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La fin de la Belgique démarra à Louvain en 1968

Retour sur les moments marquants de l’ «Affaire de Louvain» (1960-1968) ayant abouti à la cission de l’université catholique. Avec un éclairage particulier sur l’importance du mouvement des étudiants de gauche de la KUL, dont l’action alla jusqu’à faire chuter le gouvernement. (Cet article n’a pas paru dans le numéro de Politique sur Mai 68, mais est à placer en marge de ce dossier.)

Parce que la Belgique est le berceau du surréalisme, il n’est jamais inutile d’accompagner les images d’un texte et d’une explication. Ce que René Magritte avait bien compris en ajoutant à son tableau, pour éviter tout malentendu, la précision «Ceci n’est pas une pipe»*. Dans ce pays, rien n’est comme cela paraît être et tout ce qu’on voit a plusieurs significations. Il n’en fut pas autrement en 1968. La Belgique fut le seul pays en Europe de l’Ouest où la contestation étudiante réussit à faire tomber un gouvernement. Ce qui en dit long sur la force du mouvement étudiant louvaniste, mais aussi sur le pays. Quelle que soit la réalité de l’influence des États-Unis, des Pays-Bas (avec les provos – NDLR : anarchistes non violents) et de Berlin sur les leaders étudiants, la «couleur locale»* fut tout aussi fondamentale. Le mardi 7 février, après des semaines de rumeurs et de tumulte à l’Université de Louvain, le gouvernement chrétien-libéral de Paul Vanden Boeynants tombait. À ce moment-là, «la contestation»* à Nanterre et Paris devait encore commencer. Cela faisait deux ans que nous avions des sit-in, des assemblées populaires, des manifestations et des occupations de facultés, car la question de Louvain mijotait depuis des années sur le feu belge. Depuis le début des années soixante des parlementaires flamands insistaient pour que la section francophone de l’Université catholique de Louvain déménage en Wallonie. De cette manière ils espéraient stopper l’expansion du Bruxelles bilingue et préserver l’homogénéité linguistique de la région flamande. Louvain se trouve à 30 km à peine de Bruxelles et, selon le cri d’alarme flamand, menaçait d’être complètement avalée par la «tache d’huile» bruxelloise. La section francophone jouait là le rôle du cheval de Troie. La controverse autour de Louvain se jouait dans une Belgique unitaire, centralisée et pilarisée. Il n’existait pas encore de régions ou de communautés avec des gouvernements propres et les partis politiques étaient également bilingues. Le débat sur la scission de l’Université de Louvain était surtout menée au parlement et dans d’ennuyeux clubs de débat de ce qui s’appelait alors le «Mouvement flamand», un mélange d’amoureux de la langue et de la culture, d’enseignants et de nationalistes flamands. De temps en temps on manifestait. Les étudiants formaient une infanterie facilement mobilisable et ne faisaient pas de difficultés sur les slogans et mots d’ordre qui leur étaient suggérés. À partir de 1965 cette relation tranquille a commencé à se troubler et un éloignement s’est produit entre le mouvement flamand, surtout caractérisé par le conservatisme et le nationalisme, et un mouvement étudiant qui se laissait de moins en moins tenir sous tutelle et cherchait de nouveaux horizons politiques. Jusqu’au milieu des années soixante l’université recrutait ses étudiants principalement dans un milieu bourgeois. C’était certainement le cas à la KUL qui s’est toujours tenue loin du socialisme et des luttes sociales et fonctionnait comme une exquise pépinière de cadres conservateurs et catholiques. Avec la démocratisation de l’enseignement supérieur, la population étudiante commença à changer fondamentalement. Les enfants d’ouvriers firent leur entrée dans les auditoires, dérangeant quelque peu les traditions établies, les réflexes et les dogmes politiques. La pensée homogène était sous pression et l’Alma mater de plus en plus à l’étroit dans sa tour d’ivoire. Les actions de protestation sur les campus américains contre la guerre du Vietnam ont eu peu d’écho. Sinon de l‘étonnement quant à l’impact que les étudiants peuvent avoir sur les autorités. La stupéfaction grandit encore lorsque les universités berlinoises commencèrent à bouger et que la presse flamande commença à faire de plus en plus de place au «soulèvement des jeunes». Le 13 mai 1966 fut un tournant. Ce jour-là les évêques belges, pouvoir organisateur de l’Université de Louvain, proclamaient ouvertement un point de vue aussi fort que clair : non au transfert de la section francophone. Le contenu et surtout le ton de cette affirmation mettaient le feu aux poudres. Une grève spontanée éclata dans la section flamande et chaque soir, la police dut intervenir avec matraques et canons à eau pour refroidir des étudiants flamands en colère. Soudain la question louvaniste recevait une coloration nettement anticléricale et anti-autoritaire, et dans les discours et les écrits des leaders étudiants apparaissaient des thèmes qui n’avaient que peu de rapports avec les slogans flamands habituels. La démocratisation de l’université, de la société et de l’État belge étaient de plus en à l’ordre du jour et provoquaient toujours plus de conflits avec les autorités flamandes. L’année académique 1966-67 fut une série interminable de batailles avec les autorités académiques, la police, les figures de proue de la politique flamande et les commentateurs. Ceux-ci se faisaient de plus en plus de soucis sur le déraillement des étudiants flamands et le déclin des exigences flamandes. «Il ne peut pas être possible, pouvait-on lire dans beaucoup d’articles, que le caractère catholique de l’université soit saboté et que le front flamand autour de Louvain soit affaibli». À mesure que le mouvement étudiant de Louvain faisait la jonction avec la contestation internationale et commençait à s’intéresser, en paroles comme en actes, au Vietnam, à Marcuse et à l’université critique, l’éloignement s’accentuait par rapport à l’establishment flamand. Celui-ci était bien impliqué dans un conflit de compétences avec l’État belge, mais il était aussi allergique à la contestation étudiante dont il avait perdu le contrôle et qui — Dieu l’en préserve — commençait même à lire les écrits d’un certain Karl Marx. Bien que les leaders étudiants louvanistes s’éloignaient de plus en plus du discours flamand nationaliste, ils ne lâchaient pas la problématique du transfert de la section francophone. Au contraire. De façon récurrente, fût-ce avec des arguments de gauche, ils essayaient de mettre en route la bombe à retardement louvaniste. Avec succès. Le 15 janvier 1968 la section francophone de Louvain rendait publics ses plans d’expansion pour les années à venir et il n’y était pas question d’un transfert. Ce qui provoqua une révolte. Durant des semaines, il y eut des manifestations quotidiennes, les bâtiments académiques furent occupés et la protestation s’étendit à tous les établissements d’enseignement en Flandre. L’impasse autour de Louvain fut définitivement rompue en même temps que sautaient quelques verrous importants de l’État et de la société belge. Le 7 février le gouvernement tombait, puis le parti chrétien-démocrate se divisait entre une aile flamande et une aile francophone ; dix ans plus tard commençait le déménagement de la section francophone de Louvain. Entre-temps, le pays lui aussi avait changé d’une manière saisissante. La réforme de l’État de 1970 mettait un terme à la Belgique unitaire et signifiait le début d’un contexte étatique fédéral. Les idéalistes louvanistes avait écrit l’histoire. L’histoire belge, il est vrai, ce que la plupart d’entre eux trouvaient largement insuffisant.