Politique
Une visite chez Eric Hobsbawm
26.05.2011
Né au Caire en 1917, d’un père britannique et d’une mère autrichienne tous deux juifs, Eric Hobsbawm est présenté comme l’un des «grands historiens» du XXe siècle encore en vie. Auteur d’une oeuvre considérable traduite dans le monde entier, Hobsbawm est aussi le témoin privilégié de ce siècle d’espoirs et de tragédies. Élevé dans la Vienne et le Berlin des années pré-nazies, il parvient à Londres peu de temps après la prise du pouvoir par Hitler. Dès ses années adolescentes à Berlin, Hobsbawm rejoint le parti communiste. Peu à peu il connaît ses premiers contacts avec le marxisme. Ce mariage politico-intellectuel dure depuis plus de soixante-dix années ; des années rythmées par le militantisme, des écrits engagés et la recherche scientifique. Intellectuel marxiste, amateur et critique de jazz, cosmopolite, «juif non-juif», Eric Hobsbawm a récemment publié ses mémoires, un ouvrage très remarqué de ce côté de la Manche.
Après un échange de courriers assez formel et un appel téléphonique pour prendre rendez-vous, Eric Hobsbawm me reçoit chez lui, un soir de janvier. Voûté et frêle, cet homme de 88 ans conserve pourtant dans l’allure un aspect juvénile. Il me salue d’une manière courtoise, bien qu’un peu distante. Il est 17h30, et quand je lui dis que je serai parti «bien avant son prochain rendez-vous à 19h» (il m’avait averti au téléphone qu’il était invité à dîner chez des amis à cette heure-là), il s’exclame d’une manière un peu bourrue : «Ah ! J’espère que vous serez parti bien avant cette heure !» Il me fait pénétrer dans son salon, dans sa grande maison victorienne qui borde le parc de Hampstead Heath, dans lequel Karl Marx emmenait pique- niquer sa famille. Nous sommes voisins : j’habite dans la même rue que lui depuis plus de trois ans. De la fenêtre de mon appartement, je le vois souvent se diriger vers le parc d’un pas lent et hésitant. Il s’assied sur un sofa, je prends place sur un fauteuil à sa droite. Pour commencer, il me pose cette question un peu curieuse : « Êtes-vous Français ?». La conversation peine un peu à démarrer. Je lui dis que j’enseigne à University College London (UCL) L’un des Colleges qui compose The University of London. Il me demande de lui préciser quelles sont mes fonctions. Il me questionne ensuite à propos du département d’histoire de mon université, dont il me dit qu’il « n’est pas aussi bon qu’il devrait être ». Je peine à lui répondre car j’ai cessé de fréquenter les membres de ce département depuis plusieurs années, car aucun historien à UCL ne travaille sur le temps présent. Acharnement antimarxiste Je lui parle de mon engagement politique, du rapport souvent compliqué entre travail scientifique et prise de position politique. Je lui décris à grands traits la gauche socialiste française, critique le programme néolibéral contenu dans la constitution européenne (qu’apparemment, il n’a pas lue). Je lui offre une copie dédicacée de mon livre consacré à Tony Blair et au New Labour. Il me demande qui en est l’éditeur. Je lui dis qu’à mon arrivée à Londres en 1994, j’avais espéré une rupture nette et claire avec le thatchérisme, même si je ne me faisais aucune illusion à propos de Blair. À l’évocation de son nom, Hobsbawm s’exclame : «Oh non !». Je lui mentionne ma thèse consacrée à la «mémoire socialiste», soutenue à l’Institut universitaire européen de Florence, ainsi que le nom de mon directeur de thèse, Steven Lukes. Pour la première fois depuis que nous avons entamé cette conversation, il s’anime quelque peu. Il me dit bien connaître l’IUE, ainsi que Steven Lukes. Il évoque l’ouvrage que Lukes a consacré à Emile Durkheim. Je lui ai apporté également un exemplaire du dernier numéro de Mouvements, une revue parisienne dont je suis le correspondant à Londres. Je voudrais l’interviewer pour cette revue, une longue interview, où je le ferais se raconter. J’y tiens beaucoup. Pas lui. Il n’est même pas chaud du tout. Dans son courrier initial, il m’a écrit qu’il «avait donné trop d’interviews» depuis la parution de ses mémoires. En lisant sa lettre, j’ai pensé qu’il se méfiait de moi, ne me connaissant pas. J’ai également imaginé qu’il conservait une rancune tenace contre la gauche française et le monde intellectuel français en général. Peut-être n’a-t-il pas pardonné la traduction tardive en français Par la maison d’éditions belge Complexes. Sous le titre «Là où l’histoire nous a conduit …» le n°14 de janvier 2000 de la revue Politique rendait compte de la sortie de cette traduction dont la première édition originale remonte à 1994. Outre les qualités intrinsèques de l’ouvrage, il nous avait paru nécessaire de relever le paradoxe de cette traduction tardive. Étonnant, pour un ouvrage qui a été traduit dans toutes les langues et pris en charge par les plus grandes maisons d’éditions de par le monde. On a pu avancer que ce livre, d’un marxiste patenté, prenait résolument le contre-pied de celui d’un autre historien, François Furet, qui, avec son Passé d’une illusion (1995) tentait de faire le bilan de l’idée communiste au XXe siècle et la réception hostile de son Age des extrêmes en France. Cet ouvrage a pourtant connu un succès retentissant dans le monde. Ce qu’il perçoit probablement comme l’expression d’un acharnement antimarxiste de la part des Français, semble avoir blessé ce francophile. Je comprends surtout qu’il n’a plus envie de donner des interviews car cela le fatigue. Cela l’ennuie aussi : ces multiples interviews l’amènent à «se répéter continuellement». Il me confie qu’il est souvent sollicité pour donner son point de vue sur toutes sortes de sujets. Il vient de terminer une série télévisée pour la BBC. Devant le feu des questions du journaliste, il a fini par s’impatienter : «Je me suis déjà prononcé à de nombreuses reprises sur cette question. Allez lire dans mes ouvrages ce que j’ai pu écrire à ce sujet !». Braudel, Furet, Le Roy-Ladurie, Bourdieu… Il me demande quelle est mon opinion de Pierre Bourdieu, dont il était devenu proche : «Avec Marlene (son épouse), nous ne manquions jamais une occasion de le rencontrer quand nous allions a Paris». Je lui explique que le climat dans le monde intellectuel français a changé depuis les désespérantes années septante-quatre-vingts («nouveaux philosophes», postmodernisme, ralliement d’ex-communistes à la droite conservatrice et au néolibéralisme). Je lui dis que les choses auraient tendance à repartir dans la bonne direction (essor des mouvements sociaux, succès d’Attac, nouvelle génération d’universitaires plus ancrée à gauche et davantage ouverte vers l’extérieur…). Il me parle de ces anciens marxistes, qu’il a bien connus et qui sont allés rejoindre les rangs du néolibéraux ou de la droite de combat : François Furet («qui n’a pas produit grand-chose»), Annie Kriegel, Emmanuel Le Roy-Ladurie («Je comprends mieux le passage à droite d’Emmanuel, en fait, il s’agit pour lui d’un “retour a la maison” étant donné qu’il a été élevé dans un milieu réactionnaire. En outre, c’est un historien de talent. En tout cas, Braudel me disait toujours que Le Roy-Ladurie était le plus doué de sa génération»). Il qualifie Pierre Rosanvallon de «néoliberal», mentionne en passant Pierre Nora. Il évoque la dispute entre Bourdieu et Aron, se rappelle en souriant que Braudel n’appréciait pas beaucoup Bourdieu («Probablement parce que Braudel n’était pas vraiment intéressé par la théorie…»). Marlene nous rejoint brièvement. Elle est plus jeune que Hobsbawm. Elle me salue et me demande, dans un français sans accent, à quel endroit de la rue j’habite. Hobsbawm et moi parlons ensuite du quotidien Le Monde. Il reconnaît qu’il ne le lit plus que de manière très irrégulière et il en déplore aujourd’hui le style et le contenu. Il me demande pourquoi Edwy Plenel a récemment démissionné de son poste de rédacteur en chef Une démission aussi précipitée qu’énigmatique. Il se souvient avoir été interviewé par Plenel à l’occasion de la parution de son Âge des extrêmes. Nous échangeons quelques banalités sur le déclin de la presse écrite et le développement des «nouvelles technologies». Racines Je lui demande laquelle de ses deux influences culturelles majeures – allemande et britannique – est la plus importante. Il me répond qu’il se sent «Britannique» («depuis le temps que je vis ici»), à défaut de pouvoir se dire «Anglais» («mon père se disait Anglais, mais ce n’est plus possible de nos jours, car être Anglais, cela renvoie à une identité ethnique»). Voyageur infatigable, conférencier invité dans le monde entier, il concède une affection particulière pour l’Italie et l’Amérique latine, un continent où il fut reçu avec les égards réservés aux hommes politiques de tout premier plan. Il ne mentionne pas Israël auquel il ne consacre d’ailleurs que quelques lignes très critiques dans la première partie de ses mémoires. Il parle peu de l’Allemagne. Je voudrais savoir s’il pratique encore l’allemand : «Peu. Mais plus aujourd’hui qu’à une certaine époque. Ceci dit, je sais encore écrire dans cette langue. Mais ma langue forte – et depuis toujours – c’est l’anglais. C’est dans cette langue que j’ai mon style»). Il se sent Britannique, mais «quelque chose de très fort le rattache à l’Europe centrale», la Mitteleuropa de son enfance. Il appartient à cette catégorie rare de «vrais cosmopolites», c’est-à-dire d’individus qui sont naturellement à l’aise dans des contextes nationaux et culturels divers, mais qui se sentent aussi quelque peu étranger là où ils se trouvent : «c’est le lot de tous les juifs, n’est-ce pas?», souligne-t-il. Si l’histoire avait été toute autre et s’il était resté en Allemagne, serait- il devenu l’un des plus grands spécialistes du XXe siècle de l’histoire sociale ? Il n’en est pas sûr : «C’est la Grande-Bretagne qui a aiguisé mon intérêt pour l’histoire, je n’avais pas cette vocation au départ. En Allemagne ou en France, je me serais probablement tourné vers la philosophie». Je l’observe et tout en l’écoutant, mon esprit vagabonde, se perd. Cette pensée me fascine : il les a rencontrés tous, ou presque ! Il fut leur ami, leur collègue : Pablo Neruda, Fernand Braudel, Louis Althusser, Pierre Bourdieu, Che Guevara, Fidel Castro, Palmiro Togliatti, Salvador Allende, Lula, Bertrand Russell, E.P. Thompson, Isaac Deutscher, et tant d’autres encore, connus ou moins connus. Il m’avait convié à un échange à bâtons rompus, un chat «sans engagement de sa part». C’est pour cette raison que je m’abstiens de lui poser les questions qui m’importent vraiment : sur son engagement ininterrompu dans les partis communistes allemand et britannique entre 1934 et 1991, sa décision de rester dans le PCGB après le rapport Khrouchtchev, ses rencontres intellectuelles et politiques marquantes, son travail «d’historien marxiste» de renommée internationale, son étonnant ralliement à Neil Kinnock contre Tony Benn et l’aile gauche du parti travailliste en 1983, ses écrits politiques dans Marxism Today jusque 1991. Le téléphone sonne. Il se lève et répond brièvement. Il est 18h30. Lorsqu’il raccroche, je me lève et prends congé. Il me reconduit à la porte. Je lui dis : «Au revoir, professeur Hobsbawm». Il me salue : «Au revoir, Philippe». Dans la rue, je me retourne et l’aperçois sur le pas de la porte. Le froid est vif. La porte se referme dans un bruit sec. Hampstead (Londres), le 13 janvier 2005.