai pas accès aux arguments d’autorité.

Une cohérence dans le temps

Chez les boxeurs, on appelle « fausses-pattes » ceux qui boxent à gauche mais parviennent à vous surprendre et à vous envoyer au tapis par d’inattendus crochets à droite. Il est surprenant que le terme n’ait pas fait florès en politique où cette pratique est usuelle. Dans le débat politique des trente dernières années, il y a eu, de façon plus prosaïque, la « deuxième gauche » (à ne pas confondre avec la « troisième voie » qui est à la gauche ce que l’avachissement est à la décontraction, c’est-à-dire exactement le contraire) dont Pierre Rosanvallon a paru l’un des penseurs les plus éminents. Il incarne alors, avec d’autres, une ligne autogestionnaire qui s’oppose radicalement à cette gauche jacobine, centralisatrice, réputée lyrique et déconnectée du réel. Le combat est incarné par l’opposition Mitterrand versus Rocard et au soir de la défaite de la gauche aux législatives de 1978, il faut être visionnaire pour miser le moindre sou vaillant sur le premier. C’est pourtant lui – que Rocard, charitablement, traite d’anachronique – qui va remporter l’élection présidentielle de 1981. Il isolera durablement son adversaire, scellant du même coup le sort de cette deuxième gauche malgré le tournant de la rigueur en 1983.

« Pierre Rosanvallon incarne alors, avec d’autres, une ligne autogestionnaire qui s’oppose radicalement à cette gauche jacobine, centralisatrice, réputée lyrique et déconnectée du réel. »

C’est comme intellectuel que Pierre Rosanvallon, qui refuse alors d’entrer dans une « carrière politique », comme on l’y invite, émerge alors, bâtissant livre après livre une œuvre dont le corpus idéologique, sur trois décennies, est étonnamment cohérent. Il convient de le relever car l’époque va permettre toutes sortes de pirouettes, de reniements, de double-saltos arrières, sans grand dommage pour les acrobates, généralement. L’œuvre de Pierre Rosanvallon est celle d’un intellectuel rigoureux et tenace. Il n’est pas inutile d’isoler les deux termes et de vérifier qu’ils sont utilisés à bon escient. La rigueur du travail tient dans une analyse méticuleuse, presque obsessionnelle, des faits et des éléments historiques consultables. Il entre dans la méthode de cet auteur un acharnement comparatiste (Tocqueville n’est jamais loin…) qui étaie ses points de vue. Tenace parce qu’il est rare qu’il ne consacre qu’un seul livre à un sujet, mais plutôt qu’il procède par « zones » d’exploration, auxquelles il consacre alors deux ou trois volumes, éclairant la question sous divers angles. Prenons son analyse du modèle politique français. On y trouve de nombreux travaux consacrés à l’histoire du libéralisme dans la première partie du XIXe siècle (analyse très fouillée de Guizot, qu’il exhume d’ailleurs si l’on peut dire), puis deux livres « à programmes » comme on le dirait d’un compositeur chef de file d’une école : en 1990, c’est L’État en FranceDe 1789 à nos jours et puis, en 2004, Le modèle politique français : la société civile contre le jacobinisme. De même, quand il entreprend de comprendre et d’interpréter l’évolution des institutions qu’une société se donne pour mettre en œuvre la solidarité et appliquer sa conception de la justice, il va écrire un ouvrage qui aujourd’hui encore est une référence : La crise de l’État-providence en 1981 (l’année même de l’arrivée de la gauche au pouvoir) et, plus tard, c’est-à-dire en 1995, La nouvelle question sociale – Repenser l’État-providence. Mais la pierre angulaire du travail de Pierre Rosanvallon, c’est l’énorme chantier qu’il consacre ensuite à la démocratie. De nouveau, c’est sur un rythme ternaire que la réflexion est articulée. Paraît en 1992 Le sacre du citoyen, histoire du suffrage universel en France, puis, en 1998, Le peuple introuvable – Histoire de la représentation démocratique en France et, en 2000, La démocratie inachevée – Histoire de la souveraineté du peuple en France. Faut-il écrire qu’il analyse l’histoire de la démocratie en France ? Ce n’est pas si simple car c’est là une part de la singularité de la démarche de l’auteur. La démocratie n’y est pas étudiée comme un objet historique, ni comme une expérience inaboutie, pas plus que comme une utopie dévoyée ou trahie. Il s’agit davantage de considérer la démocratie comme un cheminement contrarié. Elle n’a pas une histoire, elle est une histoire. C’est d’ailleurs l’urgence des questions présentes qui donne sens au travail de l’historien, puisqu’il s’agit d’interroger le passé pour donner corps au présent de l’idée même de démocratie. D’où la cohérence que je plaçais en évidence tout à l’heure : en créant la République des Idées, en 2002, et la collection éponyme, il s’agit bien entendu de peser sur les choix actuels et en éclairant par l’analyse les choix à faire.

Des « tuttologo »

Rendons justice à Pierre Rosanvallon d’être un intellectuel profond – à l’opposé de superficiel – et controversable, ce qui est nécessaire si l’on veut faire débat. On voudra bien considérer qu’il s’agit dès lors de tout le contraire de ce que l’époque veut nous faire prendre pour l’intellectuel professionnel : celui qui a été créé par et pour la superficialité télévisuelle.

« Il s’agit davantage de considérer la démocratie comme un cheminement contrarié. Elle n’a pas une histoire, elle est une histoire. »

L’intellectuel qui parle de tout, sur simple demande. Les Italiens parlent du « tuttologo » que le français « toutologue » rend moins bien. Mais enfin, on voit de quoi il retourne : ces figures solennelles et sentencieuses qui passent théâtralement une main ondulée dans leurs cheveux las et prononcent des choses définitives quoique interchangeables sur tous les mystères du monde. Ils pensent et nous éclairent parce que nous ne pouvons penser par nous-mêmes… Ce sont ces « machines à bulles » et l’on devine sans peine à quel point le système s’en accommode avec bonheur, puisqu’elles produisent de l’explication inoffensive sur tout et, plus encore, sur rien. Au contraire, il y a dans le travail de Rosanvallon quelque chose qui s’apparente à un sillon tracé envers et contre tous les procès d’intention, avec le souci de quereller au sens noble, c’est-à- dire dans un lieu où il faut échanger des arguments et non des épithètes.

Déligitimation de l’Égalité

Ce n’est pas la moindre qualité de son dernier ouvrage, La société des égaux, paru fin 2011. Il constitue le troisième volet d’une enquête sur les mutations profondes de la démocratie et fait suite à La contre-démocratie, paru en 2006 et à La légitimité démocratique, sorti pour sa part en 2008. L’idée-maîtresse de son dernier livre est que nous vivons, au sens littéral, une contre-révolution. En effet, alors que depuis le début du XXe siècle, la tendance était à la réduction des écarts de richesse (nonobstant le fait qu’on restait loin du compte en matière d’équité, là n’est pas la question), depuis le début des années quatre-vingt, c’est l’inverse qui se produit, avec une sorte d’accélération inquiétante ces dernières années. Les raisons qui amènent cette inversion de tendance, les mécanismes fiscaux, les facteurs économiques et sociaux qui engendrent ce retour de l’accentuation des inégalités sont connus et largement dénoncés par les mouvements de gauche, partout dans le monde. Mais leur incapacité à peser réellement sur cette évolution funeste tient essentiellement, au-delà d’un rapport de forces compromis, à la délégitimation de la notion même d’égalité, au sein même d’une large frange de la gauche.

« Pour Pierre Rosanvallon, ce n’est qu’en replaçant au centre du débat cette primauté de l’égalité qu’il sera possible de renverser une évolution qui, autrement, n’a aucune raison de s’enrayer. »

Que ce soit sur le plan philosophique où l’idée qu’une dose d’inégalité est un facteur de dynamisme au sein des sociétés (idée qui a tout d’une aberration mais qui participe d’une sorte d’approbation molle), que ce soit par la remise en cause du rôle de l’impôt dans la redistribution des richesses (même une partie de la gauche française parle de « tranches confiscatoires » avec des regards affolés alors que ces tranches semblaient parfaitement constitutives d’une politique fiscale moralement justifiée pour le président Roosevelt), le principe d’égalité entre en collision avec l’émergence d’une certaine idée de la liberté qui autoriserait, comme un produit dérivé, ces écarts de richesse extravagants. Pour Pierre Rosanvallon, ce n’est qu’en replaçant au centre du débat, à l’articulation de tous les choix politiques, cette primauté de l’égalité qu’il sera possible de renverser une évolution qui, autrement, n’a aucune raison de s’enrayer.

Une pensée de gauche ?

Dans le schéma classique, la « deuxième gauche » se distinguait de la première presque exclusivement par un rejet de la centralisation (dite jacobine) et par l’idée selon laquelle c’était moins l’État (sorte de Leviathan producteur de lourdeurs bureaucratiques) que la société dite civile (le mouvement associatif, par exemple) qui porterait les évolutions nécessaires, à savoir l’émergence d’autres rapports de production et d’organisation de la société. Ce n’est pas du tout sur ces questions, pourtant, que la ligne de fracture est la plus nette. Il s’agit plutôt de savoir ce qui, pour les uns ou pour les autres, crée le mécanisme historique de l’évolution de nos sociétés. Pour Rosanvallon et ses amis, on pourrait résumer leur divergence principale avec la gauche traditionnelle en la résumant comme suit : Tocqueville a vu plus juste que Marx. Ou, pour me faire plus précis, moins schématique aussi : c’est l’idée de Tocqueville selon laquelle ce qui constitue le moteur de l’histoire, c’est la lutte pour l’égalité (dont l’aspiration se trouve en chacun de nous), qui est plus pertinente que l’analyse marxiste de la lutte des classes. Il est moins compliqué de comprendre pourquoi une certaine gauche « de stricte observance » considère Rosanvallon et ses avatars comme autant de sociaux-démocrates en peau de lapin, ou plutôt comme autant de libéraux sournois déguisés en singes savants de la social-démocratie. Regardons « l’alors » avec « les yeux d’alors » et ne cherchons pas à faire de Tocqueville une figure emblématique des débats politiques d’aujourd’hui. C’est un libéral, au sens où le XIXe siècle pouvait l’entendre, il croit à un projet divin qu’il revient aux hommes de faire advenir (mais si l’on mesure les êtres à cette aune, Rousseau l’est bien davantage) et ses idées sociales sont celles d’un aristocrate de son époque. Mais c’est un homme qui, à rebrousse- poil de tous ceux de son parti, pense que la démocratie est l’avenir de l’Humanité. Pour lui, les périls que la démocratie engendre sont bien moins l’anarchie et le chaos que l’affadissement des citoyens, l’apathie du débat politique et le délitement du sentiment de constituer une « société ». Ceci n’en fait pas historiquement, je le concède, une figure emblématique de la gauche mais son apport est loin d’être négligeable, y compris quand on le rapporte sur l’abscisse « gauche versus droite » de l’évolution des idées. Quant à sa méthode qui repose sur une comparaison minutieuse des systèmes, des structures, des croyances, des situations et des réalités, elle fait de lui, avant l’heure, un sociologue progressiste.

« Les camps ont la polémique frileuse. On défend davantage ses positions bien arrêtées qu’on ne s’aventure à débattre des idées qui les mettent en péril. L’anathème retrouve des couleurs. »

Parallèlement, et comme par un effet miroir, celles et ceux qui considèrent que le communisme n’est qu’une sorte de logomachie totalement impropre à comprendre le monde et moins encore à le transformer, emboîtent le pas aux propositions de la République des Idées dont Pierre Rosanvallon est la figure de proue, en estimant que seule cette gauche réconciliée avec le réel pourra transformer le monde en le rendant moins inégalitaire, moins âpre et, en fin de compte, plus humain. En d’autres temps, ce débat aurait été riche, porteur de synthèse ou de dépassement des thèses initiales. Il est aujourd’hui inaudible sinon inexistant. C’est que les camps ont la polémique frileuse. On défend davantage ses positions bien arrêtées qu’on ne s’aventure à débattre des idées qui les mettent en péril. L’anathème retrouve des couleurs. La grande scène de l’amertume idéologique scintille des feux de la confusion, là où tout le monde gagnerait à chercher plus de clarté dans une controverse de bon aloi. Ces façons de faire intimident le débat, au moment même où il est nécessité, au risque de rendre la réalité contemporaine (chaotique en un sens) encore plus inintelligible. C’est, dans un monde qui à plus d’un titre fait penser à un retour au XIXe siècle (retour du « rentier » comme figure centrale de la richesse, tintamarre médiatique du luxe tapageur qui fait insulte à l’idée même de « société », retour des nationalismes les plus archaïques…) que l’apport d’un historien volontairement arc-bouté à une réflexion sur les problèmes d’aujourd’hui prend de l’intérêt. Indiscutablement, les travaux de Pierre Rosanvallon, depuis plus de trente ans, permettent de refuser une manière de désertification de la controverse idéologique : plus la société s’inquiète d’elle-même, moins elle sait où elle va, plus elle manque de repères – en bref : plus elle est perdue – plus il est utile qu’il en reste quelques-uns pour tenter de tirer du fatras des choses, de la complexité des interactions, de l’océan des disciplines particulières qui se prêtent de moins en moins à des analyses transversales, un lien qui puisse donner du sens.

Refaire société

Plutôt que de tailler un costard à un des intellectuels français les plus rigoureux, il convient de ne pas passer à côté d’une démarche qui vise à comprendre les mécanismes de production de nos rapports sociaux de façon à ce que la notion de progrès garde de la pertinence. Un mot, en passant, à propos de la République des Idées qui vient de fêter ses dix ans d’existence. On ne peut nier que les publications si typées de ce groupe de réflexion sont à l’origine d’un aggiornamento de la pensée à gauche. Ces petits volumes au format janséniste ont introduit à peu près toutes les questions qui font aujourd’hui débat, et – ce n’est pas le moindre des paradoxes – l’austérité des sujets n’a pas empêché quelques tirages à faire pâlir d’envie jusqu’à Amélie Nothomb (enfin, j’exagère peut-être…). Que ce soit sous l’angle de la fiscalité (que la gauche « de gouvernement » évite soigneusement car elle sait, ou croit savoir, d’instinct qu’il n’est pas aisé d’en faire un thème électoralement porteur), avec les travaux de Thomas Piketty, sous l’angle, singulièrement peu examiné jusque-là, des injustices sociales confrontées à la géographie (c’est maintenant l’organisation spatiale du territoire qui crée le fossé avec ces beaux quartiers et ces ghettos, ces écoles pour riches et pour pauvres), il n’est pas un sujet sur lequel ce think tank n’ait engagé le fer, avec pour vocation affichée, pour reprendre le titre d’une contribution de François Dubet, de « refaire société par le côté gauche ». Lire Rosanvallon, et plus encore se demander comment tirer de cette lecture des applications concrètes dans la conduite des sociétés où nous vivons, c’est penser à cette phrase de Charles Péguy : « Il faut obstinément dire ce que l’on voit. Et, ce qui est bien plus difficile, il faut surtout voir ce que l’on voit. » Quand la narcose légère des indignations sans complément d’objet (on s’indigne, mais on ne précise plus de quoi…) sera dissipée, la lecture de Rosanvallon retrouvera des adeptes qui y puiseront, qui sait, de précieux enseignements pour redonner du lustre à la notion de progrès.