Politique
La dernière grève d’une classe disparue
17.11.2010
Les images d’archives des grèves de 1960-61 que l’on découvre périodiquement à chaque commémoration sont présentées comme marquant la fin d’une époque dominée par les luttes des ouvriers métallurgistes qui ne seraient plus que les vestiges d’une vieille Wallonie sidérurgiste et d’une classe ouvrière à jamais disparue. Il suffit pourtant d’être un rien attentif aux images pour percevoir l’entrée de plain-pied dans le mouvement social de catégories précédemment absentes. Employés, étudiants, universitaires faisaient partie des cortèges à côté des ouvriers. Les agents des services publics, « les fonctionnaires », tenus jusque-là par le « devoir de réserve » attaché à leur fonction, avaient été les premiers à partir en grève. Loin d’être le témoignage d’une époque révolue, les grèves de 1960-61 préfiguraient donc des temps nouveaux. Non seulement, malgré les prédictions sans cesse répétées, la classe ouvrière n’était pas disparue mais les agents des services publics et les employés étaient désormais, avec les ouvriers, au centre des luttes sociales. Quelques années plus tard, en 1966, les travailleuses de la FN, au terme d’une longue grève, marqueront en profondeur notre époque par leur revendication « à travail égal salaire égal ». Par après, les luttes féministes, syndicales et politiques conduiront à la dépénalisation de l’IVG. En réalité, si les anciens « bastions ouvriers » avaient été durement touchés par les crises, le chômage et la désindustrialisation, les ouvriers sont cependant toujours nombreux dans l’emploi. Ils travaillent désormais davantage dans de petites unités souvent dépendantes des grands groupes. La frontière entre ouvriers et employés s’est en grande partie estompée. En Belgique comme en Europe, l’industrie occupe certes une place moindre dans l’emploi au profit des services mais, à l’échelle de la planète, son importance n’a guère diminué pour autant. Les ouvriers qualifiés de sexe masculin de l’industrie lourde n’épuisent pas la réalité du travail. Elle est aujourd’hui celle des femmes et des hommes, des ouvriers, des techniciens et des cadres. Plus de 30 années de néolibéralisme ont certes profondément imprégné nos sociétés sur le plan économique et politique, mais également idéologique et culturel. Le salariat s’est cependant aussi diversifié en s’étendant à des nouvelles catégories de travailleurs. La contestation sociale s’est élargie pour déborder la sphère du travail. Les mouvements urbains, écologistes, féministes, altermondialistes ont ouvert de nouveaux champs à la contestation sociale. Aujourd’hui, comme en 1960, sous couvert d’assainissement des finances publiques, les salariés subissent de graves atteintes à la sécurité sociale, aux services publics et à leur pouvoir d’achat. La crise du capitalisme financiarisé de 2008 a certes démontré, à l’encontre du credo néolibéral dominant, que les marchés ne sont pas efficients et qu’ils ne permettent pas une allocation efficace du capital. Pourtant, au lieu de desserrer l’étau imposé aux politiques publiques par l’industrie financière, les gouvernements préconisent partout en Europe, comme unique solution, la soumission aux exigences du marché. Tout comme en 1960, l’action directe, c’est-à-dire l’action des travailleurs eux-mêmes, revient à l’avant plan dans les conflits du travail. En 1990, à l’occasion de l’anniversaire de la « grève du siècle », René Piron, président des métallurgistes FGTB de Liège, répondait à la question de savoir ce qui avait changé en trente ans : « Avant, la conscience de classe était celle des ouvriers, disait-il avec une pointe de nostalgie ; à présent elle est devenue celle des possédants ». Dans la mesure où précisément la conscience des dominants fait vivre celle des dominés, nous pouvons dire, cinquante ans plus tard, que la classe qui avait fait de l’hiver 1960-61 un moment charnière de l’histoire sociale est loin d’être disparue.