Politique
Christopher Lasch : Narcisse, nouvelle figure du capitalisme
28.04.2009
L’avènement des nouveaux Narcisse
Adieu les bonnes névroses freudiennes et place aux pathologies narcissiques, autant nouvelles postures des sujets que phénomène social global. «N’ayant pas l’espoir d’améliorer leur vie de manière significative, les gens se sont convaincus que, ce qui comptait, c’était d’améliorer leur psychisme» Christopher Lasch, La Culture du narcissisme, Climats, Castelneau-le-Lez, 2000, p. 31. Les mentions entre guillemets et graphies italiques sont, sauf exceptions, des citations de l’auteur. L’auteur poursuit : «L’atmosphère actuelle n’est pas religieuse, mais thérapeutique. Ce que les gens recherchent avec ardeur aujourd’hui, ce n’est pas le salut personnel, encore moins le retour d’un âge d’or antérieur, mais la santé, la sécurité psychique, l’impression, l’illusion momentanée d’un bien-être personnel… De fait, le narcissisme semble représenter la meilleure manière d’endurer les tensions et anxiété de la vie moderne». Pour Lasch, les mutations du capitalisme engendrent en écho des mutations profondes du psychisme individuel et social. Un système social existe toujours sous une double forme Le lecteur désireux d’approfondir cette liaison «psychisme-société» pourra lire avec intérêt De notre servitude volontaire d’Alain Accardo (Agone, 2001) ; d’un côté, les institutions, les appareils médiatiques, les entreprises, les codes et réglementations, et de l’autre, des dispositions individuelles façonnées, tels les habitus de Bourdieu, les inclinations personnelles, les modes intellectuelles et vestimentaires, les motivations personnelles érigées ou non en système. «Ainsi donc, lorsque nous proclamons notre hostilité au ‘système capitaliste’, et que toutes les critiques que nous formulons s’adressent exclusivement à ses structures économico-politiques objectivées, il est clair que notre analyse s’est arrêtée à mi-chemin et que nous avons oublié de nous interroger sur la partie intériorisée du système, c’est-à-dire sur tout ce qui contribue à faire fonctionner ces structures, causes de tant de dégâts autour de nous» A. Accardo, op.cit.. On croirait lire, 60 ans après, le philosophe italien Gramsci évoquant la nécessité, pour un changement social révolutionnaire, d’effectuer au préalable, une réforme culturelle et morale, sans quoi ce qui a été éradiqué repousse avec plus de force.
Pas de passé et no future
Sans doute qu’à la racine, il y a l’évidement du moi et le sentiment d’impuissance qui l’habite. Les thérapeutes qui s’allongent sur le divan du philosophe convergent dans le constat : impression tenace et douloureuse, chez leurs patients, d’un sentiment de vide imprégné d’une angoisse sourde. Narcisse est un individu a-historique, soumis à l’auto-dictature du présent. Le peu d’intérêt pour l’histoire et le passé viennent sans doute qu’il a tiré un constat cynique et désabusé sur la perte de légitimité des grands récits : la croissance conduit aux désastres écologiques, le socialisme au goulag, la grande culture allemande à Auschwitz et le progrès technologique à Hiroshima. Quant à l’avenir, mieux vaut ne pas y penser car, de toutes manières, y penser ne changera rien. Le Narcisse se vit comme impuissant devant les apocalypses mondiales et collectives que lui ressassent les médias annonçant autant les catastrophes que notre impuissance à les éviter : on est passé sans y prendre garde de la lutte finale aux catastrophes finales. «Vivre dans l’instant est la passion dominante – vivre pour soi-même, et non pour ses ancêtres ou la postérité. Nous sommes en train de perdre le sens de la continuité historique, le sens d’appartenir à une succession de générations qui, nées dans le passé, s’étendent vers le futur». Narcisse a perdu tout espoir «de changer la société et même de la comprendre». L’observation le confirme : les nouveaux militants, quant il y en a, recherchent autant leur accomplissement personnel «réparateur du moi» que la victoire sur des enjeux autant éphémères que territorialisés : ce sont des «je ici maintenant» qui montent sur des barricades temporaires vite désertées en cas d’épreuve sérieuse. Nos compatriotes qui ont vécu en Amérique savent bien qu’il n’y a pas là-bas de construction d’un projet social et culturel sans une multiplicité de gratifications, de décorations, de mercis, l’employé du mois, la meilleure vendeuse de la semaine, le vestiairiste le plus aimable, le meilleur monsieur caca et la meilleure cuisinière, tous y passent et sont estampillés «on the best». L’émotion partagée règne à tous les étages de la pyramide sociale.
Publicité et médias y sont pour quelque chose
«A une époque moins complexe, la publicité se contentait d’attirer l’attention sur un produit… Maintenant, elle fabrique son propre produit : le consommateur, être perpétuellement insatisfait, agité, anxieux, blasé. La publicité sert moins à lancer un produit qu’à promouvoir la consommation comme style de vie. Elle éduque les masses à ressentir un appétit insatiable… Elle vante la consommation, remède universel aux maux familiers que sont la solitude, la maladie, la fatigue, l’insatisfaction sexuelle…» Votre travail vous donne-t-il un sentiment de fatigue et de futilité ? Percevez-vous votre existence comme un vide ? «Consommez donc, cela comblera un vide douloureux». Le travail publicitaire est sans doute, dans l’esprit de l’auteur, bien davantage qu’une démarche annexée à la production et pousse à la consommation : une immense et puissante rhétorique, une pseudo-sagesse de vie, une instillation subtile d’impératifs et de diktats discrets. La mode publicisée indique ce qu’il faut porter et la consommation se comprend dès lors comme solution de remplacement à la protestation et à la rébellion. Bien plus, la publicité intègre le mal être et la désolation spirituelle (désolation, être privé de sol) dans un paquet global dont la consommation est le remède immédiat et temporaire. La rhétorique publicitaire est lue par Lasch comme un instrument essentiel de l’éducation des masses : «L’éducation des masses a altéré l’équilibre des forces au sein de la famille, affaiblissant l’autorité du mari vis-à-vis de sa femme, et celle des parents vis-à-vis des enfants. Mais si elle émancipe femmes et enfants de l’autorité patriarcale, ce n’est que pour mieux les assujettir au nouveau paternalisme de la publicité, des grandes entreprises industrielles et de l’État». Quant aux médias, ils sont interprétés comme des «opérateurs d’impuissantement» Que le lecteur me pardonne ce néologisme : «impuissanter», rendre impuissant en privant de moyens d’action , voire comme une véritable drogue : ouf, je ne suis pas «membre de la catastrophe», oui, «ce héros me ressemble», suspense, «qui va gagner ici ou perdre là-bas ?», «je suis branché, donc je participe» et surtout, «je ne meurs pas, je renais à chaque nouveau moment», et «je suis épargné de ma mort par la mort des autres», renaissant à chaque nouvelle dans un éternel présent juvénile des plus rassurants. Quant au narcissisme des journalistes et des animateurs, la mesure des évènements est rabattue sur le quantum d’émotions qui les affecte. La dictature des émotions immédiates a pris le pas sur l’analyse avec prise de distance et la jouissance perverse se complaît à mêler subtilement les traces de la réalité dans le «documenteur» : «L’interpénétration croissante de la fiction, du journalisme et de l’autobiographie montre de façon indéniable que de nombreux écrivains parviennent de plus en plus malaisément à atteindre le détachement indispensable à l’art». La Belgique journalistique a connu récemment des dérapages déontologiques portés aux nues par les émotions légitimes qu’ils ont suscitées.
Le détachement ironique comme moyen d’évasion
L’œuvre narcisissée à l’excès de Woody Allen assortie des dérapages médiatisés de sa vie privée constitue sans doute la mise en scène parfaite de l’affaire. «Dans notre société, la surveillance anxieuse de soi, (à ne pas confondre avec l’auto-analyse critique) ne sert pas seulement à régulariser le courant d’information destiné à autrui et à interpréter les signaux reçus : elle établit également une distanciation ironique par rapport à la routine mortelle de la vie quotidienne». C’est là une manière de désarmer à l’avance les critiques : mieux vaut rire de soi-même à l’avance qu’endurer l’ironie blessante de nos alter ego : «Narcisse tente de transformer le rôle qu’il joue en une élévation symbolique de la vie quotidienne et se réfugie dans la plaisanterie, la moquerie et le cynisme. Si on lui demande d’exécuter une tâche désagréable, il établit clairement qu’il ne croit pas aux objectifs de l’organisation (Lasch aurait du être engagé pour auditer les administrations belges)… s’il se rend à une réception, son comportement tend à montrer que tout n’est qu’un jeu, faux, artificiel, dénué de sincérité, une mascarade grotesque de la sociabilité… en démythifiant la vie quotidienne, il se donne à lui-même et transmet aux autres l’impression qu’il la sublime, même quand il s’y plie et fait ce qu’on attend de lui». Sans doute qu’il convient de comprendre cette auto-ironie comme une résistance susceptible d’être dépassée positivement : je ne suis pas ce que vous croyez, je ne joue qu’apparemment dans vos combines, je ne suis pas pris dans cette situation médiocre où vous tentez de m’inscrire. A la force du capitalisme mondialisé, qui joue sur sa plasticité, son éthique à géographie variable et sa mobilité géographique, (Papa à la multinationale, mamy à Amnesty international ou l’inverse) répondrait la fluidité, l’insaisissable déracinement du moi : je suis ailleurs que là où vous prétendez me trouver. La dérobade comme art de vivre, finis les agrégats de prolétaires agglutinés derrière les drapeaux rouges : les nouveaux résistants sont-ils des truites insaisissables, des savonnettes encore plus glissantes que l’annonce publicitaire qui les magnifie ?
Les autres doivent être mes miroirs
Le Narcisse est en quête incessante de valorisation de soi. Et dans cette perspective, Narcisse rêve d’une vie grandiose, en admirant les vedettes fabriquées par les opérateurs de vedettariat : ainsi de cette fille de milliardaire américain dont les frasques, pourtant si humaines et si banales, sont élevées et transmutées en épopée : est célèbre qui est (rendu) célèbre, non pas par des mérites personnels mais par l’intervention performative des médias. La séduction joue dans ce déploiement relationnel un rôle essentiel : les autres doivent m’aimer et m’admirer et je ne reculerai devant aucune manipulation affective pour y parvenir, je contrôlerai les impressions que je donne de moi à autrui, je feindrai la compréhension même si autrui est aussi fatiguant, il importe moins de le convaincre par des arguments rationnels que par une approche charmeuse. Mais Narcisse en vient à mépriser ceux dont il attend de l’amour et qu’il s’est plu à manipuler : une généralisation sociale des impasses du donjuanisme ? Et en plus, ça ne marche pas toujours : «Si Narcisse admire ‘un gagneur’ et s’identifie à lui, c’est parce qu’il a peur d’être rangé parmi les perdants. Il espère refléter quelque lumière de son astre : mais une forte proportion d’envie se mêle à ses sentiments et son admiration tourne en haine si l’objet de son attachement fait quoi que ce soit qui lui rappelle sa propre insignifiance». Voilà un client rêvé pour le marché, en constante expansion, des thérapies car la désillusion est au bout de la rencontre fort probable entre deux individus carburant au narcissisme : je (lui) découvrirai(ra) vite ma (sa) médiocrité microscopique, je (lui) ne peux (peut) même pas être une vedette mondiale durant un quart d’heure. Les critiques ravageuses de Michel Houellebecq sur le narcissisme soixante-huitard dans Les particules élémentaires ne sont pas loin. Narcisse est convaincu qu’il convient d’améliorer constamment son psychisme et de vivre pleinement ses émotions : il convient de «se nourrir convenablement, prendre des leçons de ballet ou de danse du ventre, s’immerger dans la sagesse de l’Orient, faire de la marche ou de la course à pied, apprendre à établir des rapports authentiques avec autrui, surmonter la peur du plaisir». Ce qui est recherché n’est plus le salut personnel ou le mieux-être collectif, mais un tropisme thérapeutique avec l’équivalent moderne de la résurrection, la santé mentale promue par les nouveaux curés du bien-vivre.
Philosopher à coups de marteau
Lasch ne fait certainement pas dans la dentelle : sa critique est radicale au sens premier car elle va chercher des poux et planter des grenades dans les racines, dans les évidences structurantes et dans les organisations systémiques de notre vie. Elle travaille autant à partir de la description des grands ensembles qu’elle réfute (l’État providence et sa bureaucratie tentaculaire, le système de santé et les thérapies, l’entreprise et la nuée de travailleurs sociaux de tout bord) que dans l’analyse de notre vie quotidienne. C’est un conflit entre le David qui pense et le Goliath sociétal dont les critiques radicaux ne sont même pas épargnés : les pages corrosives sur les mouvements étudiants et radicaux des États-Unis des années 1960 et 1970 et leur composante narcissique réservent de bonnes surprises aux lecteurs opiniâtres. L’autorité familiale est dissoute de multiples manières : le pouvoir patriarcal est miné par le féminisme qui, selon l’auteur, n’est pas absout, bien au contraire, de diverses formes de récupération marchande, l’autorité familiale est minée par l’introduction subreptice (la première parution est de 1979) des verdicts technologiques et scientifiques, désappropriée des compétences éducatives par les experts de tout bord et les travailleurs sociaux. L’incapacité à rencontrer l’autre dans sa différence, l’anorexie relationnelle ne font que renforcer le sentiment du vide et laissent l’individu apeuré et éviscéré faire face à ses pulsions agressives : comment encore se structurer avec un papa copain et adolescent ? Où placer ma haine constitutive ? A poursuivre ainsi, certains malins esprits rangeraient vite l’auteur dans une galaxie bizarre de critiques réactifs. Certes, Lasch pointe l’érosion de l’autorité, la dilution des normes à l’école et la généralisation de l’attitude permissive, «mais elle (la critique des conservateurs) refuse d’établir le moindre rapport entre ces phénomènes et la montée du capitalisme monopolistique, entre la bureaucratie de l’Etat et celle de l’industrie». L’auteur nous réserve de bonnes pages sur le déclin de l’esprit sportif, la peur de vieillir et le jeunisme et ce qu’il nomme «la banalité de la pseudo-connaissance de soi». Le sport devient une industrie du divertissement et perd son ancrage local et ses envolées et héros mythiques : qui a pu, lors d’un séjour au Canada ou aux États-Unis, assister au triste spectacle de joueurs de hockey professionnel boxant, rouant de coups un adversaire à terre, sous l’œil à moitié complaisant des arbitres, pourrait aisément conclure que les conventions de l’honneur sportif disparaissent pour faire place à des jeux du cirque fréquemment interrompus par les mantras publicitaires. L’extension du régime de la marchandise et le triomphe de la société du spectacle rappellent ces fameuses phrases du Manifeste du Parti communiste rappelant la dimension révolutionnaire de la bourgeoisie capitaliste. C’est bien de cette révolution là que nous entretient Lasch, n’est pas ou n’est plus révolutionnaire celui qu’on croît. Certes, si l’analyse de l’auteur cible prioritairement la middle-class blanche américaine, la pathologie n’a cessé de s’étendre à d’autres couches sociales et a, avec la crise que nous connaissons, de beaux jours devant elle : «Il faut cependant comprendre que ce n’est pas par complaisance mais par désespoir que les gens s’absorbent en eux-mêmes, et que ce désespoir n’est pas l’apanage de la classe moyenne… L’effondrement de la vie personnelle ne provient pas de tourments spirituels réservés aux riches, mais de la guerre de tous contre tous, qui a toujours fait rage dans les couches inférieures de la population et qui s’étend à présent au reste de la société… le narcissisme se révélant essentiellement une défense contre les pulsions agressives plutôt qu’un amour de soi». Ouïe.