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X en débat. Casser le thermomètre ne fera pas baisser la température
01.02.2025
Ces dernières semaines, de nombreux comptes, majoritairement progressistes, ont annoncé leur départ de X (ex-Twitter). Aussi légitime que soit cet exode au regard des dérives fascisantes du réseau, il traduit néanmoins les difficultés de la gauche à reprendre pied dans la bataille idéologique.
En fixant son appel à la migration collective du réseau X au 20 janvier 2025, le mouvement HelloQuitteX ne prévoyait sans doute pas l’ultime coup de pouce que son patron Elon Musk lui-même apporterait ce jour à leur cause. Le glaçant bras tendu adressé à la foule réunie pour l’investiture de Donald Trump, dont la signification laisse peu de doute au regard de l’engagement à l’extrême droite du fondateur de Tesla, a en effet sinistrement appuyé le propos des partisans de l’ « eXit ». Depuis qu’il en est devenu propriétaire en 2022, Musk n’a pas seulement lourdement détérioré le climat de la plateforme en laissant libre cours à la désinformation et à la haine en ligne sous couvert de « liberté d’expression absolue » : il l’a également mis au service de son idéologie rance, elle-même mobilisée pour ses intérêts1. X représenterait dès lors un « danger pour la démocratie » que le maintien sur ce réseau reviendrait à cautionner.
Si les alarmantes évolutions de X ont contribué depuis un certain temps à faire fondre son nombre d’utilisateurs, cette nouvelle vague de départ concerne désormais de comptes pour qui l’interface semblait jusqu’alors incontournable, et se distingue par son caractère plus massif et structuré. À bien des égards, les progressistes peuvent se réjouir de voir que tant d’internautes « votent avec leurs pieds » pour manifester leur refus de laisser l’extrême droite demeurer maître des horloges. S’agissant d’une initiative comme HelloQuitteX, application offrant la possibilité de migrer de façon coordonnée sans perdre ses données, elles permettent de limiter le risque d’une disparition de son réseau, et donc d’envisager de façon plus pérenne le développement d’alternatives en matière de microblogging, comme Mastodon ou Bluesky2. Plus généralement, ce mouvement oriente la discussion sur la place qu’a prise l’activisme en ligne dans le militantisme, au détriment de la réflexion de fond et du travail de terrain. Cette remise en cause est d’autant plus salutaire au regard de la nouvelle allégeance au trumpisme du secteur de la Big Tech étatsunien, au premier rang desquels le groupe Meta (Facebook, Instagram, WhatsApp et Threads).
Pour autant, cette désertion d’un réseau en déliquescence, mais qui reste central, notamment sur le plan de l’information et de la communication politique, n’est pas sans poser question. Si on l’envisage au prisme de l’objectif d’œuvrer au changement social, l’« eXit » risque bien de manquer sa cible.
Contester le système avec ses propres armes
Sur le temps long, la bataille de l’information a toujours constitué le prolongement de la lutte sociale, les tenants de l’ordre établi s’échinant à verrouiller autant que faire se peut l’audience des forces contestataires. Les progressistes y ont répondu non seulement en développant leurs propres canaux de communication, notamment à travers une prolifique presse militante, mais également en cherchant à se faire entendre dans les médias dominants. Bien que déséquilibré, ce combat a pu conduire à des victoires. On se rappellera ainsi que Mitterrand s’est imposé face à Giscard d’Estaing à la présidentielle française de 1981 après un débat de second tour organisé sur un service public pourtant aux ordres de la droite au pouvoir.
Toute chose égale par ailleurs, les potentialités des réseaux sociaux, lesquelles n’ont jamais été conçues dans une perspective révolutionnaire, ont elles aussi été exploitées par les mouvements de contestation, avec un certain succès. De Black Lives Matter à Balance ton porc, en passant par les Printemps arabes, ils ont pu y trouver un relai que ne leur offrait pas l’espace médiatique traditionnel, singulièrement sur Twitter. Sa transformation sous l’impulsion de Musk a certes contribué à réduire la visibilité des contenus progressistes, mais il reste un canal permettant de toucher une large audience. À titre d’exemple, les comptes propalestiniens se sont abondamment servi de X pour contourner le black-out de l’information sur la situation à Gaza et en Cisjordanie, en particulier depuis le 7 octobre 2023. Si la censure envers cette cause y est réelle, révélant au passage l’attachement tout relatif de son patron à la liberté d’expression, elle est sans commune mesure avec celle régnant sur les réseaux du groupe Meta.
Il convient d’évaluer si l’utilisation d’une plateforme telle que X sert effectivement la cause, ou si elle ne revient qu’à prodiguer des agneaux sacrificiels à des armées de trolls.
Comme celle de l’opportunité des interventions dans la presse, la question du rapport coût/bénéfice de la participation à tel ou tel réseau doit bien entendu être posée. Il convient d’évaluer si l’utilisation d’une plateforme telle que X sert effectivement la cause, ou si elle ne revient qu’à prodiguer des agneaux sacrificiels à des armées de trolls. Mais la viralité de ces dernières ne doit pas conduire à surestimer leur impact. « La majorité des personnes qui sont actives sur des réseaux comme X le sont dans un rôle de spectateur : elles observent ce qui se passe, consultent de l’information, suivent des débats.», relève Grégoire Lits, directeur de l’Observatoire de recherche sur les médias et le journalisme (UCLouvain). Dans un contexte où 43% des Belges continuent à se servir des réseaux sociaux comme source d’information, X demeure, malgré un recul annuel de 4.9%, premier chez les 16-64 ans dans le secteur du microblogging3. Le déserter par aversion des idées qui y sont mises à l’avant-plan risque bien de renforcer celles-ci.
La droite n’a pas attendu Musk pour régner sur le web
Par ailleurs, les discours extrémistes de droite sont structurellement favorisés sur les réseaux sociaux, indépendamment des manœuvres d’un Musk pour truquer les règles du jeu. Si cette supériorité peut s’expliquer par les moyens investis par les groupes emprunts de cette idéologie – en Belgique, le Vlaams Belang arrive notamment loin devant dans les dépenses en sponsoring de ses contenus –, elle tient surtout à la nature des messages propagés. « Les slogans conservateurs ou d’extrême droite sont en général plus provocateurs, ou en tout cas provoquent plus d’émotion, de colère dans les réactions sur les réseaux sociaux. Or, les algorithmes adorent ce genre de contenus qui suscitent de l’engagement. » expliquait la sociologue américaine Jen Schradie, auteure de L’Illusion de la démocratie numérique, en mars 2022. « À gauche, il y a beaucoup de thèmes différents, une plus large diversité de groupes, de luttes (égalitaires, antispécistes, LGBT…). Ce n’est pas très efficace, moins viral, car il est plus difficile de résumer pareils concepts ou une réalité sociale en un tweet ou un hashtag. »
Dans ces conditions, migrer d’X vers une autre plateforme moins « toxique » ne supprimera pas durablement l’avantage structurel de la droite au jeu des algorithmes, aussi longtemps que l’espace numérique sera régi par des exigences de rentabilité. Les comptes progressistes ne peuvent dès lors se contenter d’abandonner d’avance le combat sous prétexte que « les dés sont pipés » : ils doivent polariser le débat selon leurs propres termes. Une réponse à cette domination s’impose d’autant plus que celle-ci ne concerne pas que le terrain virtuel. A l’échelle de la société, ce sont les forces réactionnaires dites antisystème qui incarnent le mieux l’opposition au statu quo, comme l’a encore illustré la victoire de Trump et bien d’autres scrutins récents. Les succès des populismes de gauches, qui sont parvenus durant les années des années 2010 à combattre dans les urnes le populisme de droite, a montré qu’il était possible de mobiliser l’indignation, l’émotion et la colère vers des affects plus conformes aux idéaux de justice et d’égalité. Il n’y a pas de raison de penser que ce qui a été réalisable électoralement ne le soit pas sur le plan de la bataille numérique.
Quitter X au profit d’écosystèmes numériques moins conflictuels ne rendra l’atmosphère plus respirable qu’au sein de ces nouveaux « safe spaces ».
Une gauche qui ne parlerait qu’à elle-même
Le risque est grand enfin, qu’un exode collectif de comptes qui ont en commun le rejet des idées réactionnaires extrémistes aggrave la segmentation inhérente aux réseaux sociaux en les consignant dans une bulle certes bienveillante, mais coupée du monde. De fait, quitter X au profit d’écosystèmes numériques moins conflictuels ne rendra l’atmosphère plus respirable qu’au sein de ces nouveaux « safe spaces ». Or, l’urgence pour la gauche est précisément de sortir d’un certain entre-soi qui ne permet pas d’élargir son assise, voire qui la conduit à régresser, comme l’a montré la victoire inattendue de la droite en Belgique francophone le 9 juin 2024. Si l’objectif est de parvenir à mieux percevoir l’air du temps, limiter encore davantage la confrontation avec des idées détestables, mais populaires ne pourra que renforcer le face-à-face des progressistes avec eux-mêmes.
Est-ce à dire qu’il faut se résoudre à laisser les propriétaires de réseaux dominants dicter leur loi? Certainement pas. Créer un espace médiatique démocratique visant à la qualité du débat et de l’information plutôt qu’à la rentabilité pour les actionnaires est une nécessité de premier ordre. Musk doit rendre des comptes sur le fonctionnement de X et de ses algorithmes et sur sa conformité avec la législation européenne, faute de quoi l’interdiction de l’entreprise mérite d’être posée, à l’image de celle intervenue au Brésil le 30 août dernier. Elle pourrait en elle-même être souhaitable, puisqu’elle contraindrait ses millions d’utilisateurs à se tourner vers ses alternatives plus vertueuses, dont il importe d’encourager d’ores et déjà le développement.
En attendant et dans les conditions actuelles, il convient d’agir, dans la sphère numérique comme en toute chose, à partir du réel. Dans cette perspective, le maintien d’une présence sur un réseau toujours incontournable ne revient pas à se résigner face aux artisans de la fascisation de la société, mais à refuser de leur laisser le champ libre.
Légende photo : Dessin supprimé par Facebook produit par le caricaturiste flamand Lectrr paru dans le journal néerlandophone De Standaard, reproduit ici avec l’aimable autorisation de l’auteur.
- Trois semaines après l’élection de Trump à laquelle Musk a ardemment contribué, la fortune de ce dernier avait atteint le record de 348 milliards de dollars, les marchés faisant grimper la valorisation des actifs de ses entreprises en prévision de mesures favorables de la future administration Trump. ↩︎
- Réseau que sur lequel la Revue Politique a décidé de concentrer sa communication, tout en conservant son compte sur X. ↩︎
- Chiffres au troisième trimestre 2024, qui ne prennent donc pas en compte l’exode de nombreux comptes suite à la victoire de Donald Trump. ↩︎