Politique
Charles Taylor, théorie et pratique de l’interculturalisme
11.03.2011
Dignité versus honneur
Où repérer la naissance de ce faisceau de revendications liées à la reconnaissance ? Sans doute que la Révolution française contribue à l’effondrement des hiérarchies sociales basées sur le rang ou l’honneur. Le maître-mot est « déchoir », perdre son rang ou « être déshonoré ». L’honneur est une denrée rare, une valeur distinctive. Il y avait des combats féroces à la cour de Louis XIV pour déterminer qui allait tendre le pot de chambre pour le pipi caca du Roi : quel ordre de priorité ? Quel ordre de préséance ? Après la Révolution française, émergent les notions de dignité et de respect. « Dignité » renvoie, avec Kant qui va théoriser l’affaire, à l’ensemble des êtres raisonnables et aux êtres humains, citoyens du monde : « Il est évident que ce concept de dignité est le seul compatible avec une société démocratique » Toutes les citations en graphie italique, sauf mentions contraires, sont tirées de Ch. Taylor, Multiculturalisme, différence et démocratie, Paris, Champs Essais, 2009. Le lecteur curieux peut approfondir en lisant C. Dierckx, « Les référentiels du social : raison instrumentale et horizon de sens », Politiques sociales, avril 2010. Tous les hommes s’appellent désormais « Monsieur » ou « Sir », et non plus par « Monseigneur » pour le maître ou « Robert ! » pour le valet. Chacun est digne de respect, car nous sommes des agents rationnels capables de diriger nos vies selon des principes moraux auxquels nous consentons et ce statut d’agent rationnel nous confère à tous, sans exception, une égale dignité.
Ma singularité doit être respectée
Si la démocratie est une pratique validée de reconnaissance du citoyen, la reconnaissance s’étend et se dilate à d’autres secteurs : Taylor évoque donc l’identité individualisée et cette individualisation de l’identité renvoie à l’image de soi et à la fidélité que je maintiens à moi-même et à ma propre manière d’être, en d’autres termes renvoi à l’idéal d’authenticité que je me suis forgé, être fidèle à moi-même. Il s’agit d’être en contact intime avec nos perceptions morales personnelles. Il s’agit d’être en accord avec soi et avec son propre code moral et les idéaux qui me définissent ou, négativement, il s’agit de ne pas se renier. Ce n’est plus Dieu qui va dicter mes conduites mais la source de mon action réside dans l’intime de moi-même, il y a de la profondeur en nous. Quoiqu’en disent les poètes, je ne suis pas un autre mais moi-même, et le philosophe allemand Herder va pousser les feux de l’affaire : chacun d’entre-nous et chaque peuple a une âme : nous avons chacun une manière originale d’être humain, nous avons chacun quelque chose d’unique à respecter, à valoriser et à défendre et faire respecter. Ce qui vaut pour l’individu vaut, pour Herder, pour le peuple, le Volk, chaque peuple a une âme, et les Allemands ne doivent pas essayer d’être des Français de second choix, mais exprimer leur culture propre. Dans les sociétés traditionnelles et hiérarchiques, mon identité est déterminée de l’extérieur, à la fois par le nom, la filière totémique, le code moral qui régit la vie communautaire et par les assignations qui me déterminent à ma naissance, qualités, liens de parenté, futur mariage, cérémonies d’initiation. Les anciens et les patriarches jouent dans ma désignation identitaire un rôle essentiel. Bien opposé à Herder : ma manière d’être ne saurait dériver de la société, mais doit être engendrée en quelque sorte par mon courage d’être. On arrive là au nœud de l’affaire. C’est bien de cette identité-là qu’il s’agit dans la reconnaissance. Nous sortons de notre moi intime en faisant des incursions dans l’espace public : qui expose s’expose. Et cette identité qui s’exprime et se montre aspire à être reconnue dans sa singularité : je ne suis pas un autre et surtout pas l’exemplaire infiniment répété d’une masse. Les artistes de soi n’aiment pas la sociologie. Elle aurait le vilain défaut de leur démontrer qu’ils font partie d’un stock à côté de leur originalité créatrice.
Je me construis dialogiquement avec les autres
Mon identité ne se construit pas seulement « monologiquement », dans un circuit fermé avec moi-même et mon intériorité, elle se construit aussi « dialogiquement », dans l’acquisition inter-subjective de langages humains riches d’expérience. Nous apprenons le trésor de la culture où nous puiserons les matériaux de notre identité par un contact enrichi avec les autres, et certains autres que les philosophes de la reconnaissance nomment les autruis significatifs ou les autres donneurs de sens. Et ce dialogue est parfois une lutte. Il y a des richesses en nous, intimes, et elles doivent être converties en expressions sociales reconnues, dans l’extimité de l’espace public. L’individualisme contemporain a tendance à refouler cette dimension dialogique, voire communautaire de notre identité. Notre accomplissement personnel dépend largement d’une palette élargie de relations sociales positives et de ce que Tahar Ben Jelloun nomme la mallette invisible que l’immigré a emportée avec lui dans son émigration. Et cette reconnaissance doit passer de l’intime à l’extime, se montrer dans l’espace public.
Maître et esclave
Dans la société pré-moderne, les gens ne se préoccupaient guère d’identité : elle leur était en quelque sorte « collée dessus ». L’identité, c’est une affaire moderne que définit admirablement Jean-Jacques Rousseau : « Chacun commença à regarder les autres et à vouloir être regardé soi-même, et l’estime publique eut un prix. Celui qui chantait ou dansait le mieux ; le plus beau, le plus fort, le plus adroit ou le plus éloquent devint le plus considéré, et ce fut là le premier pas vers l’inégalité et vers le vice en même temps ». Hégel va pousser l’affaire dans sa fameuse dialectique du maître et de l’esclave. Quand nous aimons l’autre, nous voulons faire reconnaître notre personne-amour par l’autre et nous désirons donc qu’il nous désire, nous voulons une dépendance réciproque Certes, conjugué au masculin par l’auteur, mais la proposition tient le coup si l’on inverse le masculin et le féminin. Elle va me le faire cher payer, la garce, elle va simuler ou me montrer sa réelle indépendance vis-à-vis de mon désir sur elle, elle va me montrer qu’elle me désire moins que je ne la désire, qu’elle peut vivre sans être accrochée à mes basques et moi je fais de même avec elle et ce petit jeu cruel dure jusqu’au moment où l’un des deux craque ; celui qui craque sera l’esclave Écouter les admirables pleurnicheries de Jacques Brel dans Ne me quitte pas, la position amoureuse de l’esclave pleurnicheur rendue avec une force poétique inégalée. C’est une lutte, parfois à ciel ouvert ou à enfer fermé, dans un huis clos ou dans la salle de bal comme dans ce terrifiant roman de l’amour qu’est Le ravissement de Lol V.Stein de Marguerite Duras. Et le truc génial de Hegel, c’est qu’il nous fait comprendre que non seulement, la lutte pour la reconnaissance va accoucher d’un maître et d’un esclave mais que chacun d’entre-eux aura besoin de l’autre : « j’ai besoin de ton amour, Georgette » mais cette dernière a besoin de mon besoin, le maître a autant besoin de la reconnaissance de son esclave (cela s’avérera en effet une impasse, être reconnu par son esclave est une reconnaissance décevante) que l’esclave a besoin de celle du maître Rousseau l’avait déjà mentionné dans Le contrat social : « Tel se croit le maître des autres qui ne laisse pas d’être plus esclave d’eux » qu’il conquerra par le service qu’il lui rend par le travail et le travail rend libre, c’est tragique, mais c’est ainsi, et Marx l’a compris avant les odieux Nazis qui ont profané ce grand moment de philosophie avant de perpétrer le génocide Faut-il rappeler que le portail d’Auschwitz portait la citation de Hégel : « Le travail rend libre ».
Universalité et différence
Dans l’époque actuelle, à la fois marquée par la coexistence d’anciens colonisés et de travailleurs immigrés avec les ci-devant autochtones et la montée en force du féminisme, la lutte pour la reconnaissance va s’enrichir et se complexifier : enjeux et questions sociaux et politiques, qui prendront des noms comme « diversité culturelle », « multiculturalisme » et ce nom d’oiseau dépréciatif dit « communautarisme », politiques promues ou contestées de « discrimination positive ». Tous les citoyens doivent être égaux et certains sont moins reconnus que d’autres. Il faut éviter d’avoir des citoyens de seconde zone et d’autres de première classe. Les conflits sociaux ont ouvert la voie : la grève est autant un rapport de force politique, social qu’une expérience morale et culturelle de reconnaissance. Le travailleur n’est pas qu’exploité économiquement, il est aliéné, le désir du maître est le désir maître. Les luttes engagées contre l’homophobie unissent bien les deux dimensions, l’historique ancienne proche du mouvement ouvrier, « nous sommes les mêmes, car nous avons les mêmes droits » et la nouvelle émergeante : « reconnaissez nos différences d’une manière appropriée, subventionnez notre culture spécifique ». On démarre avec l’exigence d’égalité universelle, et forts de ces droits acquis, on enclenche sur une seconde couche de revendications différentielles, ou le dire autrement, c’est parce que nous sommes tous égaux, donc en quelque sorte les mêmes, qu’on doit reconnaître que nous ne sommes pas les mêmes, que notre différence doit être respectée et acceptée. Ces considérations ne peuvent s’accorder avec l’écrivain américain Saul Bellow qui affirme : « Quand les Zoulous produiront un Tolstoï, nous le lirons ». Quintessence de l’arrogance avec deux reproches à la clé, en un, mépris et insensibilité vis-à-vis de la culture zouloue et, en deux, présupposition que les Zoulous sont incapables, de par leur infériorité, de produire un Tolstoï. Comment dès lors pouvoir tenir ensemble la nécessité d’accorder un égal respect à toutes les cultures (principe d’universalité) et reconnaître à certaines un statut particulier (principe de différence), notamment parce que les jeux du marché et des rapports de force politiques peuvent faire disparaître les cultures minoritaires ? Les minorités culturelles reprocheront aux universalistes de vouloir imposer leur propre moule homogène. Ce dernier, affirment-elles, n’est en réalité que la formulation d’un néo-colonialisme culturel promouvant les productions culturelles des mâles blancs morts. Dans certaines universités américaines, certains réclameront dès lors des cursus spécifiques sur des créatrices noires vivantes : « La société prétendument généreuse et aveugle aux différences est non seulement inhumaine (parce qu’elle supprime les identités), mais aussi hautement discriminatoire par elle-même, d’une façon subtile et inconsciente ». Ce prétendu universel ne serait finalement qu’un communautarisme majoritaire.
Canada et Québec
Est-il dès lors possible d’échapper à ces contradictions ? De vivre dans une société égalitaire où les différences sont respectées ? Pour répondre à cette question, Taylor qui s’est engagé politiquement dans le contexte canadien et québécois, développe pour nous sa manière de comprendre la délicate question des rapports entre la société québécoise et l’État fédéral canadien. L’histoire a légué là-bas des blessures et des conflits. Le Québec très majoritairement francophone, avec des racines catholiques, un État-Providence influencé par l’Europe du Nord et le code civil français, a son histoire propre, différente de l’immigration écossaise et anglaise. Ce Québec-là réclame de se voir considéré par le Canada comme une société distincte, disposant, au sein de cet espace fédéral, de droits spécifiques, non pas pour une période donnée, mais parce qu’il veut survivre et inscrire ses traits identitaires dans la durée. Sa devise, inscrite sur les plaques d’immatriculation n’est-elle pas « je me souviens » ? Les Québécois réclamaient de la part de l’État canadien l’adoption de législations jugées nécessaires pour assurer leur survivance. Certains estimaient qu’il eut été possible de faire coïncider la charte canadienne des droits et libertés avec un ensemble de dispositifs juridico-constitutionnels établissant le Québec comme titulaire de droits spécifiques reconnaissant ses différences. C’était possible car la Charte canadienne des droits et libertés définit un ensemble de droits individuels et protège les citoyens contre des traitements discriminatoires comme la race et le sexe. Mais pour bon nombre de Canadiens anglophones, la législation québécoise sur les langues, qui accorde à la langue française un statut préférentiel, comporte plusieurs aspects discriminatoires pour les Québécois de langue anglaise. Pour Taylor, l’échec des négociations du Lac Meech L’accord du Lac Meech fût signé le 30 avril 1987 entre le Premier ministre du Canada, Brian Mulroney, et les premiers ministres des provinces canadiennes. Il ne fut jamais ratifié par l’ensemble des parlements provinciaux et resta donc lettre morte. Cet accord prévoyait de reconnaître le Québec comme société distincte, que l’ensemble des provinces disposent du droit de veto à l’égard d’amendements constitutionnels, que chaque province puisse se retirer (droit de retrait) d’un programme fédéral cadré dans une compétence provinciale avec compensation financière à la clé. Il prévoyait aussi d’accorder des compétences accrues aux provinces en matière d’immigration et que les trois juges québécois de la Cour suprême du Canada soient nommés par le gouvernement fédéral sur proposition du gouvernement du Québec relatif au « Québec, société distincte » renvoie certes à un préjugé anti-québécois et pose par ailleurs un problème philosophique sérieux de collision pratique entre droits individuels et protection des droits des minorités d’une part et universalisme non discriminant d’autre part.
Libéralisme philosophique contre nation québécoise ?
Les philosophes libéraux américains estiment que les droits individuels doivent toujours venir en premier et cette position a été systématisée par le philosophe Ronald Dworkin. Pour lui, nous concevons notre existence avec des fins qui nous sont propres, ce qu’il nomme des obligations positives, mais nous devons par ailleurs le devoir de considérer et de traiter avec autrui dans l’égalité et la justice, ce qu’il nomme des obligations opératoires. Pour Dworkin, une société libérale est une société « plutôt unie autour d’une puissante obligation opératoire en vue de traiter tous les gens avec un égal respect » R. Dworkin, Taking Right Seriously, Londres, Duckworth, 1997. Il n’est pas question, dans cette perspective, d’imposer un itinéraire vertueux particulier à quiconque. Taylor développe : « Une société libérale doit rester neutre au sujet de la vie idéale, et se limiter à garantir que, de quelque façon qu’ils voient les choses, les citoyens traitent correctement entre eux, et l’État également avec tous ». Mais bien des Québécois ne peuvent souscrire à cet axiome philosophique. Pour eux, la survivance de leurs singularités culturelle et linguistique a valeur d’un axiome divergent par rapport à la formulation de Dworkin. Les Québécois ne réclament pas des facilités telles que l’opinion politique flamande est disposée à en accorder aux francophones de la périphérie bruxelloise pour une génération seulement. Ils désirent léguer leur patrimoine et matrimoine culturels à ceux qui les suivent et consolider leurs acquis, comme ils l’ont fait depuis la défaite devant les troupes anglaises dans les plaines d’Abraham à Québec en 1752. Leur « je me souviens » est un mot d’ordre, une revendication tournée vers le futur. Ils considèrent que le libéralisme est compatible avec l’octroi de droits spécifiques pour certaines minorités : « Une société libérale se singularise en tant que telle par la manière dont elle traite ses minorités, y compris celles qui ne partagent pas les définitions publiques du bien et par-dessus tout par les droits qu’elle accorde à tous ses membres ». Mais Taylor ne peut cautionner l’ensemble des revendications québécoises, et notamment les lois linguistiques qui prescrivent que les entreprises de plus de 50 employés soient administrées en français, toute signature commerciale apposée uniquement en français et une loi restreignant la liberté du père de famille relativement à l’inscription de ses enfants dans une école anglophone ou francophone : « Il faut distinguer, précise-t-il, d’un côté les libertés fondamentales – celles qui sont intangibles, donc verrouillées de manière inexpugnable – et de l’autre les privilèges et immunités qui sont importants, mais qui peuvent être abolis ou restreints pour des raisons de politique publique – à condition qu’il y ait une raison urgente à le faire ». Le Québec, dans un contexte de survivance problématique et jamais acquise, est une société animée de puissants destins collectifs et elle peut être libérale en protégeant elle-même ses minorités, autant anglophones que celles des premières nations. Tension certes entre l’objectif très légitime de survivance et la protection de ses minorités anglophones qui sont par ailleurs, dans le reste du Canada, des majorités. La parenté entre le mouvement flamand et le souverainisme québécois est patente : protéger ses particularités linguistiques et culturelles sur un territoire déterminé.
Hospitalité à la différence
Il est possible, et Taylor argumente dans ce sens avec force, d’établir une politique d’égal respect et d’accueil à la différence. Une société libérale peut établir une palette de droits généraux non négociables, comme l’habeas corpus et déployer simultanément une gamme élargie de droits spéciaux pour ses minorités ; cette société libérale a un nom, la société multiculturelle. Le libéralisme politique n’est pas neutre ni fade, il doit avoir son propre agenda de combat contre tous les totalitarismes. Il peut accepter et protéger par exemple le culte islamique mais pas les fatwas, le culte catholique mais pas les tribunaux ecclésiastiques. Les sociétés libérales contemporaines sont perméables et ouvertes à l’octroi de droits spéciaux pour des minorités issues de l’immigration multinationale, diasporas marquées par la souffrance de l’exil avivée par le racisme latent ou ouvert. Mais il y a des positions démocratiques non négociables : « Il y a quelque chose de maladroit à répondre simplement : »ici, c’est comme ça ». Il faut pourtant faire cette réponse dans des cas comme l’affaire Rushdie où le « c’est comme ça » recouvre des questions comme le droit de vivre et de parler librement ». Mais notre position d’humanistes bienveillants est fragile : nos pères ont mangé les raisins verts du colonialisme et nos dents de fils en sont agacées, nous allons jouer les professeurs de morale assis sur un siècle d’exploitation et de destruction culturelle partielle des singularités culturelles de nos ex-colonisés. Dès lors, que faut-il reconnaître comme différences spécifiques et que poser comme non négociable ? La Belgique donne l’exemple d’une société qui ne s’accorde pas sur les différences que ses deux grandes communautés réclament de leur État fédéral et elle risque, comme d’autres sociétés multiculturelles de fait, d’éclater.
Tous les droits ne sont pas permis
Nous devons présumer, jusqu’à plus ample examen, que toutes les cultures sont d’égale valeur. Certaines cultures nous sont, de par la distance historique et géographique qui nous séparent, fort différentes ; nous pressentons qu’elles possèdent de grandes richesses, et il faudrait être fort présomptueux pour ravaler les ragas indiens en dessous du clavecin bien tempéré de Bach. Nous devons, pour mieux juger, nous immerger dans un mélange des horizons, donner des courants d’air à notre propre culture. Il nous faut développer un vocabulaire élargi de comparaison afin, au mieux, d’établir un registre raisonné des contrastes et des similitudes. Certes, un beau film de Bergman vaudra, après examen, mieux que les lamentables épisodes de Sex in the city, mais le citoyen respectueux et curieux des différences conviendra aisément que le cinéma européen a ses navets et que la culture cinématographique américaine a produit des chef-d’œuvre. À l’inverse, refuser la présomption d’égale valeur, c’est ouvrir la porte au racisme, à la stigmatisation et au mépris érigé à titre de posture stable pour les différences culturelles. « De même que tous doivent avoir l’égalité des droits civiques et du droit de vote, sans considération de race ni de culture, de même tous devraient bénéficier de la présomption que leur culture traditionnelle a une valeur ». Mais cette présomption n’inclut pas que nous exigions, qui que nous soyons, comme un droit, que toutes les cultures ou productions culturelles soient d’égale valeur. Il ne s’agit pas ici de déterminer si une culture est vraie ou fausse mais si elle est compatible ou non avec le credo démocratique qui définit le vivre en commun, et si elle engendre chez nous un désagrément ou au contraire un enrichissement complémentaire à nos visées culturelles. Les minorités elles-mêmes ne souhaitent pas que leurs propositions culturelles soient absorbées sans examen ni discussion, elles veulent être respectées et non être l’objet de condescendance.
Rapports de force déguisés
Respecter la proposition culturelle de quelqu’un a priori, sans l’examiner sérieusement, sans la juger « implique le mépris pour l’intelligence de ce dernier : être l’objet d’un tel acte de respect dévalorise ! ». Les intellectuels et les politiciens ne doivent pas émettre des jugements positifs sur des cultures qu’ils n’ont pas étudiées ou examinées avec tout le soin voulu. Il faut prendre les autres au sérieux car les propositions de sens qu’ils nous adressent peuvent, si nous nous y ouvrons, nous modifier en profondeur, par l’établissement d’un dialogue fructueux, où nous évoluerons ensemble, eux par nous et nous par eux. À côté des minorités culturelles et de l’universel, la barbarie est un troisième joueur qui peut toujours gagner. Taylor ouvre ainsi le jeu à l’interculturalisme qu’il a contribué à implémenter en praticien avisé dans nos culturels politiques : « Les cultures qui ont fourni un horizon de pensée à un grand nombre d’êtres humains (…) sont presque certaines de renfermer quelque chose qui mérite notre admiration et notre respect, même si cela s’accompagne de beaucoup d’autres choses que nous serons forcés de détester et de rejeter ». Nous devons nous ouvrir à l’étude culturelle comparative « pour déplacer nos horizons vers des mélanges nouveaux ». Nous ne disposons pas d’une vue surplombante qui nous rendrait capables de mesurer comparativement toutes les contributions culturelles avec un étalon de mesure. Nous sommes autant incapables de décréter que toutes les propositions culturelles sont d’égale valeur que de produire une théorie unifiée qui les classe par ordre descendant de dignité. Prétendre à cette position intenable, c’est paradoxalement désigner un lieu où les adversaires que sont les universalistes bornés et les multiculturalistes étourdis s’accordent pour l’occuper. Il n’y a pas de championnat du monde des cultures, non-sens.