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Congo : le paternalisme a la peau dure

Rien ne changera-t-il jamais au pays de Tintin, quand il s’agit du Congo ? Après l’indépendance, penserons-nous toujours comme avant l’indépendance ? On pourrait le croire à lire les déclarations de Louis Michel dont la presse s’est fait l’écho.«[Louis Michel] voit dans le monarque un « héros avec de l’ambition pour un petit pays comme la Belgique ». L’ancien ministre des Affaires étrangères s’en prend aux critiques sur l’action menée par Léopold II au Congo, le régime inhumain qu’il y faisait régner et la façon dont la Belgique s’est enrichie en exploitant sa colonie. « C’est de la démagogie pure. Léopold II ne mérite pas de tels reproches. Les Belges ont construit le chemin de fer, des écoles et des hôpitaux et mis en marche la croissance économique. Un camp de travail ? Certainement pas. En ces temps-là, c’était simplement la façon de faire », a-t-il déclaré. M. Michel reconnaît qu’au cours de la période de l’État indépendant du Congo, quand le pays était propriété du roi et n’avait pas encore été cédé à la Belgique, il était peut-être question de domination et de quête du pouvoir. « Mais à un moment – et ça, on ne peut dire le contraire – la civilisation est arrivée », a-t-il ajouté.»[1.Le Soir du 22 juin 2010.].
La première stupeur passée, même s’il n’apparaît pas indispensable ici de revenir sur les abus constatés durant la brève existence de l’État indépendant du Congo (de 1885 à 1908), qu’il suffise de rappeler quelques faits : l’État indépendant du Congo est une propriété personnelle de Léopold II, les atrocités qui y sont commises sont attestées très tôt par plusieurs témoins, missionnaires anglo-saxons pour la plupart, la littérature et même la langue anglaise en garderont des traces, Joseph Conrad, dans Au cœur des Ténèbres, décrit ce monde de violences et de triomphe absolu de la loi du plus fort sur base de son expérience congolaise, plusieurs militants afro-américains aiguiseront leur pensée politique à la lueur de l’expérience congolaise. Comme le souligne Colette Braeckman en conclusion du dossier que Le Soir[2.C. Braeckman, « La Belgique doit-elle demander pardon au Congo ? », Le Soir, hors série, 2010.] a consacré au Congo, «la mise en valeur du Congo fut une entreprise économique et elle rapporta des bénéfices considérables». Non, assurément, le débat n’est pas là.

Cette affirmation d’un patriotisme outragé en pleine célébration du cinquantenaire de l’indépendance du Congo, de la part de l’ex-ministre qui nous avait habitué à des discours plus patelins s’agissant de l’ancienne colonie belge, n’est pourtant pas tout à fait surprenante. Le numéro de Politique de juin 2004 révélait, sous la plume de Gauthier de Villers, que suite à la diffusion d’un documentaire accusateur de la BBC consacré à Léopold II, le ministre était monté au créneau pour en dénoncer le caractère partisan, sans reconnaître le caractère fondé de l’ampleur des violences dénoncées. Comment comprendre dès lors dans son chef cette alternance déstabilisatrice de positions réellement compassionnelles et ce refus, décidément têtu, de revisiter honnêtement la mémoire coloniale[3.Il n’est plus temps ici de revenir sur son attitude et ses promesses suite aux travaux parlementaires de la Commission Lumumba, le sujet, on l’a vu cet été, n’est pourtant pas clos.]Pour sortir de cette impasse, il est parfois éclairant de réinterroger les auteurs du passé. Dans un article rageur, Luc de Heusch dénonçait, en 1962, «la pensée officielle, son goût exaspérant du passé (…) tout ce qui trahit la bonne conscience épaisse»[4.Luc de Heusch, « Plaidoyer à la mémoire de Patrice Lumumba », Pourquoi l’épouser ? Et autres essais, Paris, Gallimard, 1971.], en un mot comme en cent, l’auto-satisfaction paternaliste, basée en partie sur la réussite matérielle de l’entreprise coloniale. La colonisation belge est, le fait est largement reconnu, sans équivalent en Afrique, et on ne parle pas ici que des infrastructures matérielles, mais aussi de la protection sociale, de l’éducation de base donnée à la population.
Mais le corollaire du système paternaliste est cette hostilité tenace à toute promotion politique et intellectuelle des indigènes. On ne peut s’expliquer autrement, sinon par un souci d’économie, le monopole accordé aux églises chrétiennes en matière d’enseignement, rarement remis en cause à l’époque, même par les progressistes laïcs, qui pourtant n’en aurait pas voulu pour leurs propres enfants… Salaires au rabais, enseignement massif mais pauvre dans ses ambitions, immobilisme voulu et structurel, gestion d’un pays gigantesque selon une vision politique d’ancien régime… «Vaste entreprise économique gérée dans le plus pur style XIXe siècle. Le rappel continuel de la grandeur de l’initiative si typiquement capitaliste du roi Léopold II est significatif à cet égard», note de Heusch. On aurait pensé cette vision, paternaliste et nostalgique, balayée. Il n’en est rien. À l’occasion du cinquantenaire de l’indépendance du Congo, le numéro de juin de Politique est revenu sur le double problème que constituent, d’une part, l’ignorance crasse qui règne, notamment en matière d’enseignement sur le Congo, et, d’autre part, la difficulté ubuesque de l’accès aux archives[5.J. Detober, « Archives : l’État a-t-il peur de son histoire coloniale ? », Politique, n°65, juin 2010.], cet épais silence qui masque mal la difficulté à considérer qu’il s’agit véritablement d’une histoire, conflictuelle, commune. Or à bien y regarder, on voit mal une réconciliation des mémoires possible basée sur l’ignorance d’un côté et le ressentiment de l’autre.

On objectera, à juste titre, que la presse a couvert de manière critique, presque exhaustive, le passé colonial. À l’occasion de ce cinquantenaire, la presse quotidienne, écrite et télévisuelle, a assuré, tant au nord qu’au sud du pays, une couverture remarquable du passé colonial. Les archives cinématographiques et télévisées qui ont été rééditées sont impressionnantes, les expositions, notamment celle de Tervuren consacrée au moment de l’indépendance, feront date. Alors comment est-il encore possible de tenir des propos aussi dépassés et pour tout dire un peu grotesques ?
À y regarder de plus près, une évidence frappe, un renversement s’est incontestablement opéré pour réinterroger ce temps des colonies, mais sans qu’il y ait de véritable rencontre : comme l’observe Nathalie Delaleeuwe[6.N. Delaleeuwe, « Tervuren : un musée en mal de définition », Politique, n°65, juin 2010], si l’exposition «Le temps colonial» de 2005 était largement consacrée aux archives coloniales, l’exposition «Indépendance» ne reprend que la parole des Congolais, en RDC et en diaspora. Mis à part TV Brussel et Télé Bruxelles, on n’a guère entendu cette fois la parole des colons… Ce qui frappe le plus, cependant, c’est la différence non pas entre coloniaux et colonisés, mais bien entre Congolais d’Afrique et Congolais de la diaspora. Si au Congo, une nostalgie de la relative aisance matérielle des temps de la colonisation règne chez ceux qui l’ont connue, dans la diaspora, au contraire, le souvenir des humiliations et des injustices demeure vivace. Comme en témoignaient les articles d’Antoine Tshitungu et Nicole Grégoire dans le dernier numéro de Politique, le besoin d’investigation du passé colonial et de reconnaissance, notamment des sacrifices consentis pendant le second conflit mondial par la force publique, sont plus présents que jamais. Plus profondément, c’est l’expérience quotidienne de la discrimination et le poids des préjugés qui commandent, pour une large part, cette différence d’appréciation. Car le paternalisme colonial est l’une des nombreuses figures qu’emprunte le racisme. L’attitude bienveillante et infantilisante se double aussi d’un mépris certain du colonisé, son inscription éternelle dans une altérité inférieure et un désir forcené de le tenir à distance. À cet égard, tout montre que la colonisation n’est pas morte dans nos têtes à tous.