Politique
Validation des élections : la Belgique doit revoir ses procédures
23.07.2020
La vérification des pouvoirs, un contentieux politique
En Belgique, en effet, la validation définitive des résultats des élections est laissée aux mains des parlementaires eux-mêmes, en tout cas au niveau législatif. En d’autres termes, d’après l’interprétation constante de l’article 48 de la Constitution (qui prévoit que « chaque Chambre vérifie les pouvoirs de ses membres et juge les contestations qui s’élèvent à ce sujet »), il revient au Parlement de lui-même se prononcer sur la validité de l’élection de ses membres. Ce système est rendu applicable aux Parlements des entités fédérées par l’article 31 de la loi spéciale de réformes institutionnelles du 8 août 1980 (« LSRI »). Les parlementaires – dont l’élection n’a pas encore été validée – doivent donc, comme premier acte de la législature, décider si oui, ou non, leur élection a eu lieu conformément aux dispositions légales en vigueur et est donc, in fine, validée.
Afin de mettre en œuvre cette compétence, chaque Parlement nomme en son sein une ou plusieurs Commission de validation des pouvoirs, souvent par tirage au sort. Ces commissions examinent, tantôt à huis-clos, tantôt en séances publiques, les dossiers d’une ou plusieurs circonscriptions. Après que le rapport est voté en commission, il est transmis à l’assemblée plénière, discute puis vote sur les conclusions des rapports et valide donc les pouvoirs des élus. Cette procédure est prévue par les Règlements des assemblées, instruments qui échappent à tout contrôle juridictionnel.
Concrètement, cela signifie donc que les parlementaires sont appelés à contrôler eux-mêmes la validité des opérations qui ont conduit à leur élection, ainsi qu’à vérifier leurs propres pouvoirs, et ce en dehors de tout recours devant un tribunal. Toutes les juridictions amenées à se prononcer sur un litige relatif à la vérification des pouvoirs se sont en effet, de manière constante, déclarées incompétentes en application de l’article 48 de la Constitution ou de ses avatars. C’est le cas des juridictions judiciaires[1.Voir Cass., 18 octobre 1995, Pas., 1995, I, n°925 ; Cass., 11 juin 2004, C.D.P.K., 2004, n°553 ; Civ. Bruxelles (ref.), 10 juin 2014, J.T., 2014, p.527.], mais également du Conseil d’État[2.Voir C.E., 25 novembre 1975, n°17.303, Février ; CE, 12 mai 1982, n°22.250, De Laet ; CE, 4 mars 1987, n°27.619, Ylieff et consorts ; CE, 23 septembre 1994, n°49.237, Lebrun et consorts ; CE, 8 mai 1995, n°53.170, Feret ; CE, 8 mai 1995, n°53.171, François ; CE, 8 mai 1995, n°53.172, Steppe ; CE, 16 juin 1995, n°53.793, Feret et Nols ; CE, 6 juillet 1995, n°54.395, Vrancken et Stukken ; CE, 22 septembre 1995, n°55.271, Steppe ; CE, 24 avril 2003, n°118.570, cdH et Viseur ; CE, 24 mai 2007, n°171.527, Dedecker ; CE, 18 mai 2010, n°203.980, Frisque ; C.E., 12 mai 2014, n°227.344, Van de Cauter.] et de la Cour constitutionnelle[3.Voir C.A., 19 février 1987, n°34 ; C.A., 23 février 2000, n°20/2000, C.A., 21 juin 2000, n°81/2000 ; C.A., 26 février 2003, n°30/2003 ; C.C., 13 octobre 2009, n° 152/2009.]. Non seulement les décisions des assemblées en cette matière sont inattaquables, mais elles sont en plus irrévocables.
On se rappellera, par exemple, de l’éviction du sénateur Toon Van Overstraeten des Conseils de la Communauté française et de la Région wallonne, opérée lors de la vérification des pouvoirs des membres de ces assemblées en 1985[4.Voir M. Uyttendaele, Trente leçons de droit constitutionnel, Bruxelles, Bruylant, 2011, p. 353.]. En substance, ce sénateur, membre de la Volksunie, avait bénéficié des règles relatives à l’apparentement électoral et au double mandat, qui impliquait que tout sénateur élu directement dans une circonscription francophone siégeait automatiquement comme sénateur francophone et, par conséquent, obtenait un siège au sein du Conseil régional wallon et du Conseil de la Communauté française. La perspective de voir un élu Voksunie siéger au sein de ces deux assemblées francophones poussa vraisemblablement ces dernières à refuser, de manière tout à fait illégale, de vérifier les pouvoirs du député. Le plus piquant dans cette histoire réside probablement dans le fait que cette éviction permit aux libéraux et aux sociaux-chrétiens d’obtenir la majorité au parlement, puisque Toon Van Overstraeten « empêchait les 52 élus PSC-PRL d’avoir la majorité à Namur, face aux 47 PS et 4 Écolo »[5.T. Evens, « Une assemblée qui exclut un membre, cela s’est vu ! », Le Soir, 12 avril 1996.].
Pareil système a d’ailleurs été condamné par les auteurs juridiques, et ce depuis plus d’un siècle et demi. Leurs premières critiques doctrinales à ce sujet remontent en effet à 1843, sous la plume de A. Delebecque et se sont succédé sans discontinuer depuis. Il ne manquait plus que la voix d’une juridiction se joigne au concert doctrinal pour que nul ne soutienne plus cette procédure obsolète. Aujourd’hui, la Cour européenne des droits de l’Homme a tranché.
Une condamnation annoncée
Il faut dire que l’arrêt Mugemangango était quelque peu annoncé par l’arrêt Grosaru c. Roumanie. Dans cette affaire, la Cour était amenée à se prononcer sur le contentieux électoral roumain. En substance, la Cour avait fustigé le fait que le contentieux de la vérification des pouvoirs était, dans cet État, confié à un organe en partie composés d’hommes et de femmes politiques. Pour éviter que son arrêt ne soit interprété comme condamnant tout système politique de vérification des pouvoirs, la troisième section de la Cour avait cependant ajouté que « trois pays (Belgique, Italie, Luxembourg) présentent la particularité de ne pas prévoir d’autre recours postélectoral que la validation par le Parlement, les décisions des bureaux électoraux étant considérées comme définitives. Cela étant, ces trois pays jouissent d’une longue tradition démocratique qui tend à dissiper les doutes éventuels quant à la légitimité d’une telle pratique »[6.Cour. eur. dr. h., arrêt Grosaru c. Roumanie, 2 mars 2010, §28.].
Fallait-il en déduire que le système belge de vérification des pouvoirs était à l’abri, protégé par son « exception démocratique » ? L’arrêt Mugemangango apporte aujourd’hui la réponse, déjà anticipée par les constitutionnalistes belges, d’aucun considérant que « les juges de Strasbourg ont présumé que l’impartialité était de rigueur dans une démocratie stable comme la Belgique, mais il conviendrait encore de transformer cette supposition en conviction sur la base d’un examen concret »[7.F. Bouhon, « Les Parlements peuvent-ils encore valider les pouvoirs de leurs propres élus ? », Justice en ligne, 19 juin 2014.].
L’affaire Mugemangango
L’examen concret du système belge eut lieu à l’occasion de la requête déposée par Germain Mugemangango (PTB). Ce dernier était tête de liste PTB lors des élections régionales de 2014. La liste PTB-GO ! obtint 16.554 voix dans la circonscription de Charleroi. Or, pour bénéficier de l’apparentement provincial dans cette circonscription, il fallait obtenir 16.567,83 voix. Avec 14 voix supplémentaires, la liste PTB-GO ! aurait bénéficié de l’apparentement, qui permet de comptabiliser des voix en faveur d’une liste apparentée dans une autre circonscription de la même province, et aurait dès lors emporté un siège. Germain Mugemangango figurant en tête de liste, il aurait été élu. Dans la même circonscription, on comptait 21.385 bulletins blancs, nuls ou contestés.
Dans cette situation, le candidat malheureux introduit une réclamation devant le Parlement wallon, tendant à faire recompter ces 21.385 bulletins. La commission de vérification des pouvoirs en charge finit, au terme d’un long débat, par rendre un rapport qui déclarait sa demande recevable et fondée et proposait au Parlement d’ordonner le recomptage des bulletins de vote. Le Parlement, en séance plénière, décida de ne pas suivre la commission et valida les pouvoirs des députés de la province du Hainaut.
Ainsi débouté, le candidat déçu ne désarma pas et introduisit le 22 décembre 2014 une requête devant la Cour européenne des droits de l’Homme. Le 13 juin 2019, la Cour annonçait que l’affaire serait finalement traitée par la Grande Chambre. Le 4 décembre de la même année, l’affaire était plaidée. Enfin, le 10 juillet 2020, l’arrêt était rendu, après un accouchement difficile.
Succinctement, Germain Mugemangango invoquait deux griefs : d’une part, la violation du droit aux élections libres (article 3 du Premier protocole additionnel, ci-après P1-3) et d’autre part, la violation du droit aux élections libres combiné au droit à un recours effectif (art. 13 de la Convention).
Concernant la violation de l’article P1-3, le raisonnement de la Cour peut être résumé comme suit :
- Le requérant fait valoir des allégations sérieuses et défendables, puisqu’elles ont amené la commission de vérification des pouvoirs à proposer de ne pas valider les pouvoirs des élus du Hainaut ;
- Les allégations du requérant n’ont pas été examinées de manière effective, car le droit national applicable n’offrait pas suffisamment de garanties contre l’arbitraire :
- Primo, l’organe décisionnaire (ici, le Parlement wallon, puisque la commission n’avait qu’un pouvoir d’avis) ne présente pas de garanties suffisantes d’impartialité, notamment parce que les députés de la province du Hainaut ont participé au vote, alors qu’ils avaient dans l’affaire un intérêt direct et opposé à celui du requérant. La décision a par ailleurs été prise à la majorité simple, ce qui « permettait à la majorité [parlementaire] en cours de formation d’imposer son point de vue, quand bien même la minorité serait importante »[8.Cour. eur. dr. h., arrêt Mugemangango c. Belgique, 10 juillet 2020, §107.].
- Secundo, la marge d’appréciation de l’organe décisionnaire n’était pas suffisamment encadrée par le droit positif : à l’époque, aucune disposition légale ou règlementaire ne prévoyait de procédure de traitement des réclamations postélectorales. Dès lors, le pouvoir d’appréciation du Parlement était exorbitant.
- Tertio, enfin, la procédure suivie à l’époque ne garantissait pas une décision équitable, objective et motivée. Aucune garantie procédurale n’était en effet prévue par le droit positif ; et si le requérant a pu bénéficier de certaines garanties, c’était grâce à des décision discrétionnaires purement casuistiques, et donc abandonnées au bon vouloir de la commission et du Parlement. Or, ces garanties ne doivent pas dépendre d’un arrangement pratique, mais bien d’un texte suffisamment clair et précis.
- Partant, les allégations du requérant, suffisamment sérieuses et défendables, n’ont pas été traitées de manière effective. Il en résulte une violation du droit aux élections libres prévu par l’article P1-3.
Ce constat permet par ailleurs à la Cour de considérer qu’il y a également violation du droit à un recours effectif, combiné au droit aux élections libres, dans la mesure où les garanties procédurales exposées ci-haut sont consubstantielles à l’idée de recours « effectif ». Le système belge viole donc également l’article 13 de la Convention, combiné à l’article P1-3. Exit donc « l’exception démocratique » dont bénéficiait la Belgique aux termes de l’arrêt Grosaru.
Et maintenant ?
Comment lire cet arrêt, et, surtout, quelles conclusions en tirer quant au système belge de vérification des pouvoirs ?
D’abord, un regret : la Cour ne condamne pas explicitement un système de contentieux postélectoral dans lequel le Parlement est seul maître à bord, comme le soulignent par ailleurs les juges Turković et Lemmens dans leur opinion concordante. Ménageant la chèvre et la chou, la Cour va même jusqu’à se fendre d’un paragraphe rappelant que « il n’appartient pas à la Cour d’indiquer quel type de recours devrait être prévu pour satisfaire aux exigences de la Convention. Étroitement liée au principe de la séparation des pouvoirs, cette question relève de la large marge d’appréciation dont disposent les États contractants pour organiser leur système électoral »[9.Cour. eur. dr. h., arrêt Mugemangango c. Belgique, 10 juillet 2020, §138.]. Elle précise toutefois qu’un recours juridictionnel ou de type juridictionnel, qu’il intervienne en première instance ou après la décision d’un organe non-juridictionnel, est en principe de nature à remplir les exigences de l’article 3 du Protocole n°1 »[10.Cour. eur. dr. h., arrêt Mugemangango c. Belgique, 10 juillet 2020, §139.]. La Cour indique donc la voie, mais se refuse à condamner clairement le système dépassé de la vérification des pouvoirs par les élus eux-mêmes.
De là, deux échappatoires pour la Belgique : soit adapter le système, par exemple en prévoyant un recours devant une juridiction (la Cour constitutionnelle ou le Conseil d’État, par exemple), soit jouer sur cette absence de condamnation explicite et maintenir le système de vérification parlementaire en modalisant plus précisément sa procédure.
La première solution aurait pour elle plus d’un atout : outre son caractère élégant, elle aurait pour avantage de dissiper durablement tout doute quant à l’impartialité de la procédure en permettant à un acteur non politique d’avoir le dernier mot. Le problème, c’est qu’elle nécessiterait, pour nombre de juristes, une révision constitutionnelle – du moins au niveau fédéral. Or, l’article 48 de la Constitution n’a pas été ouvert à révision dans la déclaration de révision du 20 mai 2019. Il ne sera donc pas possible d’y apporter la moindre modification d’ici la fin de la législature, en principe prévue en 2024. Cela reporte donc de cinq ans au moins – sauf si des élections anticipées venaient à être organisées – la possibilité d’ouvrir le chantier constitutionnel sur cet enjeu. La proposition formulée par certains de recourir à une révision implicite de l’article 48 en confiant à la Cour constitutionnelle la compétence de connaître des recours contre les décisions de vérification des pouvoirs, via une révision de l’article 142 de la Constitution, n’est aujourd’hui pas plus féconde, dans la mesure où ce dernier article n’a pas non plus été ouvert à révision en 2019.
Au niveau des parlements des entités fédérées, la situation semble au contraire plus simple. En effet, la compétence exclusive des parlements est prévue par diverses lois, tantôt spéciales (pour les parlements wallon, flamand et bruxellois), tantôt ordinaire (pour le parlement de la Communauté germanophone). Il suffirait donc de modifier lesdites lois pour prévoir la juridictionnalisation du contentieux postélectoral. Bien sûr, cela impliquerait de rassembler les quorums et conditions de majorité prévues à l’article 4 de la Constitution. Mais la réunion de pareille majorité est un problème de volonté politique et non de faisabilité juridique.
La seconde solution, minimaliste, n’imposerait que de modifier les Règlements des assemblées pour encadrer la procédure de manière suffisante. Juridiquement plus aisée, elle semble cependant moins élégante : elle fait survivre l’absurde procédure d’autocontrôle parlementaire, et ne pourra que nuancer les reproches de partialité des députés – ce qui ne garantirait par la Belgique contre d’éventuelles nouvelles condamnations.
La vraie question est donc celle-ci : sur quelle voie va s’engager le monde politique belge ? Va-t-il avoir la volonté politique de se défaire de l’un de ses plus anciens et absurdes privilèges, ou va-t-il réitérer son réflexe corporatiste en se conservant une chasse gardée fustigée de partout ?
(Illustration de la vignette et dans l’article sous CC-BY-SA ; Composition politique du Parlement de Wallonie après les élections régionales de 2014 a été réalisé par MB298 en février 2016.)