Politique
Voitures de société
14.02.2008
Comme chaque année, le Salon de l’auto aura fait courir les foules. Cette fois, le mantra aura été: «vive la voiture propre». La bonne conscience des constructeurs s’est étalée. Décidément, «business as usual». Mais la focalisation exclusive sur le réchauffement climatique aura permis d’occulter d’autres questions majeures de société.
Pour ma part, dans le respect et la conscience du monde, 2008 pourrait être l’année de la reconquête de cette liberté, de nos jours si durement attaquée…» Cette noble proclamation conclut un éditorial intitulé «Mon auto ma liberté» publié dans un magazine spécialisé Vincent Hayez, in Touring Explorer, magazine du Touring Club de Belgique, p. 84, n°157, février 2008. Pour son auteur, il faut une sérieuse dose de mauvaise foi pour ignorer «qu’un vieux (petit) tacot des années 80 pollue bien plus qu’un 4×4 récent, qu’un diesel des années 90 crache plus de suies qu’un V6 diesel doté d’un filtre». Pour les profanes, le V6 diesel est le bloc moteur qui équipe, entre autres, l’Audi A4, dont la version de base revient à 29.900 euros, dont la vitesse de pointe est de 208 km/h et dont la consommation urbaine est de 11,6 litres. L’heureux propriétaire d’un tel véhicule serait donc beaucoup plus écologiquement correct que l’irresponsable plouc qui bichonne sa Polo depuis douze ans pour qu’elle lui fasse un maximum d’usage. Salaud de pauvre. Ça ne fait finalement que deux ou trois ans que la prise de conscience du réchauffement climatique s’est imposée comme une déferlante. Mais ça fait depuis bien plus longtemps que d’autres méfaits de l’automobile sont pointés du doigt, indépendamment de la question du CO2. La voiture tue. La voiture engloutit l’argent public dans la construction et l’entretien d’un réseau routier financé par l’impôt. La voiture gaspille et morcelle le territoire. La voiture engorge les villes, embouteillées désormais du matin au soir. La voiture consomme de plus en plus le temps de ses usagers, et son avantage comparatif se réduit à néant au fur et à mesure que son nombre augmente. Toutes ces tares ne disparaîtront pas, même si par extraordinaire les automobiles pouvaient rouler à l’eau minérale. Une «société de voitures» restera fondamentalement inhumaine, et la liberté des propriétaires d’Audi A4 a bon dos. La plus belle métaphore de cette «société de voitures», c’est la «voiture de société». Il y a beaucoup de voitures de société en Belgique. Elles constituent 45~% des nouvelles immatriculations. Mais elles ne comptent pourtant qu’entre 13 et 19~% de l’ensemble des véhicules en circulation Les données mentionnées sont extraites d’un rapport réalisé par le Groupe de recherche sur les transports auprès des FUNDP de Namur, à la date du 28 juin 2007. (On verra plus loin l’explication de ce paradoxe.) Seul le quart de ces voitures (24~%) sont affectées exclusivement aux déplacements professionnels. Le reste de ces véhicules, soit entre 10 et 15~% du parc automobile total, sont mis à la disposition des employés par leur entreprise pour un usage essentiellement privé, en guise d’avantage complémentaire Il faudrait également défalquer de ce chiffre les voitures utilisées par des indépendants qui se sont constitués en société. Un chiffre important, sans doute, mais qui ne constitue qu’une part très minoritaire de l’ensemble des véhicules en circulation. Pour ceux qui en bénéficient, la mise à disposition d’une voiture de société est un élément de la rémunération. Tout le «paquet» (fourniture du véhicule, taxes et assurances, entretien, remplacement à la moindre panne et, dans 90% des cas, carburant) est pris en charge par l’entreprise. L’employeur aussi y gagne : une voiture de société lui coûte moins cher qu’une augmentation salariale brute sur laquelle seraient dus des cotisations patronales, un pécule de vacances, une prime de fin d’année… Tous les frais engagés sont déductibles fiscalement À 100~% pour les intérêts de l’emprunt et le carburant ; entre 60 et 90~% pour l’amortissement, l’entretien et les primes d’assurance, en fonction de l’émission de CO2. Bref, tout ce que l’employeur verse dans le pot «voiture de société» profite intégralement à l’employé sans prélèvement du fisc, et avec une cotisation sociale minime qui est, depuis 2005, modulée sur le taux de CO2 émis Ainsi, pour l’Audi A4, cette cotisation s’est élevée en 2006 à 66,97 euros par mois. Trois employés sur dix bénéficieraient d’une voiture de société. Mais ce ne sont pas n’importe quels employés. La moyenne des revenus des bénéficiaires de voitures de société est de deux à trois fois supérieure à la moyenne des revenus de tous les propriétaires de voitures privées. Et ce n’est pas non plus n’importent quelles voitures: alors que pour l’ensemble du parc automobile, la cylindrée moyenne est de 1~500~cc et la durée de circulation de 6,9 ans, les voitures de société ont une cylindrée moyenne comprise entre 1~800~cc et 2~000~cc et elles sont remplacées après 2,2 ans. (Ce qui explique leur nombre relativement bas malgré leur taux élevé parmi les nouvelles immatriculations.) Dernière caractéristique : plus de la moitié des voitures de société roulent plus de 30~000 kilomètres par an, mais il n’y a aucune corrélation entre ce chiffre et l’importance des déplacements professionnels. Il s’agit donc d’un régime propre à la Belgique, plus favorable que dans les pays voisins, qui revient à octroyer un avantage fiscal important aux couches salariées supérieures en encourageant une forme particulièrement discutable de consommation privée. En interrogeant les présidents de partis à la veille des dernières élections, un internaute du journal Le Soir pointait l’effet pervers : «Les propriétaires ont tendance à partir habiter en périphérie où l’immobilier est moins cher. En effet, peu importent les coûts de déplacements puisque ceux-ci sont pris en charge par la société. Et donc, ceci ne fait qu’amplifier les déplacements et la consommation énergétique. Mais aussi contribue à l’étalement de l’urbanisation (augmentation des coûts pour la collectivité) et nuit à l’objectif d’un retour en ville des habitants. N’est-il pas grand temps de revoir le régime fiscal des voitures de société en Belgique? http://blogs.lesoir.be/elections-2007/2007/05/14/voitures-de-societe/ ..» La réponse du MR dévoile le pot aux roses : «Le régime particulier des voitures de société a été conçu comme une forme de compensation à des taux trop élevés d’impôt sur les revenus du travail. Durant les deux dernières législatures, le vice-Premier ministre et ministre des Finances Didier Reynders n’a pas modifié ce régime mais il s’est toujours dit prêt à l’adapter dès que l’imposition sur les revenus du travail serait ramené à des taux plus favorables aux travailleurs.» On a vu qu’en l’occurrence, l’avantage ne profitait pas à tous les travailleurs, mais à une minorité privilégiée d’entre eux. Toutefois, le MR, comme les autres partis, se dit prêt à envisager des alternatives. Le régime des voitures de société est un triple scandale: parce qu’il encourage la consommation énergétique en encourageant les déplacements privés, parce qu’il encourage la privatisation de l’espace public dans les villes et les campagnes en encourageant la mobilité individuelle, parce qu’il s’agit d’un avantage extra-salarial défiscalisé qui n’est pas offert à tous les employés. La volonté de réviser ce régime sera un bon test de la sincérité des proclamations unanimes en faveur du développement durable et de l’équité fiscale.