Politique
Wu Ming : La narration comme technique de lutte
30.10.2008
Wu Ming, le nom aurait pu être celui d’une dissidence chinoise, mais désigne un laboratoire situé sur la frontière entre pensée politique et romans épiques. Il s’agit d’un collectif d’écrivains et de médiactivistes basé à Bologne. Ils pratiquent le copyleft et l’open source, travaillent la puissance politique des mythes et écrivent des best-sellers. Rencontre avec Wu Ming 1 et Wu Ming 2, de passage à Liège pour présenter «New Thing» et «Guerre aux humains» (tous deux publiés en 2007 aux éditions Métailié), leurs romans respectifs.
Le Wu Ming est un projet littéraire et politique. Pourtant, il sape la figure de l’intellectuel «organique» ou de l’artiste «engagé». Comment reconstruisez-vous le rapport entre pratique artistique et activité militante? Wu Ming 1 : On a longtemps pensé que la culture était un champ séparé et que l’intellectuel était une figure séparée qui décidait, à un moment donné, de s’engager. Il devait alors traverser une frontière pour entrer sur un autre territoire. Mais, pour nous, cette distinction entre culture et politique n’existe pas. Et cette non-distinction est une chose qui a toujours été vraie. Seulement, auparavant, elle n’était que potentielle. Aujourd’hui, on peut dire qu’elle est en acte. C’est devenu un fait concret. D’abord, les vieilles idéologies qui freinaient la réalisation de cette non-distinction ont disparu. Comment veux-tu être, aujourd’hui, par exemple, l’intellectuel organique du Parti communiste — quand il n’y a plus de Parti communiste? Comment veux-tu être un intellectuel engagé à la Sartre — quand la réalité à laquelle il se référait n’existe plus? Ensuite, il y a eu aussi des changements dans la production. Le travail intellectuel, c’est quelque chose qui est aussi le fait des employés de call centers. Et cette figure de l’intellectuel «bourgeois» comme personnage séparé qui décide de s’engager, elle n’a plus de sens. Mais, en fait, nous ne nous sommes jamais vraiment posé ce problème du rapport entre culture et politique parce que ce lien a toujours été immédiat. En Italie, dans les mouvements sociaux, on ne trouve pas cette distinction (peut-être plus présente dans d’autres pays) entre contre-culture, culture alternative, underground, d’un côté, et, de l’autre côté, groupes politiques et militants. On trouve des figures de synthèse – notamment dans des sphères comme celles des centres sociaux espaces de rencontres où se réunissent les militants de gauche alternatifs. D’une certaine manière, c’est le punk qui a mélangé tout ça. Dés le Luther Blisset Project Luther Blisset est le nom de code d’une multitude de guérilleros de la communication qui menèrent, entre 1994 et 1999, un plan quinquennal de déstabilisation médiatique. La «contre-information homéopathique» était l’un des axes principaux de ce plan. Elle consistait à démontrer le manque de sérieux des médias en y injectant des doses maîtrisées de fausses informations. Luther Blisset a aussi composé des essais et le roman Q qui a été écrit en 1999 par quatre des cinq futurs membres du Wu Ming (il a été publié, en français, sous le titre de L’œil de Carafa aux éditions du Seuil) , on est au carrefour de toutes ces tendances et on ne s’est jamais posé la question : on était contre-culture et politique et on a gardé cette caractéristique qui est, c’est vrai, très italienne. Le mythe est votre terrain d’enquête. Le concept de mythopoïèse (création de mythes) est un de vos principaux outils de travail. Vous l’employez comme hypothèse théorique mais aussi comme une sorte de méthode d’écriture pour vos oeuvres de fiction. Comment est-ce que ça fonctionne? WM 1 : Nous avons dû faire un gros boulot d’autocritique sur la façon dont nous utilisions notre travail sur le mythe à l’époque du mouvement Le terme «mouvement» sera utilisé par Wu Ming 1 ou 2 pour désigner ce qu’on a appelé, en Italie, le «mouvement global» – et que la presse a appelé le mouvement «no global». L’histoire, c’est qu’on avait écrit ce «fameux» texte : «Des multitudes d’Europe en marche contre l’Empire et vers Gênes» Voir ce texte ici : http://www.wumingfoundation.com/italiano/Giap/en_marche.html… Il avait été proposé à une assemblée des «Tute Bianche» Pour en savoir plus sur ce que fut l’expérience des «Tute Bianche», lire l’article écrit par Wu Ming 1 et publié dans la revue Multitudes : http://multitudes.samizdat.net/spip.php?article64 où nous l’avions lu à haute voix. Alors ce texte a commencé a être diffusé un peu partout : on l’a retrouvé sur une série de flyers, sur des sites, dans des revues. Des acteurs l’ont récité et on l’a transmis à la radio. Seulement, nous, on ne l’avait même pas signé «Wu Ming» parce qu’on estimait qu’il devait être «du mouvement». Ce n’est que par après qu’il est devenu un texte du Wu Ming – et que, du coup, nous, on est devenu une sorte de bureau d’agitprop Abréviation de Département pour l’agitation et la propagande, ancien organe des comités centraux et régionaux du Parti communiste soviétique. (Wikipédia)… C’est-à-dire que, à un moment donné, tout s’est passé comme si on voulait faire de nous les délégués à la création de mythes. Alors que nous prétendions que la création de mythes, ça devait être une pratique diffuse, collective. Ce rôle de délégués aux mythes, on l’a refusé parce qu’il n’a pas de sens. On ne peut pas devenir le bureau de la projection mythopoïétique ! Sinon, on recrée l’intellectuel séparé – dont le travail serait de fabriquer des mythes. Ce refus est à la base de notre autocritique : on a compris qu’on avait fait une erreur parce que le mythe est une sale bête qu’on ne réussit pas à domestiquer aussi facilement. Notre approche avait été trop optimiste, trop chargée d’espoir sur la possibilité, pour le mouvement, de créer ses propres mythes. Le mythe ne peut pas être évoqué artificiellement — comme ça, parce que quelqu’un l’appelle. Il doit naître de la réalité, par en bas. Il doit y avoir un moment de spontanéité. Les narrations partagées qui naissent toujours dans les mouvements sociaux n’ont jamais été projetées d’en haut — sinon ce sont seulement des instruments de propagande. Elles se forment parce qu’elles émergent d’une réalité sociale et que quelqu’un a été capable de travailler dessus. Il y a eu une grosse équivoque : on a cru que «mythopoïèse», ça voulait dire que n’importe qui pouvait construire le mythe. Mais ça ne marche pas comme ça, le mythe a une dynamique sociale qui naît dans la réalité — dans les rapports humains, dans les rapports de productions… Et, après, il faut être habile pour ne pas le faire se cristalliser, ne pas le faire sécher. Wu Ming 2 : Notre activité ne se comprend pas comme la poïèse (le faire) du mythe. D’une certaine façon, cette dimension ne nous incombe pas. Notre travail c’est de chercher à pénétrer dans le mythe, de comprendre pourquoi il s’est cristallisé, de tenter de le rendre de nouveau malléable pour que quelqu’un puisse de nouveau le travailler. Un peu comme une boue qui a séché et sur laquelle tu remettrais de l’eau pour faire en sorte qu’elle s’assouplisse. On démonte le mythe pour chercher à le connaître, pour comprendre ce qu’on peut en garder, ce qui fonctionne, ce qui s’est sclérosé et se répète mais est vide de sens. La poïèse, ce n’est pas notre boulot : le mythe ne peut pas être fabriqué sur un établi. WM 1 : Si tu le construis de cette manière, tu risques de fabriquer des narrations autoritaires. Quelqu’un qui pense que la mitopoïèse est une sorte de propagande en plus beau va au devant d’un processus dégénérescent qui porte au fascisme. Cette évocation forcée du mythe est une des caractéristiques des régimes fascistes. WM 2 : Ou de syndicalisme révolutionnaire à la Georges Sorel. Est-ce que la mythopoïèse est une éthique pour l’usage des mythes ? WM 1 : Dans le sens où nous l’entendons nous, oui. C’est une éthique du comment maintenir le mythe ouvert. WM 2 : Ça veut dire montrer comment il fonctionne, montrer les mécanismes. Le démonter en parties mais alors sans le remonter, en le laissant «à remonter». Dans tous nos romans, il y a un ou plusieurs mythes de départ qu’on essaie de fouiller par la suite, qu’on essaie de mettre en crise. Pour essayer de comprendre ce qu’il y a dedans. WM 1 : Le défi, c’est de les démonter sans leur enlever leur poésie. Le risque c’est de faire un travail chirurgical, de démonter le mythe de manière mécanique. Or, le truc c’est de montrer comment ça fonctionne sans lui enlever cette chose qui te passionne et t’implique. C’est difficile de marcher sur cette corde raide, c’est un travail d’acrobate. À l’époque du mouvement, on n’y est pas parvenu. WM 2 : Ce qui s’est passé, c’est comme si tu donnais le code source d’un programme à quelqu’un qui ne le connaît pas et ne sait pas programmer. Après, il revient chez toi et dit : «merci mais le software, je préfère que tu me l’écrives toi parce que moi…». L’open source, ça fonctionne réellement en ce qui concerne les software. Pourquoi ça n’a pas marché avec la mythopoïèse ? WM 2 : Les opérations open source fonctionnent mieux dans le cas, par exemple, d’un roman. Avec Manituana Oeuvre collective de Wu Ming qui sortira fin 2008 aux éditions Métailé on a créé un site qui a pour but de faire participer le lecteur au processus narratif. Ça fonctionne sans doute parce qu’il n’y a pas cette ambiguïté d’un usage possible en tant que propagande. En revanche, ce risque existait lorsque ce laboratoire était lié au mouvement. WM 1 : Dans la culture, en Italie, il se passe des choses enthousiasmantes parce qu’il n’y a pas cette ambiguïté de fond. Dans la littérature ou sur Internet, on peut expérimenter sans risquer ce genre de dégénérescence (délégation, autorité, stalinisme…). Il n’y a pas que notre collectif, il y en a d’autres. Cette histoire de collectifs d’écrivains se répand. Et il y a aussi des auteurs solos qui collaborent entre eux. Tout ce monde est en train d’expérimenter, en littérature, des dispositifs de collaboration — entre auteurs, entre écrivains et public. Dans les contenus des livres, aussi, il y a une expérimentation de dispositifs, d’allégories, de métaphores, de mythopoïèses. Il y a un usage du genre épique (nos romans sont des romans épiques) assez répandu. L’épopée te permet d’avoir un horizon très vaste. Elle te permet de raconter des histoires où sont les multitudes, où il y a les conflits, où il y a des dynamiques complexes. À l’intérieur de ce type de roman, tu peux expérimenter toute une série de dispositifs, des messages. En ce moment, en Italie, il y a tous ces livres très intéressants qui sortent — et des réseaux qui se forment autour d’eux — et dans la politique, il ne se passe rien. Donc visiblement, il y a plus de possibilités d’expérimenter des dispositifs dans la culture et les arts que directement dans la politique. Et l’espoir c’est que, une fois expérimentés dans les arts, ces dispositifs puissent être utilisés dans les luttes politiques. Le problème ne se pose pas qu’en Italie. La gauche européenne est un peu dans les cordes – à quelques exceptions près. Il semble qu’elle ne parvienne pas à contraster une droite réactionnaire et surtout très médiatique. La gauche reste un peu campée sur une position qu’on pourrait appeler «critique» : elle utilise la vérité comme arme. Mais face au mythe, la vérité fonctionne mal. Pourquoi ? WM 2 : L’idée que les idéologies étaient mortes a amené l’idée selon laquelle il suffisait de raconter les faits — que les faits suffisaient pour mobiliser les gens. Mais les idéologies ont beau être mortes, les gens ont besoin de frames, de cadres de valeur avec lesquels lire la réalité. Si on ne travaille pas cela et qu’on laisse la droite le faire, les gens vont se mobiliser et voter carrément contre leurs intérêts – du moment qu’ils puissent élire quelqu’un qui porte ces frames. WM 1 : La droite a envahi le terrain de l’imaginaire. On a Berlusconi qui a créé un mythe et les ouvriers qui votent pour lui, même s’il mène des politiques totalement anti-ouvrières. WM 2 : Mais c’est pas qu’ils soient stupides! WM 1 : Non. C’est qu’il y a besoin de symboles, de mythes. Si tu laisses la droite les créer (par le haut) et que tu désertes ce terrain pour te limiter à dire : «les chômeurs étaient à 10%, maintenant, ils sont à 12% et les taxes sur le travail étaient à 15%, maintenant, elles sont à 11%…», tu ne vas pas réchauffer le coeur des gens ! On pense qu’il s’agit de donner une série de chiffres : on donne des abstractions quand, au contraire, il faudrait être capable de construire des histoires. Qu’est-ce que c’est que çà pour une couillonnade de communication ? WM 2 : Et puis quand tu décris les choses de cette manière, tu utilises un langage qui, de toute façon, est conceptuel — parce que «les faits», ça n’existe pas. Souvent, tu te retrouves à utiliser un langage qui a été imposé par la droite ! Alors on parle, par exemple, de «pression fiscale» Le type de phénomène auquel il est, ici, fait allusion (l’adoption d’un thème de droite par la gauche) est bien d’avantage visible, chez nous, avec la notion de «pouvoir d’achat» mais dans cette notion il y a cette idée que les taxes sont quelque chose qui pèse, qui écrase… WM 1 : Les riches ne veulent plus payer des taxes parce qu’ils ne veulent plus entretenir les pauvres. Alors ils ont inventé cette expression de «pression fiscale». Mais la gauche l’utilise aussi ! Quand tu utilises cette expression, tu l’acceptes et tu propages l’idée que devoir payer les taxes, c’est quelque chose d’arbitraire et d’autoritaire. Et tu fais le jeu de la droite qui veut détaxer les revenus financiers, ne veut plus faire payer les taxes aux entreprises. WM 2 : Alors qu’au lieu de ça, tu devrais essayer de proposer un nouveau frame, un nouveau cadre interprétatif. WM 1 : Parce que ce n’est pas un truc qu’on a inventé comme ça : le cerveau fonctionne par analogie. Le langage n’est pas logico-référentiel, mathématique. Le langage est une chose iconique, métaphorique, imaginaire. La gauche ne veut pas le comprendre. Elle est passée d’un extrême à l’autre : de la mobilisation par ces grands mythes façon Union soviétique à un langage miséreux et pauvre. Plein de chiffres mais avec peu d’images. Le communisme qui disparaît complètement du parlement italien (après les législatives d’avril), est-ce que c’est un événement ? Est-ce que le communisme, en Italie et en Europe, n’était pas déjà ailleurs que dans le parlement? WM 1 : L’idée qui dans l’histoire s’est appelée «communisme» ne mourra pas. L’idée qu’on doit diviser, partager la richesse et produire ensemble ne peut pas disparaître parce que c’est véritablement un besoin. Le capitalisme nous a convaincu que l’égoïsme est naturel. Le néolibéralisme a toute une série de mythes fondateurs, des fables: toutes ces petites paraboles, ces images (la main invisible du marché et tout ça) qui te disent que l’homme est égoïste et veut seulement réaliser son propre intérêt. Et que, donc, la meilleure façon de faire fonctionner la société, c’est de laisser chacune réaliser son propre intérêt et tout s’arrangera tout seul. C’est une couillonnade. Et c’est même une couillonnade d’un point de vue scientifique! Aujourd’hui, les études sur le cerveau montre qu’en réalité nous sommes programmés génétiquement pour être altruistes. Pour éprouver de l’empathie avec les autres. Il y a 10 ans, on a découvert les neurones miroirs qui sont très importants parce que ce sont eux qui nous font apprendre les choses au travers de l’exemple. Les neurones miroirs sont les neurones de l’empathie, de la compassion, du fait d’éprouver des émotions ensemble. Ils sont fondamentaux pour nous faire apprendre les choses au travers de l’imitation. On base tout l’apprentissage sur le fait d’être ensemble, de regarder les autres, de communiquer avec les autres, sur celui de souffrir et de jouir avec ensemble. WM 2 : C’est grâce à eux que si un gars prend un coup de marteau sur le genou et que je le vois, je ressentirais la douleur, j’éprouve de l’empathie. WM 1 : Les mythes fondateurs du capitalisme sont infirmés par les recherches neurophysiologiques! Dans l’unique Think Tank de gauche, le Rockridge Institute à Berkeley (fondé par George Lakoff), des linguistes, des cognitivistes, des neurologues étudient les frames du cerveau, les cadres mentaux du langage et de la pensée. Ils se basent beaucoup sur les neurones miroirs dans leurs recherches et désamorcent les mythes fondateurs du capitalisme — selon lesquels l’homme est égoïste. Ils montrent que ce n’est pas vrai: depuis les strates les plus profondes de notre cerveau nous sommes faits pour l’empathie. Et c’est la base du communisme ! Tu peux l’appeler différemment, ne plus utiliser le terme «communisme» mais cette chose-là, elle ne s’en ira pas. Les partis qui se sont dits communistes disparaissent, il y a la répression des luttes, mais ce truc reviendra toujours! WM 2 : Parce qu’on l’a dans l’ADN.