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Chômage : une mesure dangereuse

(Patrick Bouchard.)
(Patrick Bouchard.)

Le 24 septembre 2018, seize académiques tiraient la sonnette d’alarme à propos de la dégressivité des allocations de chômage.

Cet article a paru en décembre 2018. Nous le republions après que le 1er mai a relancé les tensions au sein du gouvernement sur la question du chômage, et plus précisément sur la limitation des allocations de chômage dans le temps. Le Premier ministre Alexander De Croo (Open-VLD) a en effet salué la proposition des socialistes flamands de Vooruit de supprimer les allocations de chômage des personnes « qui n’acceptent pas un emploi de base après deux ans sans activité »

Seize académiques, et pas n’importe lesquels : ce ne sont ni des activistes ni des militants, précise Le Soir, mais « 16 professeurs qui viennent des deux parties du pays et basent leur alerte sur une recherche scientifique ». Traduction : il s’agit bien de la crème des économistes mainstream qui, selon les moments, conseillent, inspirent ou soutiennent les choix des gouvernants1.

Jusqu’ici, nos économistes avaient promu l’idée suivant laquelle, si des chômeurs de longue durée n’acceptent pas une offre d’emploi, c’est en raison du fait qu’ils se contentent du revenu du chômage plutôt que de travailler. Rien de mieux en conséquence que de diminuer leur allocation pour les inciter à accepter un emploi.

C’est ainsi que le gouvernement Di Rupo, sous la pression des libéraux, introduisit la dégressivité des allocations de chômage et que le gouvernement Michel accentua ensuite considérablement cette dégressivité.

En Suède comme en Belgique, les allocations de chômage ne sont pas limitées dans le temps et le gouvernement a initié une diminution des allocations en fonction de la durée. L’évaluation de cette mesure, publiée dans l’American Economic Review qui fait autorité chez les économistes, conclut au caractère contre-productif de la dégressivité. Au contraire, estime l’étude, diminuer le montant des allocations de courte durée est plus efficace que de diminuer celui des chômeurs de longue durée.
Il vaudrait mieux, en conséquence, augmenter les allocations avec la durée du chômage plutôt que de les baisser.

Les seize économistes, dont les certitudes ont été ébranlées, ne font que redécouvrir un mécanisme connu pourtant depuis belle lurette. Déjà en 1966, dans un ouvrage classique, Raymond Ledrut (Sociologie du chômage, Presses universitaires de France) montrait que le chômage fonctionne comme « une file d’attente inversée » : plus on a attendu, plus on attendra. Si un employeur a le choix entre deux candidats comparables, il recrutera celui des deux qui a la période de chômage la plus courte.
Le chômage de longue durée concentre dès lors, reconnaissent nos seize économistes, davantage de personnes pour qui les incitations financières ont moins d’impact. Il convient donc non pas de diminuer mais d’augmenter les allocations avec la durée du chômage. Sans quoi la précarisation des chômeurs de longue durée diminuerait encore leur employabilité.

Le déni reprend cependant vite le dessus. Stijn Baert, économiste à l’université de Gand, passe à l’offensive à peine un mois plus tard. Selon Le Soir (2/11/2018), il aurait convaincu le gouvernement de faire baisser les allocations de chômage dans le temps. La proposition qui vise à octroyer des allocations de chômage plus élevées dans les premiers mois et de les baisser ensuite serait déjà prête. À l’objection de l’étude de l’American Economic Review qui la considère comme dangereuse et préconise au contraire l’augmentation des prestations de chômage avec la durée, notre économiste se contente de répondre : « Il y a autant d’opinions que de professeurs d’économie ». Il n’en faut pas plus pour asséner la vérité du pouvoir.

(Image de la vignette et dans l’article sous CC BY-NC-ND 2.0 ; photographie d’un ordinateur portable, prise en novembre 2006 par Patrick Bouchard.)