Politique
Union européenne : une crise multiple
16.12.2008
Le récent rejet du Traité de Lisbonne par les Irlandais englue l’Europe dans la crise. Mais de quelle crise s’agit-il exactement ? Selon l’auteur, elle est à la fois identitaire, sociétale et procédurale.
Le résultat négatif du referendum irlandais relatif au Traité de Lisbonne est venu rappeler que l’Europe est une nouvelle fois en crise. Après les rejets du projet de traité constitutionnel par la France et les Pays-Bas en 2005, la conviction était pourtant bien ancrée que le nouveau projet de traité ne devrait pas susciter de controverses car, tout en maintenant les réformes nécessaires, il était débarrassé des attributs symboliques qui avaient conduit à enflammer le débat, le premier d’entre eux étant justement le qualificatif constitutionnel. Ce résultat négatif a surpris la plupart des observateurs, y compris irlandais, qui se demandent comment interpréter ce non et comment sortir de l’impasse ainsi créée. Le but de ce bref article est de tenter de cerner la présente situation, de chercher à savoir comment y remédier et, si possible, comment éviter d’y replonger à l’avenir.
À propos de quelques dérives
On peut à coup sûr parler de crise car le non irlandais bloque le processus d’entrée en vigueur du futur traité, qui requiert l’unanimité, alors que toute une série de dispositions qu’il contient sont nécessaires pour mieux faire fonctionner les institutions d’une Union à 27 États membres et sans doute bientôt plus. L’Europe n’est toutefois pas en panne comme le croient certains, les institutions actuelles fonctionnent et le travail politique et législatif en cours se poursuit sur la base des traités existants. Le non irlandais concerne donc l’avenir et, in fine, la capacité de l’Europe à améliorer ou non son processus décisionnel et son rôle dans le monde. Cependant, s’il est vrai que l’Europe n’est pas en panne, sa capacité de progresser est sans doute à bout de souffle. La Commission continue d’exercer son droit d’initiative mais de manière tellement prudente face aux multiples intérêts corporatistes qu’elle doit s’entourer de processus de consultation de plus en plus sophistiqués afin de justifier de ce droit. De là, l’impression qu’elle a renoncé à toute velléité de construire un droit européen cohérent au bénéfice de propositions ponctuelles visant à corriger certaines situations jugées par trop discriminatoires. Le Conseil continue de décider, le plus souvent en codécision avec le Parlement européen et à la majorité qualifiée, mais, à 27, on ne peut nier que l’élaboration des compromis est de plus en plus délicate. Les textes sont truffés de dérogations et d’options qui rendent ardue la lecture des dispositions – au point que parfois, les directives adoptées doivent être analysées par la suite en groupes d’experts afin d’en déterminer exactement le sens –, ce qui ne contribue pas à construire une législation européenne intégrée. Le Parlement européen, quant à lui, développe ses compétences et joue de plus en plus un rôle d’arbitre entre les positions parfois inconciliables qui existent entre États membres mais se voit gangrené par le lobbying de plus en plus agressif des représentants de la société civile et fonctionne par compromis politiques souvent moins transparents que ce que le discours officiel laisse entendre. Certes, le Traité de Lisbonne ne permet sans doute pas de répondre complètement à toutes ces dérives mais il a le mérite d’étendre les compétences communautaires à des secteurs absolument vitaux pour notre développement, d’élargir le champ des domaines d’application de la règle de la majorité qualifiée (la règle de l’unanimité signifiant purement et simplement blocage) et de mettre un peu d’ordre dans le fonctionnement de nos institutions de telle sorte que celles-ci puissent travailler de manière plus optimale à 27 et sans doute bientôt plus d’États membres. Si l’on peut parler de crise institutionnelle car le nouveau traité ne pourra entrer en vigueur dans les délais attendus, une première analyse du vote irlandais conduit à estimer que ce vote ne remet pas nécessairement en cause l’architecture institutionnelle envisagée, censée pallier les déficiences des traités actuels. Hormis la question du nombre de commissaires membres de la Commission européenne, ce qui, il faut l’avouer, taraude plus d’un État membre, le non rassemble en effet un certain nombre de positions qui ne concernent pas les institutions de l’Union proprement dites mais qui traduisent plutôt des craintes diffuses spécifiquement irlandaises montrant une méconnaissance du texte proposé. Parler de crise institutionnelle parce que l’Union européenne devra certainement postposer l’entrée en vigueur du nouveau traité est donc sans doute correct sur le plan du fonctionnement des institutions mais ne traduit pas bien la réalité du non irlandais. Il s’agit dès lors d’autre chose que l’on pourrait peut être qualifier à la fois de crise identitaire, de crise sociétale et de crise procédurale. S’il est permis de s’interroger sur la pertinence de ces craintes, la question principale est finalement de savoir si elles justifient le rejet du traité proposé.
Une crise identitaire ?
Le résultat du referendum irlandais ressemble à ceux des referenda français et néerlandais précédents par plusieurs aspects : à côté du non de ceux qui, traditionnellement, s’opposent spécifiquement à la construction européenne et que l’on peut qualifier de souverainistes de droite comme de gauche, on trouve un non rassemblant des craintes diverses suscitées par l’extension de compétences communautaires qui pourraient remettre en cause des aspects jugés par certains essentiels pour l’identité du pays. Ainsi des préoccupations irlandaises, qui portent en particulier sur la neutralité du pays ainsi que sur la pérennité de son système fiscal et de ses lois civiles, comme l’interdiction de l’avortement. Ainsi, on s’en souvient, des préoccupations françaises au regard de la pérennité du service public ou des préoccupations néerlandaises au regard de la politique sociale et d’immigration. L’Union européenne est en effet perçue par certains électeurs comme une entité qui imposerait d’en haut une harmonisation faisant fi des particularités locales (si l’on peut considérer le refus de l’avortement comme une particularité locale à préserver !). Il y aurait donc une crainte de perte d’identité et de soumission implicite à un grand ensemble ou, du côté français en particulier, il y aurait la crainte d’une soumission à un système de société plus libéral ou plus anglo-saxon. Même si ces craintes peuvent s’expliquer par la peur de la mondialisation au sens large et la perte de certains repères, elles sont pour la plupart non fondées au regard des dispositions du nouveau traité qui, soit ne portent pas sur ces questions, soit tentent, certes de manière souvent insuffisante, d’y répondre. Le Traité de Lisbonne n’est finalement en effet qu’une tentative de réforme du fonctionnement de l’Union et n’a plus les aspects du traité constitutionnel, tant décriés par certains, qui laissaient entrevoir la possibilité d’un jour créer une véritable union politique. Le Traité de Lisbonne ne contient donc pas, contrairement à ce qu’en pensent certains, de dispositions qui pourraient entraîner l’Europe dans des voies dangereuses et incontrôlables. Ces craintes de nature identitaire ne sont-elles pas alors plus généralement l’expression d’une crise sociétale ?
Une crise sociétale ?
Manifestement, et cela a déjà été souvent relevé, la construction communautaire est perçue différemment selon le niveau socio-économique. Elle est plébiscitée par les grands acteurs économiques, les revenus élevés, les citadins et les diplômés tandis qu’elle est appréhendée avec méfiance par les autres. Trois remarques à ce sujet : 1) les politiques menées au niveau communautaire au cours du temps sont bien évidemment le reflet des options politiques prises au niveau de l’ensemble des États membres. Selon que la majorité des gouvernements élus sera plutôt de gauche ou plutôt de droite, les commissaires désignés, les députés européens élus et, dès lors, les principales politiques engagées seront plutôt de gauche ou plutôt de droite. La clé des évolutions sociétales se trouve bien finalement dans les mains des électeurs ; 2) le fardeau des mesures impopulaires est souvent rejeté par les hommes politiques nationaux, y compris au plus haut niveau, sur les institutions communautaires. Se développe dès lors au niveau du citoyen, l’impression que tous ses maux proviennent «de Bruxelles» alors que la grande majorité des décisions prises le sont en codécision entre un Parlement européen démocratiquement élu et un Conseil des ministres où siègent des représentants de gouvernements démocratiquement élus ; 3) le développement du lobbying, tout spécialement au niveau du Parlement européen, à l’image de ce qui existe aux États-Unis auprès du Congrès, a pris des proportions que l’on peut juger inquiétantes. La politique de transparence et d’ouverture de cette institution a en effet pour corollaire la présence de plus en plus prégnante de représentants de différents intérêts particuliers jusque dans les travées des commissions parlementaires. Il n’est dès lors pas étonnant que des préoccupations sociales, éthiques ou environnementales puissent être sacrifiées au profit de préoccupations catégorielles défendues par les acteurs socio-économiques disposant des moyens les plus importants. Les citoyens «responsables» sont de plus en plus conscients de cette dérive qui entraîne des réactions pouvant aller jusqu’à un rejet global du jeu institutionnel communautaire, jugé trop inféodé à certains intérêts. La Commission européenne a senti le danger et compris qu’il fallait reconquérir l’opinion publique pour que celle-ci apporte sa confiance à l’édification communautaire. D’où les initiatives de l’Europe dite «des résultats», qui, si elle n’est que réactive et dispersée, n’en contribue pas moins globalement au renforcement de la protection du consommateur. On apprécierait cependant que l’Europe soit plus soucieuse de ses citoyens en général, c’est-à-dire pas seulement en tant que consommateurs. À ce sujet, l’Union ne pourra sans doute faire éternellement l’impasse sur une meilleure intégration sociale ainsi que sur une certaine harmonisation fiscale, au besoin par des coopérations renforcées.
Une crise procédurale ?
L’Union souffre d’un déficit d’information à l’usage de ses citoyens et d’une procédure d’adoption de ses textes fondateurs complètement obsolète. Il est en effet inconcevable que chaque changement de traité soit soumis à l’unanimité des procédures de ratifications nationales engagées en ordre dispersé. Une Union à 27 États membres ne peut fonctionner à l’unanimité ; c’est donc une aberration que de maintenir des domaines exigeant un votre unanime comme c’est une aberration que de maintenir l’unanimité pour la ratification d’un traité déjà signé. L’unanimité aboutit en effet à donner une capacité de nuisance et un «bargaining power» démesuré à n’importe quelle minorité au sein de n’importe quel État membre. On notera d’ailleurs en passant que les États membres les plus soucieux de maintenir l’unanimité dans certains secteurs d’activité sont les mêmes qui soutiennent activement la politique d’élargissements successifs, montrant ainsi clairement que leur objectif est tout simplement une dilution des compétences de l’Union ! Cerise sur le gâteau, il est encore plus aberrant de vouloir soumettre l’adoption des traités à un referendum. Cet instrument, dont le recours est en soi critiquable dans un système de représentation parlementaire démocratique car il le court-circuite, l’est d’autant plus lorsqu’il s’agit d’approuver ou de rejeter un texte juridique. Il est évident qu’un tel texte, fruit d’un compromis et comprenant des dizaines de chapitres différents, ne peut être le plus souvent appréhendé qu’avec difficulté et que de manière parcellaire, en fonction d’intérêts spécifiques, et qu’il est très difficile de juger de son apport dans sa globalité. D’où des surenchères populistes de tous bords et une large désinformation. Le cas irlandais, comme les précédents, montre que la population interrogée répond en fonction de considérations le plus souvent extérieures au texte proposé, liées par exemple à des préoccupations catégorielles ou à des préoccupations de politique intérieure.
Remédier à l’impasse actuelle
Les craintes formulées méritent bien entendu considération et, comme telles, ne peuvent être traitées à la légère. Une chose semble cependant assez frappante dans le cas irlandais comme dans les cas français et néerlandais : soit ces craintes ne relèvent pas de la problématique des traités et peuvent donc être considérées comme «hors sujet» – dans ce cas, elles peuvent éventuellement faire l’objet de déclarations politiques destinées à rassurer –, soit elles en relèvent – et le paradoxe est que, le plus souvent, le nouveau traité corrige certaines imperfections des précédents – ; dans ce cas, il faut d’abord expliquer et tenter de convaincre, et, au besoin et en dernier recours, accepter des dérogations nationales, de préférence temporaires. À coup sûr, il faudra donc faire revoter les Irlandais après avoir du leur donner des garanties sous la forme de déclarations politiques ou de dérogations. Modifier le traité doit donc être exclu non seulement parce que ce serait trop compliqué et trop long mais surtout par principe, la notion d’approbation majoritaire devant s’entendre au niveau de l’Union. Ceux qui déclarent le Traité de Lisbonne moribond ne sont que les adversaires bien connus de la construction européenne qui se servent de ces incidents de parcours pour tenter de la stopper. Le discours eurosceptique fait flèche de tout bois pour discréditer l’Union.
Comment éviter de replonger ?
À coup sûr, en modifiant la procédure de ratifications des traités. Les États membres doivent être conscients que les referenda ne se prêtent pas à la ratification d’un traité comme d’ailleurs ils ne se prêtent pas à la ratification des lois nationales. Aucun État membre ne serait assez fou que pour soumettre à referendum sa loi de finances ! Les referenda exigent des questions simples, claires et précises, par exemple sur l’appartenance ou non à l’Union ou sur le développement d’une compétence spécifique de l’Union. On remarque en passant que certains des plus enthousiastes partisans des referenda sur les traités européens se gardent bien d’en prôner l’usage pour des questions de société sensibles ! Dès lors, trois solutions sont possibles à l’avenir : 1) soit on recourt désormais aux seules ratifications parlementaires ; 2) soit on organise un referendum national dans les États membres qui le souhaitent, qui présente le nouveau traité en posant la question de son acceptation ou de son rejet en termes d’appartenance à l’Union ; 3) soit on organise un referendum au niveau de l’Union le même jour avec la même question, devant être approuvée par la majorité des citoyens européens ; un rejet significatif dans un des États membres conduisant celui-ci à examiner la possibilité de son retrait de l’Union. Il va de soi que la dernière solution a le mérite de consacrer la dimension européenne de cette consultation. Par ailleurs, et au-delà de la mécanique électorale, il est évident que l’Union européenne ne peut continuer à ignorer superbement les questions sociales et fiscales. La crise financière internationale que nous connaissons n’est-elle pas l’occasion d’engager une réflexion non seulement sur le fonctionnement des marchés financiers et la nécessité d’une supervision financière plus stricte mais aussi sur le fonctionnement de nos sociétés elles-mêmes ? Pouvons-nous continuer de baser le développement de nos systèmes économiques et financiers, y compris sur leurs aspects fiscaux, uniquement en termes de concurrence entre États membres ? Cette ère nous semble avoir vécu. Contrairement à ce que prétendent certains, c’est avec plus d’Europe, c’est-à-dire avec une législation plus stricte et plus harmonisée, que la crise actuelle pourra être surmontée et que la confiance des populations pourra être durablement rétablie. Le Traité de Lisbonne clôt des travaux institutionnels qui se sont déroulés sur plus de quinze ans. Son abandon pourrait signer l’arrêt du processus d’intégration au niveau de l’Union et l’inéluctabilité du recours à des coopérations renforcées.