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Les bonus et l’index

Unanimité dans l’indignation. Comment est-il possible que des dirigeants d’entreprise puissent gagner des salaires aussi indécents ? Comment peut-on accepter qu’en plus, on leur octroie de tels « bonus » quand les résultats de l’entreprise sont bons et que, quand ils sont mauvais, ils soient débarqués avec des indemnités de départ faramineuses ? Cette situation ne date pourtant pas d’hier. Pourquoi s’en émouvoir aujourd’hui ? Le sauvetage des banques avec l’argent de la collectivité, saignant à blanc les finances publiques, a attiré l’attention sur cette « anomalie » scandaleuse. Car pendant que des politiques de rigueur s’installent partout à l’égard des salariés et des allocataires sociaux, l’aristocratie entrepreneuriale entendait ne rien changer à ses habitudes.

Pour autant, on n’oublie pas qu’une telle dérive n’aurait jamais pu se produire sans la complicité enthousiaste de la gauche gouvernementale (…)

Scandale supplémentaire : dans les entreprises publiques, c’est la même chose. Enfin, si on s’entend sur le concept d’entreprise publique. En vertu de la religion de la concurrence, l’Europe a imposé un maximum de privatisations. Pourtant, les acteurs publics y ont souvent conservé une part majoritaire du capital, comme à Belgacom ou à Dexia. Mais la culture managériale du capitalisme privé y a été importée, avec leur complicité. Ainsi, pour attirer les managers les mieux cotés, entreprises publiques et privées se sont retrouvées en rivalité. Résultat : au dernier hit parade des plus gros salaires belges, on trouve justement à la troisième place le PDG de Belgacom et à la quatrième celui de Dexia, dont la révélation au grand jour des émoluments – salaire d’un million d’euros, bonus de 600000 – vient de jeter un froid. Des salaires pourtant avalisés par des conseils d’administration où les mandataires publics, désignés par les partis qui aujourd’hui s’offusquent, ont un poids déterminant. Il est temps de réagir. Ainsi, les partis socialistes, en Belgique et en France, proposent qu’à l’avenir, les patrons des entreprises publiques ne puissent pas gagner plus de 20 fois le salaire médian de l’entreprise. C’est bien le minimum qu’on puisse faire, même si on pourrait aussi légiférer dans le même sens pour les entreprises privées. Pour autant, on n’oublie pas qu’une telle dérive n’aurait jamais pu se produire sans la complicité enthousiaste de la gauche gouvernementale qui, dans les années 1980, célébrait sa réconciliation avec le monde de l’entreprise en prenant pour devise le fameux théorème d’Helmut Schmidt : « Les profits d’aujourd’hui font les investissements de demain et les emplois d’après-demain ». Pour assurer la croissance et la redistribution qu’elle rendait possible, il fallait s’en remettre aux grands capitaines d’industrie que la gauche devait cesser de diaboliser. La réforme Copernic de l’administration fédérale, confiant celle-ci aux mains de « top managers » issus du privé, relevait exactement de la même foi aveugle postulant que, selon une évidence de l’époque,« si l’État était dirigé comme une entreprise privée, il se porterait beaucoup mieux ». Depuis, la réputation d’infaillibilité de ces gourous de la finance et du management engagés à prix d’or en a pris un coup.

Dans cette jungle (…), il y aura toujours de bonnes raisons pour s’aligner sur les salaires les plus bas et sur la protection sociale la plus faible.

Et tandis que la course folle aux bonus a repris, une menace européenne pèse sur la liaison des salaires au coût de la vie, cette exception belge qui empêche le monde patronal de dormir. Dans un contexte où l’inflation semble repartir, on nous explique que l’indexation automatique des salaires se répercute immédiatement sur les prix qui incorporent le coût salarial, renforçant les tendances inflationnistes en boucle. Le patronat belge y voit un handicap concurrentiel. Pour l’Europe échaudée par la crise grecque, il s’agit d’un mécanisme qui va à l’encontre des objectifs du « Pacte de stabilité et de croissance » qui doit coordonner les politiques budgétaires nationales afin d’éviter tout dérapage. Voilà où mènent l’obsession de la compétitivité et la concurrence de tous contre tous qu’elle impose. Dans cette jungle – la même qui justifie les sursalaires des patrons et leurs bonus indécents –, il y aura toujours de bonnes raisons pour s’aligner sur les salaires les plus bas et sur la protection sociale la plus faible. C’est pourquoi la défense intransigeante de l’indexation automatique des salaires n’est pas celle d’un privilège, mais d’une digue contre le détricotage organisé de tous les acquis sociaux au détriment des travailleurs et des allocataires sociaux d’ici et d’ailleurs.