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Privilégier le terrain contre l’extrême droite. Récit de campagne victorieuse dans la France rurale

Un militant belge progressiste s’est engagé dans la dernière campagne législative française auprès du député Nouveau Front Populaire, Philippe Brun (PS). Il relate ici son expérience et les enseignements qu’il tire de la campagne victorieuse de l’élu sortant pour la gauche.

Je fais partie des nombreux jeunes militants, politisés à gauche mais non encartés, qui ont investi leur début d’été à la victoire de l’alliance des partis de gauche français du Nouveau Front Populaire (NFP). Pendant trois semaines, des militants de tous bords se sont rendus dans les « swing circos », des circonscriptions s’étant jouées à quelques voix en (dé)faveur de la gauche en 2022, pour soutenir la campagne des candidats locaux du NFP. Ainsi ai-je abouti dans la quatrième circonscription de l’Eure, pour défendre la candidature de Philippe Brun (PS), qui avait remporté sa circonscription à 348 voix près en 2022 contre le RN. À l’issue d’une campagne intense, ce député est parvenu à l’exploit : faire reculer le RN de plus de 3500 voix. En deux ans de mandat, il a multiplié son écart de voix par 10. Comparativement, l’écart de voix entre François Ruffin et sa concurrente du RN a été divisé par deux entre 2022 et 2024. À l’heure où l’extrême droite multiplie les succès en Europe, et parvient à insuffler son projet culturel au sein des partis de droite traditionnelle en France comme en Belgique, je veux ici partager quelques enseignements de cette campagne. Ceux-ci soulignent notamment le rôle crucial des pouvoirs locaux dans la lutte de terrain contre le RN, ce qui renforce l’importance des scrutins communaux à venir en octobre en Belgique et en 2026 en France.

Un département, deux réalités

L’Eure est un département où la nature, nourrie par des averses régulières, fleurit dans des tons vifs. En été, les routes sont bordées de champs de coquelicots, les rosiers s’accrochent sur de belles maisons à colombages normandes. Quelques églises signifient sur l’horizon la présence de villages. Les clochers côtoient parfois dans le ciel les cheminées d’usines, vestiges de l’industrialisation du siècle dernier. La circonscription compte par ailleurs différentes agglomérations de milliers d’habitants. L’une d’elles, Val-de-Reuil, est une des villes les plus jeunes, pauvres et cosmopolites de France. Deux réalités s’alternent dans cette circonscription, présentée parfois comme une « petite France à elle toute seule » : les zones rurales, socialement homogènes et isolées, avoisinent de petites zones urbaines, plus pauvres et diversifiées.

Les deux souffrent de leur manque de services publics : l’offre de train est insuffisante, l’offre médicale aussi. Dans certaines villes, des faits divers et le manque de police de proximité peuvent amplifier le sentiment d’insécurité. Cette circonscription est au cœur de ce qui polarise la société française aujourd’hui : le sentiment d’abandon éprouvé par la « France périphérique » et les crispations sociales liées à l’immigration y profitent à l’extrême droite. Sans surprise, Brun faisait ainsi face à la menace de voir son siège rejoindre le reste de son département sous le joug du parti de Marine Le Pen.

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Nous avons tracté plusieurs jours à différents endroits et quotidiennement interagi avec des électeurs du RN : aux abords des supermarchés, des gares. Nous avons réalisé du porte-à-porte dans différents espaces, de pavillons de village en logements sociaux péri-urbains.

Misère et mépris social

Il faut voir ces immeubles, humides, sombres, dégradés, pour saisir qu’un premier terreau d’extrême-droite se trouve entre ces murs : dans la misère et le mépris social imprimé dans la chair de ses habitants. Je savais qu’un des ressorts du vote RN était la dépravation économique en zone rurale.1 Mais le savoir n’y a rien fait : mon estomac s’est tordu dans cette cage d’escalier jaunie par l’usure et l’abandon et où, à chaque palier, deux appartements se font face.

Devant le premier, j’ai cette conversation avec un homme blanc, cinquantenaire à la barbe mal taillée, qui m’ouvre avec les yeux gonflés et la chemise entre-ouverte. Je lui demande s’il ira voter le 30 juin. « Oui, pour que tout ça change », répond-il. Apercevant mon tract pour le député de gauche, il coupe aussitôt court et me claque la porte au nez, dans un élan de colère : « C’est pas la peine ! » Réaction régulière d’électeurs du RN : certains refusent la discussion, parfois avec agressivité. Je sonne ensuite en face. Après quelques instants, une petite femme d’une soixantaine d’année m’ouvre et me sourit. Son regard est doux. Je lui demande si elle connaît Philippe Brun. « Oui, il a aidé le quartier dans la rénovation de logements sociaux. » Après m’avoir offert du thé, elle me dit être arrivée en France à 8 ans. Elle a travaillé pendant près de 40 ans à la mairie du coin. Elle est algérienne, ses enfants français et inquiets. Elle sourit : « Le Pen ne passera jamais ! » La lueur dans son œil raconte toute sa confiance dans son pays d’accueil – au moment-même où il pourrait lui tourner le dos. 

Quarante ans de réformes économiques menées par la gauche et la droite ne l’ont pas éloigné de cet immeuble en ruine.

Je ne la partage pas. Différents sondages donnent la majorité absolue au RN le 7 juillet prochain. Si celui-ci applique la préférence nationale, elle pourrait perdre l’accès à son logement social.

Voilà ce qui se joue dans des milliers de cages d’escalier en France : deux portes se toisent. Les deux partagent cet immeuble délabré, vivent dans ce même désert médical, subissent dans leur chair les conséquences de politiques iniques. Pourtant, l’un croit que son malheur est dû à sa voisine parce qu’elle est d’origine étrangère. Il adhère au RN car il se sent abandonné par tout le reste : quarante ans de réformes économiques menées par la gauche et la droite ne l’ont pas éloigné de cet immeuble en ruine. 

Matrice xénophobe

Comme le montre Félicien Faury2, la motivation de certains électeurs RN n’est alors plus seulement d’ordre socio-économique : le racisme en devient le langage. Un racisme ordinaire, comme il en existe d’ailleurs aussi à gauche. Seulement, chez de nombreux électeurs du RN, il prend soudain la dimension d’un projet politique, le cœur d’un mode puissant d’explication des réalités vécues. Qu’il soit question de pouvoir d’achat, de l’accès aux services publics, de faits divers, la conclusion est toujours identique : il y a trop d’immigrés en France. Ainsi l’hégémonie culturelle de l’extrême droite repose-t-elle sur une matrice préalable, la xénophobie, dont elle accentue et légitime l’expression publique.

Mais le racisme n’explique pas tout : dès lors qu’elle concerne près de 11 millions d’électeurs, l’adhésion au RN épouse différentes réalités sociologiques.

En Belgique francophone, malgré l’échec du parti Chez Nous à obtenir un siège aux dernières élections, cette tendance trouve des résonances profondes. La droite, qui a largement triomphé aux dernières élections, multiplie les attaques aux accents xénophobes : ainsi fustige-t-elle quotidiennement les prétendus « communautarisme » et « islamisme » de ses opposants. La campagne de Georges-Louis Bouchez (MR) a même flatté objectivement le racisme ordinaire : au risque d’assumer des positions que le RN lui-même, dans son entreprise de dé-diabolisation, n’assume plus toujours publiquement. Par exemple, le fait que le ministre MR Pierre-Yves Jeholet, à la veille des élections, ait pu déclarer à un député du PTB : « Monsieur Boukili, vous n’allez pas venir nous donner des leçons ici en Belgique, hein ? Il y a des règles, on les respecte. Si ça ne vous plait pas, vous n’êtes pas obligé de rester en Belgique. »3, sans que cela engendre des excuses officielles du parti, en est un signe inquiétant. Pire, le président du MR a confirmé ces propos, affirmant « à aucun moment Pierre-Yves Jeholet n’a tenu une attaque personnelle ou un propos raciste ». À titre de comparaison, les propos polémiques du député RN Roger Chudeau contre la double nationalité de Najat Vallaud-Belkacem, ont rapidement conduit Marine Le Pen à la rétractation : « Je suis un peu estomaquée que notre collègue Chudeau (…) puisse exprimer un avis qui lui est personnel mais qui est totalement contraire, en réalité, au projet du RN. »4

Mais le racisme n’explique pas tout : dès lors qu’elle concerne près de 11 millions d’électeurs, l’adhésion au RN épouse différentes réalités sociologiques. Dans un paysage politique où la gauche est inaudible pour beaucoup, et où les macronistes ont contribué à installer le RN comme leur opposition principale, Bardella incarne désormais l’alternance au projet d’Emmanuel Macron.

Gauche associée au chaos

La gauche, diabolisée, est même associée au chaos, en particulier pour l’électorat de centre-droit à droite, dont les voix sont cruciales au second tour. Nombreux sont les électeurs, de la droite aux socialistes, qui nous ont rétorqué avoir du mal à voter « pour Jean-Luc Mélenchon » à travers Philippe Brun. En face, tous les coups sont permis : bien conscients du potentiel repoussoir qu’incarne le chef des insoumis, les adversaires macronistes de Brun ont même été jusqu’à placarder sur ses affiches le bandeau « Mélenchon Premier ministre » avant le premier tour. Le flyer du RN associe le visage de Philippe Brun au simple slogan « Le chaos ». Sur ses tracts du second tour, celui-ci, pourtant fervent défenseur de l’union des gauches, doit clarifier : « Je n’accorderai pas la confiance à Jean-Luc Mélenchon Premier ministre ».

Le député axe ainsi sa campagne sur un tout autre volet : un député « travailleur, efficace, proche de vous » qui se bat « pour la République », « ceux à qui on ne donne rien » et indépendant de « tout sectarisme » partisan, comme l’indique son tract du premier tour, sur lequel aucun logo de parti ne figure. Au second tour, les tracts sont bleu clair. Il n’est pas le seul à avoir renoncé au rouge : un autre candidat, communiste, a choisi un bleu éclatant dès le premier tour.  Aucune mention du NFP non plus. Les arrangements partisans ne portent pas beaucoup dans la ruralité. À Val-de-Reuil, cependant, nombreux sont ceux qui s’assurent d’abord que Brun est bien du même bord que Mélenchon, avant de prendre son tract. Comme les sondages prévoient alors une majorité relative du RN, Brun défend dès le second tour une « union républicaine » de la gauche radicale jusqu’à la droite gaulliste, « pour faire avancer le pays ». Il évoque alors le souvenir du Conseil National de la Résistance, un geste important pour convaincre les électeurs de la droite et du centre.

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Le vote « Bardella », lui, n’est pas fondé sur l’adhésion programmatique : les électeurs avec qui j’ai discuté ne connaissent aucun élément du programme du parti, si ce n’est qu’il est hostile aux étrangers et promet de rompre avec la politique d’Emmanuel Macron. Certains, préoccupés par les questions socio-économiques, sont sensibles à l’argument anti-système et croient que seul le RN pourra « renverser la table ». J’ai ainsi le souvenir d’une femme que nous avons croisé sur un parking de supermarché, asphyxiée par le coût de la vie, et décidée à « essayer de nouvelles choses » pour s’en sortir. Nous avons réussi à la convaincre, absentéisme et votes du RN à l’Assemblée Nationale à l’appui, de l’imposture socio-économique de ce parti. Mais cet argumentaire ne fonctionne pas pour tous. Certains sont intensément motivés par le racisme. D’autres expliquent avec une sorte de joyeux fatalisme, qu’il « faudra bien tester ça un jour ». Ce sont finalement les zones les moins précaires de la circonscription, des zones pavillonnaires ou villages de quelques centaines d’habitants, qui ont le plus unanimement soutenu le RN. Là, la petite bourgeoisie a tendance à fustiger « l’assistanat ». Au contraire, les zones les plus défavorisées, comme Val-de-Reuil, ont massivement voté en faveur de la gauche.

Le vote de beaucoup d’électeurs du RN devient un mode d’expression parfois volontairement démonstratif, comme un juron qu’ils enverraient à la figure d’un ordre social qui les trompe.

Il faut mesurer la profondeur des dégâts infligés au tissu social pour comprendre que la réponse à offrir pour battre le RN dans la durée ne sera pas seulement socio-économique, mais également politique et culturelle. Il va falloir ré-enchanter la démocratie comme idéal de vie en commun. Beaucoup d’électeurs du RN ne croient plus en rien, ne sont pas intéressés par un quelconque « grand soir » : leur ethos politique est une forme de désabusement, tantôt colérique, tantôt cynique.5 Leur vote, quand il n’est pas convaincu, devient un mode d’expression parfois volontairement démonstratif, comme une sorte de juron qu’ils enverraient à la figure d’un ordre social, mal défini, qui les trompe.
Karl Polanyi6 a montré comment la « société de marché » et les excès du libéralisme avaient précipité les sociétés européennes dans le fascisme. Quand la qualité politique de citoyen est réduite à celle de consommateur, et que l’accès à une série de services est conditionné à un pouvoir d’achat en baisse constante, les réactions dirigistes et nationalistes peuvent se faire tentantes. Toutes proportions gardées car nous ne sommes pas dans les années 30, le parallèle est frappant : les zones où le RN réalise ses progressions les plus importantes, comme les zones rurales du Nord de la France, sont concernées par le manque de services publics, et frappées par la désindustrialisation. Dans les zones isolées, les espaces de sociabilité, publics, et privés, disparaissent : usines, écoles, cliniques, puis restos du coin et bars PMU. Progressivement, les métiers à tisser du lien social disparaissent.

Restent alors les discussions d’entre-soi, sur BFM-TV, CNEWS, et le piège de l’algorithme. Une étude quantitative menée en Angleterre a ainsi montré que les fermetures de pubs, pôles importants de sociabilité, causait une augmentation locale de l’adhésion au parti d’extrême-droite UKIP7.  

Une campagne axée sur le quotidien des gens

Face à tout cela, l’exemple de Philippe Brun reste encourageant. L’élu a réalisé pendant deux ans un abondant travail de terrain : il a participé à plus de 500 évènements festifs dans sa circonscription, fait partie des députés les plus actifs à l’Assemblée Nationale, aidé plusieurs milliers d’habitants lors de ses permanences sociales. Amusé, il raconte : « Un jour, une dame ayant reçu une facture de plusieurs milliers d’euros d’électricité me contacte. Je m’adresse moi-même au fournisseur : « Si vous ne la remboursez pas, je parle de vous à l’Assemblée Nationale ! » La dame est remboursée dans la foulée. » Ainsi, de proche en proche, son équipe et lui ont redonné confiance aux partenaires sociaux avec qui ils essaient d’améliorer la vie dans cette circonscription. Il a multiplié les rencontres avec les maires des différentes communes, et tissé un réseau important de soutiens parmi eux : plus de 90% de ceux-là, de la droite gaulliste jusqu’aux communistes, l’ont officiellement soutenu au second tour de l’élection. En réalisant ce travail de terrain, Brun réhabilite la vertu représentative du système parlementaire. « Je suis un député à portée de gifle » répète-t-il, « j’ai vocation à le rester ». Le 7 juillet, en tout cas, il a retourné le soufflet contre ses opposants.

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Un programme socio-économique ambitieux s’impose pour lutter contre le vote RN. Mais l’effort redistributif ne suffira pas seul à retisser le lien social et à combattre le racisme endémique. La gauche doit porter le bâton de pèlerin qui fit ses succès historiques, à la conquête de victoires locales : de la survie d’un bar de quartier, de la transformation d’une usine par les luttes syndicales aux victoires contre les promoteurs et le mal logement : pour ré-enchanter la politique dans le concret, il faudra mailler les territoires d’initiatives qui illustrent les bénéfices de la vie en commun. La bifurcation socio-écologique des territoires, qui implique d’interroger publiquement les modes de production et de consommation, peut offrir du souffle à un tel projet de démocratie sociale : non seulement conçu comme nécessité planifiée par le haut, mais aussi comme exercice politique pour les collectivités. Le dialogue entre échelles de pouvoirs, les municipalités et les mouvements sociaux ont dès lors un rôle essentiel d’accompagnement à jouer dans cette voie. Voilà pourquoi les élections communales belges d’octobre et municipales françaises de 2026 demeurent des scrutins importants.

L’enjeu est de se demander comment la gauche peut faire du projet politique et culturel de l’extrême droite, son ennemi objectif.

En conclusion, l’enjeu n’est pas seulement de savoir si la gauche doit, ou non, « reconquérir » l’électorat de la droite ou de l’extrême droite. Il est de se demander comment elle peut faire du projet politique et culturel de l’extrême droite son ennemi objectif. Cela implique des propositions socio-économiques qui changent la vie, mais aussi une pratique du pouvoir qui renforce les corps intermédiaires, s’allie aux mouvements sociaux, combat le racisme, et répond à l’exigence de ré-enchanter la décision publique. 

Au regard des tergiversations qui ont occupé le NFP pendant les deux semaines qui ont suivi sa victoire, du sectarisme dont on accuse ses parties et du dirigisme prôné par certaines de ses branches, rien n’est cependant moins sûr. La méthode de Philippe Brun, cependant, propose une voie. Elle a été tracée à l’image de la citation de Jaurès par laquelle il a conclu son dernier meeting de campagne, à propos des moyens pour défaire le RN dans la durée : « C’est à nous de fatiguer le doute du peuple par la persévérance de notre dévouement. »