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Intersectionnalité

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La gauche est née sous ce nom le 28 août 1789. Ce jour-là, à Paris, l’Assemblée constituante se divisa à propos du droit de véto sur les lois que les députés de la noblesse et du clergé voulaient accorder au roi. Dans la salle, les opposants à cette proposition étaient regroupés à la gauche du président de séance. Depuis cette date, c’est sous ce vocable que s’est incarnée l’aspiration de l’humanité à plus d’égalité et à plus de justice.

De toute l’humanité, vraiment ? Regardons de plus près cette gauche révolutionnaire. Les élus sont généralement d’extraction modeste, proches des aspirations du petit peuple. Mais… sur les 1145 députés, pas une seule femme. Lorsqu’en 1793, Olympe de Gouges, qui avait publié en 1791 une Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, monta sur l’échafaud, le citoyen Chaumette, procureur de la Commune de Paris et porte-parole des « sans-culottes » (la « gauche radicale » de l’époque), applaudit à l’exécution de « cette virago, la femme-homme, l’impudente Olympe de Gouges qui […] abandonna les soins du ménage, voulut politiquer et se mêler de la République » [1. Voir Benoîte Groult, Cette mâle assurance, Paris Albin Michel, 1993, p. 146.]. Impudente ? Il est vrai qu’elle avait inscrit dans sa Déclaration : « La femme a le droit de monter à l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la tribune. »

Le « deuxième sexe » n’accéda à l’égalité citoyenne, en France comme en Belgique, qu’à la Libération, soit près de deux siècles après la prise de la Bastille.


Donc, dans l’Assemblée révolutionnaire, que des hommes. Précisons : que des hommes blancs. Logique, à cette époque. Pourtant, dans toutes les travées, la cause des Noirs rencontra plus de sollicitude que celle des femmes. Des figures aussi diverses que Condorcet, l’abbé Grégoire, Brissot mais aussi… Olympe de Gouges (qui était par ailleurs « girondine », donc très modérée sur le plan social) et le misogyne Chaumette s’y engagèrent. L’égalité des hommes « de toutes les couleurs » fut acquise en France continentale en 1791. L’esclavage et la traite négrière furent abolis en 1793… pour être immédiatement rétablis sous l’Empire, et ce jusqu’en 1848, c’est-à-dire au moment où la France se préparait à coloniser directement les populations africaines sur place.


Quand, au XIXe siècle, la gauche s’enracina dans le paysage politique et social, de nouveaux penseurs mirent à jour le logiciel de l’émancipation : Marx, Engels, Proudhon, Bakounine, plus tard Gramsci… De nouvelles figures surgirent de la Commune de Paris, parmi les révolutionnaires russes et les anarcho-syndicalistes catalans, dans le mouvement de mai 68… À plus de 90 %, que des hommes. Précisons : que des hommes blancs. Car l’Histoire majuscule ne s’écrivait toujours qu’en Europe et en Amérique. Comme l’avait déclaré finement Sarkozy à Dakar le 26 juillet 2007, « le drame de l’ Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire ». Tout ce qui sortait de notre champ de vision était réputé n’avoir jamais eu lieu.

Quand, sous le feu de nos caméras désormais attentives, les peuples colonisés se mirent en mouvement pour sortir de la domination coloniale, ils ne se contentèrent pas de faire un copier-coller des recettes apprises de la gauche européenne. Pour apporter leur contribution à la longue marche de l’émancipation humaine, ils élaborèrent leur propre synthèse en se réappropriant des ressources culturelles propres. Les figures qui incarnèrent cette démarche – de Lumumba à Sankara en passant par Fanon – nous étaient moins familières que nos anciens proconsuls. Sauf par ce trait : à plus de 90 %, que des hommes. Ceux-là n’étaient pas blancs et l’ont quelquefois payé cher.


C’est ainsi : la gauche, notre gauche, celle qui a façonné notre façon de penser et d’agir, est une gauche masculine et blanche. Ce n’est pas un reproche, c’est le fruit d’une histoire. Elle nous a livré une vision du monde uniquement structurée par le clivage socioéconomique qui oppose les détenteurs de capitaux à ceux/celles qui leur vendent leur force de travail. Les autres formes de domination, celles qui s’exercent sur les femmes (le sexisme, le patriarcat) et sur les personnes venues d’ailleurs (le racisme, les discriminations), sont au mieux considérées comme des « fronts secondaires », au pire comme des diversions qui nous écarteraient du combat principal.

Mais quand on est une femme – ce qui arrive tout de même une fois sur deux –, quand on est issu·e de l’immigration populaire – ce qui est de plus en plus fréquent dans nos villes multiculturelles –, voire les deux à la fois…, la perception de ces dominations est beaucoup plus imbriquée. Impossible de décréter a priori que l’une serait l’accessoire de l’autre.


L’intersectionnalité, ce terme un peu barbare[2.Forgé par la juriste américaine Kimberlé Crenshaw en 1991, ce terme a été popularisé par le courant décolonial du féminisme américain puis européen.], nous parle de cette imbrication. Elle décrit notre société comme un espace complexe où plusieurs champs de domination s’entrecroisent. On peut être dominé·e dans un de ces champs et dominant·e dans d’autres, être un syndicaliste combatif tout en votant à droite par peur de l’immigration, être une femme émancipée de la classe moyenne et mépriser les cultures minoritaires dont d’autres femmes se réclament, se sentir humilié comme noir ou comme arabe et compenser par un surcroît de machisme domestique.

La « question musulmane », devenue aujourd’hui planétaire – que Politique aborde dans ce numéro sous un angle belge –, nous parle d’un champ de domination que la gauche, parce que blanche, a peu ou mal pris en compte. L’actuelle libération de la parole des femmes révèle l’ampleur des violences structurelles dont elles sont l’objet, violences largement sous-estimées par la gauche, parce que masculine. Tant que celle-ci restera aussi blanche et masculine qu’elle ne l’est aujourd’hui, tant que les hommes blancs ne cèderont pas bon gré mal gré un peu de la place qu’ils occupent, il y a peu de chance qu’il soit mis fin à de tels aveuglements.

[Retrouvez le sommaire du n°102 de Politique.]