Politique
Voici la pension des morts !
28.10.2014
La « réforme » des pensions est à nouveau à l’ordre du jour. Sous couvert d’une réduction des dépenses (lire : du salaire socialisé), l’enjeu s’épelle magot à saisir. Visite guidée.
‘‘Si nous ne faisons rien aujourd’hui, dans moins de vingt ans, nos pensions seront réduites de moitié. » L’air est connu. La citation a ceci d’intéressant qu’elle date de 2003. Constance, donc, dans le discours. La variante du jour : si nous ne faisons rien, nous irons « droit dans le mur ».
La première affirmation, due à Jean- Pierre Raffarin, à l’époque Premier ministre français, date du 7 mai 2003, à suivre l’indication de Michel Husson qui rapporte l’affaire dans son livre Les casseurs de l’État social – Des retraites à la Sécu : la grande démolition[1.Éditions La Découverte. On consultera aussi son site, un des plus percutants : http://hussonet.free.fr/.]publiée la même année. On y reviendra tant cet ouvrage éclaire bien les ressorts économiques qui cornaquent les discours sur la nécessité de réformer le système des pensions. Mais, donc, de 2003 à 2014, même topo. Le « droit dans le mur » a été évoqué par Michel Jadot, président de la Gestion globale de la sécurité sociale belge, invité par le réseau Éconosphères, le 25 septembre 2014, aux côtés de Mateo Alaluf, pour débattre de l’avenir des pensions[2.Jadot ? Sans conteste un des meilleurs connaisseurs de la sécurité sociale (« une passion », dit-il), actuellement retraité mais sur le mode hyperactif. Mateo Alaluf, bien connu de ces colonnes, est sociologue, auteur de La pensée molle – Dictionnaire du prêt à penser (éd. Couleur livres, 2014) : sans ses lumières, le débat public en Belgique s’en trouverait singulièrement appauvri.]. Jadot ne faisait que répéter là ce qu’on entend partout, pour aussitôt s’insurger. Droit dans le mur ? Faux et archi-faux, dit-il. « Ce n’est pas vrai ! Et je constate une chose : si la sécurité sociale était financée comme elle devrait l’être, il n’y aurait pas de problème. » Là, c’est d’emblée aller au cœur de la question. Pour sa part, Jadot évoque les réductions des cotisations sociales en faveur des entreprises. « J’en ai compté soixante-quatre, des chèques-repas aux quelque 600 000 voitures de fonction, et cela pèse environ un milliard d’euros. » Husson, on le verra, complète le tableau.
Topographie politique
Marquons une pause pour camper la problématique. De quoi s’agit-il ? De ceci. Primo, d’un discours lancinant allant répétant que les pensions, à conditions inchangées, ne pourront pas être payées demain. Dernière en date des artilleries lourdes sorties d’embuscade : le rapport de la « Commission de réforme des pensions »[3.Un contrat social performant et fiable, sous-titré « Propositions de la Commission de réforme des pensions 2020-2040 pour une réforme structurelle des régimes de pension », juin 2014, 196 pages indigestes, téléchargeable à l’adresse .http:// pension2040.belgium.be/fr/index.htm->http://pension2040.belgium.be/fr/index.htm..] instituée en 2013 par le tandem ministériel De Croo (VLD)/Laruelle (MR) et rendu public en juin 2014. La presse n’a pas tardé à embrayer : « C’est en Belgique que la hausse des pensions fera le plus mal » (L’Écho, 9 juillet 2014), « Le vieillissement se paiera plus tôt que prévu » (La Libre, 11 juillet 2014), le quotidien vespéral optant quelques mois auparavant pour le titre-choc : « Sécu : les patrons trinquent » (Le Soir, 11 décembre 2013). Pour résumer : si on ne réforme pas, on va droit dans le mur. Là, ajoutons, on est en pleine actualité puisque c’est en s’appuyant sur des morceaux choisis de ce rapport que le gouvernement « kamikaze » ira de l’avant.
Secundo, d’un substrat à prétention scientifique censé prouver le bien-fondé de l’appel à réformer les pensions. C’est le volet argumentaire. Il est relativement bien connu. Ce sont surtout les statistiques sur le vieillissement de la population. Elles tendent à (faire) dire que le rapport entre « actifs » qui cotisent à la sécurité sociale et les « inactifs » retraités sera de plus en plus déséquilibré (moins d’argent qui entre pour plus d’argent devant sortir), ce en raison d’une espérance de vie allant croissant et, phénomène transitoire, de l’effet boomerang dû au « baby-boom » (pic de naissances survenant après la Seconde Guerre mondiale) : ce surcroît de pensionnés devrait cependant, de l’avis de tous, cesser de produire ses effets à partir de 2040 lorsque, par « départs naturels » (décès), ce surnombre disparaîtra des registres de l’Office national des pensions – mais comme viendra le rappeler Jadot, la Commission « pensions » n’insiste guère là-dessus[4.Au cœur des recommandations « structurelles » de la Commission : l’idée de moduler le montant des pensions sur la base d’un « système à points » récompensant les plus méritants : « La plus grande supercherie que j’ai connue », dira Jadot, ajoutant qu’il n’a « jamais vu une contestation aussi fondamentale » de la sécurité sociale.]. À l’« horizon » 2040, elle préfère celui de 2060, donc la projection sur le très long terme ou, pour utiliser la formule de Mateo Alaluf, sur une « escroquerie intellectuelle » : qui sait de quoi seront faits, dans 45 ans, la démographie, la pyramide des âges ou la configuration de l’emploi, trois des paramètres importants pour les recettes et les dépenses de la sécurité sociale ? Personne, naturellement. Mais on fait comme si. Tertio, c’est tout ce qu’on évacue du débat. L’emploi et les travailleurs, par exemple, qui financent à hauteur de 64% la sécurité sociale[5.Données 2010, sur un total de 103 milliards d’euros pour une dépense globale d’un montant quasi équivalent à l’intérieur duquel les pensions, stricto sensu, comptent pour 49,6% (quelque 40 milliards d’euros) – cf. .http://socialsecurity.fgov.be/docs/ essobs_kerncijfers/brochure_essobs_2010_ fr.pdf,->http://socialsecurity.fgov.be/docs/ essobs_kerncijfers/brochure_essobs_2010_ fr.pdf. une brochure sous cachet public où les cotisations des travailleurs sont en bloc attribuées aux « Contributions Employeurs » (sic).]. La structure de financement est un autre grand absent du rapport : il faut un Jadot pour relever que, même en acceptant ces projections, le vieillissement ne pèsera « que 4,5 points de PIB à l’horizon 2060 » (4,5% du Produit intérieur brut, somme des richesses marchandes produites sur un an). Ce n’est pas la mer à boire. Pour y voir encore plus clair, on se reportera à Husson. Dans son livre de 2003, il reproduit un petit tableau de son cru, qu’il a entretemps actualisé (valable pour la France mais la situation est comparable en Belgique). Là, tout est dit. Au recul de la part des salaires correspond – effet miroir ! – une conquête à exacte proportion de la part des profits. La soi-disant insoutenabilité des pensions trouve ici sa meilleure réfutation : insoutenable, en effet, si ce qui doit les financer est capté par la rapacité croissante des rentiers qui parasitent les comptes des entreprises. Or, c’est ce qui se passe, via les dividendes, mais pas seulement, qui vont aux rentiers[6.Mieux connus sous le nom d’actionnaires ou d’« investisseurs ». Leur rente provient des dividendes mais, nota bene, aussi des opérations de rachat d’actions (« buy-back »). Ces derniers se chiffraient à 500 milliards de dollars (400 milliards d’euros) aux États-Unis en 2013 et, au premier semestre 2014, à 339 milliards de dollars (270 milliards d’euros), « volume semestriel inégalé depuis 2007 » (Financial Times, 22/9/2014). On notera qu’aucun « rapport de commission » gouvernemental ne se propose de recommander une « réforme structurelle » de ce pilier-là.]. S’il y a un « problème » avec les pensions, il est là, très précisément. Pas de sous pour les vieux because holdup en amont.
La mariée mise à nu
Passons rapidement en revue les leçons qu’en tire Husson, elles sont paroles d’or. Au-delà du caractère parfaitement finançable des pensions découlant de sa démonstration (ponction sur la « rente » !), c’est tout d’abord l’invitation à prendre de la hauteur et voir l’offensive comme une marche « en crabe ». Les pensions ? Mais ce n’est qu’une des cibles d’un mouvement général tendant à réduire les dépenses socialisées (sécurité sociale dans son ensemble, services publics…), cibles dont la fragmentation a pour effet de « ne pas heurter de front les résistances sociales et surtout d’éviter leur coordination ». La tactique est donc : multiplier les fronts pour affaiblir l’adversaire en autant de groupes d’intérêts qu’on disqualifiera ensuite comme corporatistes. Les pensionnés, au final, paraîtront arc-boutés sur des positions égoïstes… Il y a donc lieu d’inverser et de voir que la compression des dépenses de pension s’inscrit dans un objectif de réduction des cotisations sociales qui, à son tour, ne prend son sens qu’au titre de contribution « au recul de la part salariale globale ». C’est, ensuite, le rôle que les pensionnés « réformés » sont appelés à jouer. Ils doivent travailler plus longtemps pour mériter leur retraite, leur carrière doit être allongée. Pourquoi donc ? La réponse de Husson tient de l’évidence rarement perçue. L’une des « plus grandes craintes du patronat, dit-il, .est. que l’évolution démographique conduise à un relatif plein-emploi qui rétablirait un meilleur rapport de forces en faveur des salariés. Le changement de position du patronat sur l’immigration ne s’explique pas autrement ». À supposer, en effet, un départ important de travailleurs à la retraite et, dans le même temps, leur non-renouvellement (épuisement du baby-boom) sur le « marché » du travail, le chômage devrait mathématiquement baisser, et même fortement. D’où la possibilité de revendiquer de meilleurs salaires. En un mot comme en cent : catastrophe ! Pour finir, un mot de l’idéologie qui surplombe. Sous les regards, actuellement, c’est le rapport de la « Commission pensions » qui fait débat. L’affaire, rappelle Husson, ne date pas d’hier, cependant. Dès 2002, la Commission européenne avait esquissé « une stratégie par étapes », laissant entendre que, idéalement, il faudrait « passer aussi vite que possible à une capitalisation à 100% ». Entendre : supprimer le régime public de pension et tout verser au privé. Dès le Conseil européen de Barcelone en mars 2002, position unanime des chefs d’État européens : il faut « chercher d’ici à 2010 à augmenter progressivement d’environ cinq ans l’âge moyen effectif auquel cesse dans l’Union européenne l’activité professionnelle ». Bref, privatiser et maintenir un niveau de chômage satisfaisant. À côté, les travaux de la commission belge font figure de recopiage enfantin.
Épuration linguistique
L’idéologie, il faut peut-être s’y arrêter. « Capitalisation à 100% » recommandait l’Union européenne. Ce sont les régimes de pension qui passent sous nos cieux sous l’appellation de second et troisième pilier (voir le glossaire), formes privatisées et, comme souligne Alaluf, « concurrentes » du régime de pension public, autre hold-up sur les salaires. Des « piliers » ? La supercherie langagière est assez fantastique et indique la force de séduction du vocabulaire dominant. C’est l’aspect auquel Alaluf s’attache : le « pouvoir des mots », dont une des moindres prérogatives n’est pas celle « d’en exclure » à chaque fois qu’ils gênent, l’« économie politique » par exemple, passée à la trappe dans les universités parce que « politique » était de trop et pouvait paraître polémique, ouvert à débat. Dans la même veine, dans la presse, il y a moins subtil : s’y faisait traiter de « négationniste »[7.L’Humanité du 2 juin 1911, reproduit dans Paul Lafargue, Paresse et révolution – Écrits 1880‑1911, éd. Tallandier, coll. Texto, 2009.] quiconque n’accepte pas les conclusions de la « Commission pensions » et, s’agissant de l’allongement des carrières, on y assène que « personne en Europe ne le conteste » : voilà qui revient à évacuer toute critique par radiation pure et simple… La critique de fond, pour résumer avec Alaluf, ira emprunter aux pamphlets socialistes du siècle précédent. Dès 1911, Paul Lafargue, beau-fils de Marx, reprend l’expression « la retraite par les morts » pour caractériser le hold-up consistant à capter l’épargne des ouvriers au prétexte de leur payer une pension… après leur mort, pour la grande majorité d’entre eux. Idem aujourd’hui. Et la riposte, comme souligne Alaluf, doit donc radicalement revendiquer une autre « réforme structurelle » posant que « la pension, ce doit être pour travailler moins longtemps », et qu’une voie royale existe pour cela : la réduction généralisée du temps du travail. Quand il y a hold-up et que la police ne bouge pas, il faut en appeler au devoir citoyen d’assistance à personne en danger.
Glossaire
Piliers. On ne comprendra rien à la Belgique sans avoir au préalable visité ses colonnades. Dans le cas des pensions, on a ainsi un premier pilier (pension légale), un second pilier (pension complémentaire par assurance groupe) et un troisième pilier (la complémentaire individuelle), les deux derniers s’inscrivant dans la privatisation du système de retraite. Pour en vanter les vertus, ses agences de publicité préfèrent parler de structures de capitalisation. Késako ? Capitalisation. Entendre par là que le 2e et le 3e pilier sont censés « stocker » (capitaliser) les contributions des futurs retraités afin de, le moment venu, leur verser le complément attendu. Dans l’intervalle, les fonds de pension (parfois appelés « zinzins », contraction de « investisseurs institutionnels ») et autres intermédiaires financiers gèrent ces sommes fabuleuses et en vivent grassement. Calpers, le fonds de pension californien, parmi les plus connus, trône ainsi sur quelque 300 milliards de dollars (236 milliards d’euros). Dans l’intervalle, il arrive aussi que le fonds de pension fasse faillite (cas célèbre que celui d’Enron, 2001 : 2 milliards de dollars de droits à la pension partis en fumée). On a ici affaire à un système radicalement différent de celui régit par la répartition. Encore un mot à retenir… Répartition. Le système de pension légal, longtemps seul sur scène (il n’était pas encore « pilier »), repose sur le principe que les travailleurs, en cotisant à la sécurité sociale, paient la pension de leurs aînés, déjà admis à la retraite. Lorsque leur tour viendra, ce seront, demain, les « actifs » du moment qui paieront la leur. On parle parfois de « solidarité intergénérationnelle ». C’est un versement direct (une répartition) de la génération au travail à la génération retraitée, sans intermédiaire : pour les voltigeurs de la finance, cela n’a évidemment rien d’attrayant. Ils vont agiter l’épouvantail du vieillissement. Voilà qui n’a rien à voir avec la chute des feuilles à l’automne. Vieillissement. Sont visés ici le fait tendanciel que les gens vivent plus vieux qu’avant ainsi que l’hypothèse selon laquelle il y en aura trop demain : trop en termes de coûts (santé et retraite) pour la sécurité sociale, s’entend, trop pour que les actifs (supposés moins nombreux) puissent demain encore payer intégralement la pension des retraités (supposés beaucoup plus nombreux). Un grand nombre d’experts planchent là-dessus. Dans ce domaine, on entre dans le domaine de la philosophie spéculative : que nous réserve l’an 2060 ? Personne ne sait. C’est pourtant à cette aune que les « experts » se jettent des chiffres à la figure. Paramétriques. En général, au pluriel. Utile pour jargonner en connaisseur. Les aménagements « paramétriques » de la sécurité sociale consistent à « chipoter » à l’intérieur de l’enveloppe budgétaire (on accorde moins à l’un, un chouïa plus à l’autre, voire rien), cette approche se distinguant radicalement des mesures de « réforme » dites « structurelles » de la sécu. Vous avez lu « réforme » ? C’est une erreur, le mot nous a échappé. Réforme. Désigne systématiquement son contraire, résultat de quelques décennies de matraquage néolibéral.