Politique
Will Kymlicka, de la reconnaissance des droits des minorités
16.02.2009
Libéraux et communautariens
Will Kymlicka est classé, dans l’orbite de la philosophie canado-américaine, dans le camp des libéraux, en opposition aux philosophes communautariens Le lecteur peu familier de l’univers politique et philosophique étasunien et canadien relèvera que «liberal» désigne des positions politiques progressistes attachées, contre le fondamentalisme religieux, aux libertés individuelles et contre la droite politique, à la promotion de l’État social-démocrate. Quant à «communautarien», il désigne une tendance philosophique qui insiste sur la pertinence de la communauté d’origine ou de destination dans la réalisation du soi – nous ne pouvons être moral qu’à plusieurs – à ne pas confondre, dans le débat franco-français, avec l’étiquette stigmatisante collée sur les pratiques sociales et culturelles dites communautaristes. Il insiste sur la liberté de choix dans nos engagements et dans nos renoncements : certes, notre liberté ne vaut pas pour elle-même, mais pour les engagements et les projets qui nous définissent mais à l’encontre des communautariens qui insistent sur la communauté morale comme fondatrice de notre identité, Kymlicka pense que nous nous inventons davantage que nous nous découvrons : «Dans la vision libérale du soi, les individus sont libres de remettre en question leur participation aux pratiques sociales existantes…le donné qui sert de base à nos jugements constructifs peut non seulement varier d’un individu à l’autre, mais peut aussi changer au cours de la vie d’une personne» W. Kymlicka, «Le sujet désengagé», A. Berten, P. Da Silvera et H. Pourtois, Libéraux et communautariens, Paris, PUF, 1997, pp. 275 et sq. Certes, sa philosophie est située dans l’espace canadien et étasunien, en prise sur la question des droits civiques, sur les droits des populations autochtones et des premières nations, sur le contentieux institutionnel canado-québécois et plus généralement sur des collectivités politiques fédérales définies comme terre d’accueil pour les migrants. Comment donc concilier liberté individuelle et droits des minorités ? Faut-il «laisser jouer le marché culturel» et laisser, sous le rouleau compresseur de l’anglo-conformité, les cultures traditionnelles et minoritaires se déliter ? Faut-il, au nom de la protection des minorités, laisser des chefs de bande et des patriarches opprimer les femmes et les membres de leur communauté en pratique de dissidence ou de désertion ? Ces questionnements ne manquent pas de nous interpeller. Mais pour le libéral convaincu qu’il est, il n’y a pas d’opposition entre une philosophie qui promeuve résolument les droits individuels et l’octroi de certains droits à diverses formes de minorité.
Distinctions capitales
Pour Kymlicka, il y a lieu de distinguer les minorités nationales des groupes ethniques résultant de l’immigration et des groupes sociaux désavantagés : «minorités nationales» renvoie aisément aux néerlandophones de Bruxelles et aux germanophones de la Communauté germanophone, «groupes ethniques» renvoie autant aux personnes et groupes résultant de l’immigration maghrébine ou turque, et «groupes sociaux désavantagés» peut s’appliquer sans trop de peine aux personnes handicapées, aux réfugiés, aux homosexuels et aux chômeurs de longue durée. Les minorités nationales sont présentes dès la fondation de l’État, et peuvent se targuer, dans leur histoire, d’une autonomie totale ou partielle, même supprimée par annexion ou conquête. Ces minorités disposent d’une culture commune, faite souvent d’une langue, de productions culturelles spécifiques, d’une religion majoritaire, disposent ou revendiquent des institutions propres. Quant aux minorités ethniques, elles résultent de l’immigration, individuelle ou familiale. Ces dernières ne revendiquent pas la constitution d’une nation séparée et autonome au sein d’un État multinational. Le désir de s’intégrer, de jouir des droits à la ressemblance (logement approprié à la taille du ménage, inscription à la sécurité sociale, emploi décent, accès à des formations, scolarité de qualité pour leurs enfants), n’empêche cependant pas que ces minorités recherchent fréquemment une certaine reconnaissance de leur identité ethnique au sein de droits à la différence garantis par la loi. Ils attendent des institutions qu’elles fassent droit à leurs spécificités culturelles, qu’un ensemble de reconnaissances pratiques évitent les blessures symboliques infligées par certains à leurs traditions culturelles et à leurs attaches religieuses. Dans cette perspective générale, la Belgique, et plus spécifiquement Bruxelles, apparaît à la fois comme un État multinational et polyethnique. Pour Kymlicka, il apparaît légitime que les États multinationaux accordent aux minorités nationales et aux groupes ethniques une série de droits qui puissent protéger leur culture même si «la protection que rendent possible les droits communément rattachés à la citoyenneté est suffisante pour bon nombre des formes légitimes de diversité se manifestant au sein de la société» W. Kymlicka, op.cit., p. 45. Pour la suite, les graphies italiques renvoient au texte de l’auteur. L’auteur n’accorde guère de crédit aux critiques de la théorie libérale des droits. Selon lui, les droits individuels sont effectivement mobilisés pour soutenir un très large éventail de relations sociales, et en premier lieu la liberté de conscience, qui stimule et protège des engagements sociaux et politiques faisant société L’auteur reconnaît cependant la réalité de droits collectifs spécifiques, tels les droits de pêche et de chasse accordés aux premières nations au Canada. Ce sont en effet les conseils de bande qui déterminent notamment les dates d’ouverture de la chasse et de la pêche. À l’inverse, poursuit-il, ce sont souvent les individus qui sont les premiers usagers des droits collectifs. La question n’est dès lors pas «droits collectifs ou droits individuels» mais constitution de citoyennetés différenciées qui fassent droit à des différences reconnues comme légitimes et qui les protègent efficacement.
Protections externes et contraintes internes
Il convient dès lors de distinguer deux types de revendications susceptibles d’être formulées par un groupe ethnique ou national. Le premier ensemble concerne la revendication d’un groupe dirigée contre ses propres membres et le second les revendications qu’un groupe adresse à la société dans son ensemble. Les premières revendications entendent protéger le groupe contre les effets déstabilisateurs de la dissidence interne, hérésie, apostat, désertion, contestation de l’autorité traditionnelle et les secondes entendent protéger le groupe contre les effets potentiellement destructeurs de décisions externes, par exemple de décisions prises par la société dans son ensemble et potentiellement destructrices de certains traits culturels identitaires du groupe. En effet, en Belgique, accorder des droits linguistiques au bénéfice d’un groupe ne lui donne pas pour autant le pouvoir d’en dominer un autre, minoritaire et situé géographiquement dans l’aire territoriale du premier. L’auteur avance l’idée «que les libéraux peuvent et doivent soutenir certaines mesures de protection externe lorsque celles-ci favorisent l’équité dans les rapports entre les groupes, mais qu’ils doivent rejeter toutes les mesures de contrainte interne qui limitent le droit des membres du groupe à remettre en question les autorités traditionnelles et à réviser les pratiques courantes». Pour l’auteur, un État démocratique bien formé se doit d’élaborer et de mobiliser trois mécanismes en vue de la prise en compte institutionnelle des différences culturelles : les droits à l’autonomie gouvernementale pour les minorités nationales, les droits polyethniques pour les minorités ethniques et migrantes et les droits spéciaux de représentation politique. Mais il convient auparavant de bien cerner la délicate question des contraintes internes. Certains groupes peuvent exercer des contraintes contre leurs propres membres. Pour l’auteur, ces pratiques de contrainte interne et de limitation des droits de leurs membres peuvent entrer en conflit avec la théorie libérale des droits et dans ce cas, être résolument rejetées. Les droits individuels, garantis par les chartes fondatrices sont «onbespreekbaar», non négociables, mais en cas de conflit entre un membre et sa communauté, le plaignant ne peut, aux États-Unis, au contraire du Canada, s’adresser à la Cour suprême. Bon nombre d’associations de femmes autochtones et de féministes musulmanes ont milité au Canada afin de restreindre les droits de contrainte interne que leur Communauté pouvait exercer sur elles. Les dirigeants autochtones, eux, «craignent que les juges blancs imposent leur propre forme culturelle de démocratie sans se soucier de savoir si les pratiques indiennes traditionnelles correspondent ou non à une interprétation tout aussi valide des principes démocratiques». Aux États-Unis, les membres de la communauté Pueblos qui se sont convertis au protestantisme ne reçoivent pas les aides au logement. Des groupes ethniques réclament le droit de retirer leurs enfants de l’école avant la fin de la scolarisation obligatoire et peuvent réclamer le droit de pratiquer l’excision ou d’arranger les mariages sans consentement des intéressés. Les journaux canadiens regorgent de plaintes de femmes autochtones violentées et violées. Mentionner aussi la demande de l’Institut islamique de justice civile de l’Ontario qui visait à créer des tribunaux islamiques chargés de régler les litiges familiaux. La demande n’a pas été rencontrée par les autorités ontariennes, devant la levée de boucliers, et notamment de mouvements de féministes musulmanes Lire à ce sujet P. Peerboom, «Ma charia au Canada», Agenda interculturel, Musulwoman, n°256, octobre 2007. Parmi les arguments évoqués par les opposantes, il est fait mention que jamais une femme musulmane n’osera faire appel d’une décision rendue par un imam. D’autres y voient une manière de désengorger les tribunaux, avec à l’arrivée, de substantielles économies pour l’État et la privatisation rampante des procédures de justice. En d’autres termes, les droits de protection externes dont jouissent les minorités ne peuvent en aucun cas servir d’alibi pour exercer des contraintes internes sur leurs membres quand ces contraintes s’exercent en violation flagrante des déclarations des droits et libertés de la personne.
Les droits à l’autonomie gouvernementale
Les premiers ensembles de droits accordent aux minorités nationales une certaine forme d’autonomie gouvernementale car «les nations cherchent à obtenir une certaine autorité territoriale, afin d’assurer le libre et plein développement de leurs cultures et de leurs intérêts». Le fédéralisme représente l’un des mécanismes appropriés afin de satisfaire les demandes d’autonomie gouvernementale : il en va ainsi tout autant pour les composantes du fédéralisme belge que pour le Québec qui dispose de pouvoirs étendus comme le contrôle du système éducatif et la réglementation en matière de langue, de culture et d’immigration. Les États-Unis auraient pu recourir au fédéralisme pour prendre en compte les droits à l’autonomie gouvernementale des minorités nationales, ce qu’ils ont toujours refusé de faire. Les Navajos, les Chicanos ou les Portoricains constituaient des majorités sur leur territoire d’origine, mais on décida de n’accorder le statut d’État qu’à des territoires à l’intérieur desquels ces groupes nationaux seraient minoritaires, soit par des découpes administratives qui les minorisent (Floride), soit en ne constituant l’État fédéré qu’au moment où les colons anglophones constituaient la majorité (Hawaii). Quand cette dernière solution était inapplicable, on créait un nouveau type d’unité politique non fédérale, comme le protectorat de Guam. On voit par-là, qu’au regard des minorités nationales belges, les minorités nationales aux États-Unis sont plus vulnérables et l’État américain est sans doute moins «libéral» que nos avancées institutionnelles approuvées par nos diverses composantes nationales et démocratiques. Les droits polyethniques Est-ce que les groupes issus de l’immigration doivent abandonner tous les aspects de leur héritage ethnique pour adopter les normes et les coutumes de la majorité ? Là aussi, les débats et les prises de position des politiques belges rejoignent la réflexion de Kymlicka. Remarquons déjà que la Constitution belge reconnaît différents cultes et que les Régions wallonne et flamande ont adopté divers décrets ouvrant le jeu pour les minorités ethno-culturelles. Quant à la commission sur le dialogue interculturel créée en 2004 par le gouvernement fédéral, elle avait pour objet de dégager des pistes concrètes pour tenter de répondre aux défis d’une société ouverte et pluriculturelle ; elle a élaboré un ensemble de propositions très constructives et très concrètes : soutenir les initiatives qui visent à l’apprentissage et la transmission des langues par l’organisation de cours des langues d’origine dans les écoles, pratiquer, au sein des bibliothèques publiques, une politique d’acquisition d’ouvrages de référence des cultures minoritaires, assurer une visibilité accrue des minorités culturelles dans l’espace public. L’ancien secrétaire d’État de la Région de Bruxelles-Capitale Alain Hutchinson avait, lui, fort opportunément soutenu l’idée de l’érection d’un musée de l’immigration. L’obtention de droits polyethniques comprend aussi, selon l’auteur qui en approuve le contenu, le subventionnement des pratiques culturelles, «le financement des associations, des publications et des évènements à caractère ethnique». Ces subventions ne feraient d’ailleurs que rétablir l’égalité de traitement par rapport au financement d’activités plus «européennes», ce qui ne nous empêche pas de laisser poindre notre indignation relativement aux différences de subventionnement entre l’Ommegang et la Zinneke Parade. Quant aux divers prescrits religieux et leur application dans le domaine de la santé et des écoles, la procédure dite des accommodements raisonnables, telle qu’elle est développée au Canada y répond partiellement : horaires de travail adaptés pour permettre aux musulmans et juifs de fréquenter leur lieu de culte lors du jour de prière, installations ad hoc pour l’abattage rituel, nourriture adaptée dans les cantines scolaires et pour les Sikhs, droit, au Canada, de porter leur turban rituel lorsqu’ils sont engagés dans la gendarmerie royale ou de porter leur poignard rituel dans les institutions scolaires. À l’inverse des droits à l’autonomie gouvernementale qui prône la séparation, les droits polyethniques permettent «aux groupes ethniques et aux minorités religieuses d’exprimer leur particularité et leur fierté culturelle sans que cela ne diminue leurs chances de succès au sein des institutions économiques et politiques de la société».
Droits spéciaux de représentation politique
«Dans les démocraties occidentales, poursuit l’auteur, on s’inquiète de plus en plus de la non représentativité du processus politique, au sens où celui-ci ne parvient pas à représenter la diversité de la population. Les pouvoirs législatifs…sont contrôlés par des hommes de race blanche, actifs, appartenant à la classe moyenne». L’auteur ne pourrait qu’approuver les pratiques de plusieurs de nos partis démocratiques, qui formellement ou non, réservent des quotas et des places stratégiques à des femmes et à des personnes d’origine immigrée sur leurs listes électorales, même si le problème des quotas féminins et d’une manière générale les procédures dites de discrimination positive ne font pas l’unanimité et génèrent parfois des effets pervers redoutables Certains analystes expliquent, pour partie, la victoire des républicains lors de la défaite de Carter à des politiques de discrimination positive qui discrimineraient négativement une partie de la classe ouvrière blanche en discriminant positivement le prolétariat noir dont la tranche de revenu se situe juste au-dessous de celle de la «working class» blanche des banlieues de Détroit. Ce constat pourrait valoir partiellement pour la montée de l’extrême droite dans certains pays européens. Point n’est besoin de regarder fort loin pour l’application concrète de ces propositions en relevant les garanties de représentation politique dont jouissent les néerlandophones à Bruxelles ou la garantie réservée à la Communauté germanophone de disposer d’une représentation au Sénat de Belgique. Ces garanties peuvent entrer dans un jeu d’interactions positives avec les droits à l’autonomie gouvernementale : si les minorités qui disposent d’une autonomie gouvernementale peuvent également participer, au niveau fédéral, aux délibérations démocratiques qui peuvent interpréter ou modifier les pouvoirs attachés à l’exercice de leur autonomie gouvernementale, elles disposent d’un rapport de force non négligeable afin de s’opposer aux altérations et aux modifications unilatérales qui risqueraient d’affaiblir, du haut, leur autonomie politique. Ainsi, diverses institutions permettent aux différentes minorités belges de se protéger à partir de leur représentation garantie au niveau fédéral : sonnette d’alarme, majorités spéciales, recours au conseil d’état…
On est loin du modèle républicain
Les jeux sont ouverts : les minorités nationales aspirent à obtenir des droits spéciaux de représentation politique et à une autonomie gouvernementale partielle, les groupes ethniques issus de l’immigration peuvent à leur tour lutter pour obtenir des droits polyethniques et les handicapés, à côté des procédures de lobbying, aspirent, dans un cas de figure à évoquer, à des droits de représentation politique. Mais mélangez le tout et vous aurez des cas de figure des plus intéressants pour la réflexion. Le modèle républicain français, avec sa laïcité proclamée, les droits les mêmes partout pour tous, l’égalité formelle garantie à tous les citoyens semble bien battu en brèche par l’apparition et la légitimation des citoyennetés différenciées. Après les débats sur le port du hijab dans les écoles françaises, le Conseil d’État et les tribunaux ont donné raison, dans la plupart des cas, aux partisans du port du voile car la laïcité est une contrainte imposée aux professeurs et à l’institution, non aux élèves. Nul doute que Kymlicka nous aide, avec la batterie articulée de ses concepts et de ses arguments reposant sur des faits à y voir plus clair pour mieux agir pour faire droit autant aux ressemblances qu’aux différences.