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En débat. Pourquoi les progressistes doivent quitter X
24.01.2025
Le retour au pouvoir de Donald Trump a soulevé de nombreuses questions au sein de la gauche, relatives à l’usage de X (ex-Twitter).
Alors qu’une plateforme, #HelloQuitteX, avait pour ambition d’organiser un départ en masse du réseau social détenu par Elon Musk, différentes personnalités politiques de gauche ont finalement manifesté leur intention de rester sur la plateforme.
Pour ces dernières, le réseau, devenu en deux ans l’outil d’ingérence préféré du néofascisme américain, resterait un endroit où mener “la bataille idéologique”, où “résister” et où la gauche pourrait “sortir de son entre-soi”. Sous couvert de réalisme – fataliste -, d’autres avancent que les probabilités d’assécher X sont si faibles, que ces tentatives de départ collectif sont vaines.
Ces différents arguments, aussi critiques soient-ils, entérinent malgré eux le caractère hégémonique de la plateforme. Ces aveux sont tragiques, à l’heure où le propriétaire galvanisé du réseau fait des saluts nazis pour saluer ses foules.
Les progressistes ont-ils encore des meubles à sauver sur X ?
Outre leurs nobles intentions, les progressistes ont-ils encore des meubles à sauver sur X ? Il importe de reconsidérer le réseau social pour ce qu’il est avant tout : un bien privé, au service des intérêts politiques de son propriétaire, dont on devrait pouvoir se débarrasser comme d’un aliment ayant tourné au vinaigre. Lui conférer une quelconque autre vertu – informative, combative – revient à se tromper sur son essence et son fonctionnement.
Un outil d’information
Des travaux documentent depuis des décennies l’influence des médias sur les comportements électoraux. Ces travaux ont ainsi pu établir le lien positif entre accès à l’information et participation électorale. Si l’information améliore le rapport des gens à la démocratie, la question importante est : quels médias améliorent-ils le niveau d’information des gens ?
Alors que l’arrivée de journaux imprimés et radiophoniques a pu induire un regain de participation électorale et améliorer l’accountability des politiciens, des études menées aux USA et au Royaume-Uni ont montré que l’arrivée de la télévision et d’internet s’est accompagnée d’une baisse de la participation électorale et du niveau d’information médian des citoyens.
Pour cause : tandis que la radio et le journal imprimé confrontent généralement leurs auditeurs à une large gamme de contenus, en ce compris politiques, l’apparition d’un large panel de médias fait l’inverse : elle « spécialise » les consommateurs dans leurs types d’information préférés.
L’information politique est ainsi passée de sources plurielles (journaux, radio), confrontant leurs consommateurs à une diversité de contenus, à une pluralité de sources (nombreuses chaînes de télévision, sites internet), qui permet aux consommateurs de les choisir de manière extrêmement précise.
La question importante est : quels médias améliorent le niveau d’information des gens ?
Cette réalité est poussée à son paroxysme sur les réseaux sociaux, où la consommation de contenu engendre une boucle de rétroaction : plus du contenu est sélectionné, plus le consommateur est orienté par l’algorithme vers son contenu, informationnel ou récréatif.
Dès lors, les inégalités d’information augmentent. X n’est que très relativement une arène permettant un “combat idéologique”: sur les 20% de Belges qui utilisent la plateforme, seule une infime minorité est concernée par les publications du personnel politique. Cette minorité a par ailleurs de très bonnes chances d’être déjà éminemment politisée.
Avancer qu’il y aurait là une véritable “arène” où “mener un combat idéologique”, c’est-à-dire où “convaincre” ou “résister”, a de bonnes chances de se retrouver lettre morte. X n’est pas Le Figaro, où un article de gauche aurait de bonnes chances de stimuler le débat : c’est un réseau de bulles informationnelles étanches – éventuellement percées par des trolls d’extrême-droite favorisés par l’algorithme.
X ne permet plus de développer l’éducation populaire. Il met en réseau des gens aux intérêts communs et favorise le contenu d’extrême-droite.
X ne permet donc plus de développer l’éducation populaire ou de convaincre à large échelle : il met en réseau des gens aux intérêts communs, et favorise le contenu d’extrême-droite.
Le bilan de l’éducation populaire sur les réseaux sociaux est très faible : des études montrent même que des fausses croyances comme le climato-scepticisme sont en augmentation.
Les dés algorithmiques sont pipés.
Même si X a pu permettre le partage d’information à grande échelle par le passé, les conditions d’aujourd’hui sont tout autres. A la guerre de l’information, ou de la confrontation idéologique, rien ne sert de jouer sur cette plateforme : non seulement parce que le maître du jeu nous dégoûte, mais parce que les dés algorithmiques sont pipés.
Encourager l’essor d’alternatives, où la communication politique pourra également se faire, n’est donc pas qu’une réaction à la brutalité de Musk, c’est également un positionnement stratégique plus durable que celui du baroud d’honneur.
“You are the media now” et la destruction systématique de l’information
Mais la destruction de l’information n’est pas qu’un enjeu interne à la plateforme, qui affaiblit en retour les médias traditionnels. En captant les revenus liés à la publicité, et en augmentant la mise en concurrence des rédactions, les plateformes numériques asphyxient le travail journalistique.
Le Monde a annoncé son départ de X car : « ce mélange d’idéologie et de commerce n’a cessé d’invisibiliser » le journal, « comme la plupart des autres médias traditionnels ».
A cette contraction économique s’ajoute même un effacement voulu par X, dont l’algorithme isole délibérément les médias, – pour donner lieu à la promesse providentielle “you are the media now” faite par Musk en octobre.
Ainsi Le Monde annonçait-il récemment son départ de X car : “ce mélange d’idéologie et de commerce n’a cessé d’invisibiliser Le Monde toujours davantage, comme la plupart des autres médias traditionnels. Cela nous a incités, depuis plus d’un an, à réduire au strict minimum – un flux automatisé – nos publications sur X.”
Quand le Canada, il y a un an, a imposé à META de rémunérer les rédactions pour le contenu qu’elles y postent afin de lutter contre la précarisation croissante des rédactions, Mark Zuckerberg a tout simplement décidé d’annuler l’accès des médias au partage de contenu sur Facebook.
Progressivement, les réseaux sociaux sont ainsi également devenus les sangsues des rédactions : elles sont devenues indispensables à la promotion de leur contenu, mais également les principales menaces à leur modèle économique.
Qu’à terme, cela ait transformé la manière de faire du journalisme n’a rien de surprenant. La mise en concurrence et la perte de revenu publicitaire conduit à la réduction du nombre de journalistes – quand ils ne sont pas tout simplement licenciés par des actionnaires d’extrême-droite comme Vincent Bolloré -, ce qui dégrade en retour la qualité de l’information.
Que certaines rédactions se contentent désormais de télégraphier les outrances de Georges-Louis Bouchez est aussi révélateur de cet état de la presse : tandis qu’un journalisme disposant de moyens prendrait le temps de critiquer et contextualiser ses déclarations, la pression mise sur les rédactions les conduit à multiplier les brèves succintes censées générer “du clic”.
On entretient la légende d’un réseau où il serait possible de débattre, voire même de convaincre à grande échelle.
La capacité des extraits télévisés de chaînes en continu (BFM, CNEWS) à fixer “l’agenda” procède du même mouvement : les faits divers sont à présent continuellement commentés, sans recul, et largement diffusés. Au risque de noyer les enjeux complexes nécessitant un travail de fond (changement climatique, augmentation des inégalités) dans des polémiques permanentes.
La guerre informationnelle se jouera ailleurs
Dans le contexte où la promesse de “résister” sur X a peu de chances d’aboutir aux moindres effets, manifester publiquement son maintien sur la plateforme, sans relayer les appels à créer un momentum autour d’autres réseaux, est contre-productif. On entretient ainsi la légende d’un réseau où, malgré toutes les difficultés, il serait possible de débattre, voire même de convaincre à grande échelle.
La critique a pourtant tout intérêt à contester à X sa capacité d’organiser le débat public et d’orienter à ce point la couverture journalistique de l’actualité. Il convient de regarder en face ce que cette plateforme est devenue : le bien privé de l’homme le plus riche du monde, un outil d’ingérence, un gigantesque appareil d’agenda-setting en faveur de l’extrême-droite mondiale.
Plutôt qu’essayer de se débattre dans ses rets algorithmiques, – ce qui valide implicitement son caractère hégémonique -, la pensée doit trouver des espaces où s’exprimer librement, ailleurs.
Il convient de regarder en face ce que cette plateforme est devenue : un outil d’ingérence en faveur de l’extrême-droite mondiale.
La “bataille idéologique” ne se jouera pas prochainement contre les trolls de X, mais dans le soutien apporté aux rédactions fragilisées, au journalisme de qualité, dans l’application de la loi européenne du DSA, dans le financement de la presse publique et privée, dans la démocratisation des décisions actionnariales qui attaquent l’indépendance des rédactions.
A l’heure où la formule de Bacon selon laquelle “Knowledge is power” révèle cruellement l’étendue de son actualité, elle se jouera dans l’affirmation de l’information comme bien public1. Et qui sait, peut-être que dépossédée de la légitimité offerte même par ses plus virulents détracteurs, en chemin, “comme un grand colosse à qui on a dérobé sa base, de son poids X fondra en bas et se rompra”2.