Féminisme
Vers les mots justes d’un journalisme féministe
08.08.2022
Cet article a paru dans le n°119 de Politique (mai 2022). Cette réponse fait partie d’un tout avec celles d‘Alter Échos, de La Revue nouvelle, d’Imagine, de Wilfried, de DeWereldMorgen et de Sampol.
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Les mouvements féministes, notamment grâce à la lame de fond #MeToo, ont réussi à inscrire les droits des femmes à l’agenda politique et à mettre le pied dans la porte de la sphère médiatique et de son pouvoir. Bien sûr, ce constat est à nuancer – on le fait dans chaque numéro d’axelle. Et bien sûr, comme à chaque fois que les femmes arrachent des droits avec les dents, un boomerang nommé backlash leur est renvoyé dans la mâchoire. Mais j’observe, malgré ce retour de bâton, un fourmillement inédit d’initiatives visant à investiguer et à améliorer représentation et narration des femmes dans les médias.
Je m’intéresse aux contenus éditoriaux qui font exister les femmes, et qui le font d’une manière juste – un adjectif que je tente d’objectiver. J’explore aussi des pratiques professionnelles et militantes de journalistes, en premier lieu des proches d’axelle. Et je m’arrête dans le creux de deux démarches qui ne sont pas toujours parallèles : améliorer les représentations et les narrations d’une part, « féminister » les pratiques d’autre part. La qualité des contenus (ce qu’on lit, ce qu’on regarde, ce qu’on écoute) et le respect de certaines « façons de faire » (invisibles mais déterminantes) ne forment pas un « modèle journalistique féministe déposé » (et, à mon sens, tant mieux) mais enrichissent le journalisme, démocratisent le féminisme, et vitalisent la démocratie dans une société qui a pris l’habitude de voir gommée une femme sur deux.
Je m’appuie sur mon expérience de femme, militante, anciennement chercheuse, et journaliste depuis dix ans (lire « Elles sont, donc elles pensent », plus loin dans ce numéro) ; sur l’expérience collective du magazine axelle depuis 1998 et, au sein de ce média, sur ma pratique de pigiste puis de rédactrice en chef depuis 2013 ; sur des lectures pour la plupart issues de l’abondant corpus féministe et enfin sur une série d’entretiens avec des journalistes belges et françaises, dont la plupart ont écrit dans les pages d’axelle, avant et après le séminaire international d’études féministes ayant pour thème « Le journalisme au service des causes », organisé par l’Université des Femmes en janvier 2021 et qui m’a donné l’occasion d’affûter mon regard en documentant mes intuitions et en élargissant mes hypothèses. À commencer par la première d’entre elles : il est temps de s’arrêter sur les expériences des journalistes féministes.
Leurs pratiques, les rouages d’un certain journalisme féministe, sont encore moins documentés que la question du traitement médiatique des femmes. Parce que ces pratiques sont invisibles, elles pourraient avoir l’air de ne pas compter. Et pourtant elles sont au cœur d’une démarche journalistique féministe ; elles en assurent l’éthique, elles garantissent la qualité des contenus au même titre que la déontologie journalistique. Et elles sont encore très subversives. D’où le titre de cet article : les mots justes, ce ne sont pas juste des mots. Ceci posé, commençons juste par les mots.
Trouver et dire les femmes
En Belgique francophone, les femmes sont extrêmement sous-représentées dans les médias[1.Voir l’article de J.-J. Jespers plus loin dans ce numéro. (NDLR)], les femmes non blanches et/ou non cadres étant les plus invisibles de toutes. Comment remplir correctement sa mission médiatique quand on ne donne à voir qu’une toute petite partie – souvent en situation dominante – des citoyen·nes qui composent la société ? À axelle, les femmes représentent 100 % des contenus, et avant tout celles que les médias effacent : les femmes des milieux populaires, les femmes migrantes, les femmes victimes de violences…, inscrites dans l’ADN du mouvement d’éducation permanente Vie Féminine qui a donné naissance à notre magazine[2.Lire à ce sujet « Pour un journalisme intersectionnel, solidaire, qui transforme les rapports de pouvoir », axelle n° 240, juin 2021.].
Et quand les médias traditionnels parlent des femmes, on se dit parfois qu’ils auraient pu s’abstenir. Dans l’éventail des motifs d’affliction, pointons le choix des sujets. On peut, pourtant, décider de ne plus couvrir certains événements qu’on juge sexistes, racistes, grossophobes, comme les concours de beauté. On peut aussi décider de les traiter autrement. Si on couvre malgré tout ce concours de « Miss », est-ce qu’on s’intéresse au projet professionnel des participantes ou à leur tour de poitrine ? On les montre en photo en portrait, ou en pied et en maillot de bain ? Quid des concours de beauté masculins ? Cet exemple fait dire à la journaliste française Audrey Guiller, collaboratrice ponctuelle d’axelle : « Ce n’est pas uniquement donner de la place à la voix de toutes les femmes, c’est aussi aller chercher des hommes sur les sujets liés à la parentalité, par exemple. C’est plus long, c’est plus difficile, mais ça fait changer. »
Pour changer, une bonne piste est de rendre les femmes visibles dans la langue qu’on utilise. Ouest France a adopté une charte d’écriture non sexiste. À axelle, nous sommes tombées d’accord sur l’usage de plusieurs règles d’écriture – accord de proximité, usage de substantifs féminisés, point médian… Les mots sont importants. Prenons le sujet de société que sont les violences de genre et les violences conjugales, parfois si mal rangé dans les « faits divers » : pour un travail journalistique de qualité, les mots justes doivent être posés (« féminicide » et non pas « drame de jalousie », « viol conjugal » et non pas « dispute de couple », « filicide paternel » et non pas « homicide altruiste »)[3.Sur la transformation des mots utilisés pour parler plus justement des violences faites aux femmes, notons, depuis leur naissance en 2018, le travail de fond des Grenades, site d’informations féministe de la RTBF. Un projet médiatique qui vise par ailleurs à donner plus de visibilité aux femmes dans les médias. (NDLR)].
« On en parle mieux de l’intérieur »
On pourrait s’en contenter. Se dire qu’on va faire un peu mieux, mettre un peu plus de femmes, par-ci, par-là, du saupoudrage. À axelle, nous ne sommes pas là pour cocher des cases, mais avant tout parce que les sujets que nous traitons de façon professionnelle nous impliquent, d’une manière ou d’une autre. Or l’imbrication de l’expérience personnelle avec les sujets traités est un tabou journalistique. Pourtant, selon la Belge Véronique Laurent, journaliste au sein de notre magazine, « c’est justement parce que tu as vécu cette expérience-là, parce que tu poses ce regard-là, parce que tu as développé cette sensibilité-là et cette compréhension, que tu possèdes cette connaissance étendue. » Bien sûr, on peut faire un très bon papier sur la lutte sociale des infirmier·ères sans avoir jamais été hospitalisé·e. Mais dans les sujets que nous traitons, il se trouve que notre engagement intérieur dialogue sans cesse avec notre travail, ce qui nous amène à nous poser régulièrement la question des limites.
Pour Véronique Laurent, axelle est un « espace collectif, partagé, qui donne une voix par l’écriture. Qui permet de transmettre : la parole d’autres féministes, les vies des femmes, la réflexion, tout en étant toi-même en réflexion et en lien avec ton histoire intérieure. C’est le truc avec l’implication : on en parle mieux de l’intérieur. Certains événements personnels résonnent dans les sujets sur lesquels je travaille. Et il ne s’agit évidemment pas de mettre ses tripes à l’air, mais plutôt de compréhension augmentée, voire d’empathie, sans perdre de vue la démarche journalistique de réflexion critique. » « Est-ce même possible de faire des bons papiers sans avoir une forme d’engagement ?, demande Lenaïg Bredoux, journaliste française et gender editor (« éditrice genre ») à Mediapart. Car on mène déjà dans notre métier une bataille, un engagement professionnel. C’est un engagement, défricher, pour mieux faire notre travail, et décortiquer les rapports de force qui structurent la société. »
En confiance
La confiance créée avec les journalistes et les collaboratrices freelance qui tissent les numéros a aussi été identifiée par plusieurs femmes comme essentielle à la qualité finale des articles. On s’écoute, on dialogue, on se fait confiance, on laisse les journalistes construire leur papier, on ne prend pas de décision éditoriale sans consensus avec celle qui signe l’article. On se considère en apprentissage, entre journalistes et rédaction, dans les deux sens. À égalité. Ça va plus loin qu’un rapport professionnel, c’est une éthique, collective, tissée dans la joie, au fil du temps et des projets mûris parfois plusieurs mois.
Comme pour le projet collectif de portraits de femmes au cœur de la pandémie du covid-19, « Le Front du vivant » (n° 235-236). Nous avons décroché un financement du Fonds du journalisme mais le temps consacré par chacune au projet était malgré tout plus important que la rémunération à la clef. « Une question à ne pas éluder, pointe la journaliste belge Manon Legrand, mais à laquelle un magazine tel que le nôtre ne peut pas, seul, apporter des solutions structurelles. » On se donne donc certaines balises. C’est encore une question de confiance, explicite, mais aussi implicite. Si l’une des journalistes est absente à une réunion, on ne la juge pas, on ne la culpabilise pas, mais on lui envoie le PV. Si l’une des journalistes ne se sent pas d’aller défendre son article à la radio, on le porte collectivement, en accord avec elle. Si on rame, on peut compter les unes sur les autres. Chacune à notre rythme, jusqu’au bouclage du numéro.
Ces processus participatifs et démocratiques que nous avons mis en place au sein de notre rédaction ne sont pas toujours faciles à vivre quand on a l’habitude des décisions quasi instantanées émanant d’un·e responsable. L’une d’entre nous en a eu « ras-le-bol : « C’était du temps à y consacrer en plus. C’est un processus qu’il faut accepter, les retours de la rédaction sur nos articles. Alors que dans d’autres rédactions, je n’en ai jamais eu : c’est plus facile, plus confortable, mais en fait, insécurisant, en même temps. Les modifications proposées, c’est à la fois très riche et parfois, ça prend du temps… C’est un processus toujours perfectible : on ne se dit jamais que c’est parfait. Et cela permet aussi de travailler la question des biais. » « Nous-mêmes, constate une autre, nous avons des biais, mais on sait qu’il y a un filet derrière. »
« Quand nos sources sont des victimes »
« Quand on travaille sur des violences sexuelles, explique Lenaïg Bredoux, c’est évident qu’on ne travaille pas comme avec un ministre. Il faut respecter les femmes, les accompagner sur le chemin de la médiatisation. C’est crucial et on y réfléchit tout le temps. Ce sont les mêmes règles déontologiques [que dans d’autres enquêtes, ndlr], mais c’est un voyage en commun avec les témoins, un voyage avec des émotions hyper violentes. »
La journaliste française Nolwenn Weiler, avec qui nous collaborons régulièrement, travaille ponctuellement dans une association féministe et y a appris des outils essentiels dans sa pratique professionnelle de journaliste. « L’écoute féministe, chaleureuse, dans un cadre clair, avec des limites. Le fait que le récit appartient en premier lieu à la victime. On la croit. C’est elle qui est décisionnelle : elle a le pouvoir de raconter, d’arrêter son récit, de revenir en arrière… Je m’efforce de le faire en tant que journaliste. » Elle tisse donc dans la relation avec les témoins l’interaction la plus horizontale possible, la plus respectueuse. « Pour que les femmes reprennent du pouvoir. Quand une femme me dit ça, si je l’ai aidée à reprendre du pouvoir, je me sens féministe ! » Les pratiques féministes donnent donc une profondeur supplémentaire aux articles.
Dans ce processus de confiance avec les témoins, les relectures par les témoins sont parfois essentielles – un autre tabou journalistique. Manon Legrand explique : « Il m’arrive de suggérer l’anonymat, car certaines femmes n’osent pas le demander. Elles iront plus loin dans ce climat de confiance. Par ailleurs, toutes les femmes n’ont pas les codes du off [une parole confiée qui ne doit pas se retrouver dans l’article, ndlr]. Donc la relecture, c’est très important. »
Ces pratiques – et toutes celles que je n’aurai pas la place de détailler ici – sont intrinsèquement liées à l’existence des femmes dans les médias, un territoire que nous essayons d’habiter en mots, et en pratiques justes. Une démarche légitime. Une urgence démocratique. « Pour comprendre que les enjeux féministes ou la question des violences sont une question politique, dit Lenaïg Bredoux, il faut être féministe, car on ne l’apprend pas à l’école, on ne l’apprend nulle part. Une lecture politique, c’est un propos journalistique possible. »
(Image de la vignette et dans l’article sous copyright d’axelle.)