Politique
Une trans-ville, du local au global
07.01.2008
En tant qu’expert de l’urbain, Eric Corijn prône une Bruxelles hybride et multilingue, captant les flux internationaux et développant la participation locale.
Bruxelles, ville au service de sa population ou en service commandé pour les usagers ? Avant tout, il faut déterminer quel espace socio-économique nous sommes en train d’étudier par rapport à l’organisation des données. Dans toutes les études comparatives au niveau mondial, la réalité socio-économique de Bruxelles est bien plus que les 19 communes. Cela explique le paradoxe d’une région pauvre qui produit beaucoup de richesses. Bruxelles a un secteur secondaire faible. Les 19 communes composent une ville tertiaire, basée sur les services. Tout cela n’est vrai que dans la mesure du carcan. Le secteur secondaire de Bruxelles se développe dans le Brabant flamand. Vilvoorde a l’industrie de Bruxelles. Zaventem a l’aéroport de Bruxelles. Si on limitait Paris au périphérique, cette ville n’aurait pas d’industrie non plus. Cette situation est l’héritage des négociations institutionnelles successives. Et cette organisation étatique de la Belgique nous rend aveugle à la réalité socio-économique. Celle-ci est métropolitaine. Ce Bruxelles-là représente un tiers de l’économie belge. Avec une population de plus de deux millions d’habitants. Une Bruxelles pratique se réfèrerait à l’ensemble du Brabant. C’est intéressant d’inclure le Brabant wallon, car la Région wallonne est liée à l’économie bruxelloise au même titre que la Région flamande. Cette «anomalie» institutionnelle pénalise la capitale ? Oui. Bruxelles souffre de l’absence de gouvernance métropolitaine. Lille est une ville mais elle est gérée par une région métropolitaine au niveau des infrastructures. Madrid est une ville mais sa région est plus large. Autre grand déficit : le découpage de Bruxelles en 19 communes ne correspond pas à des zones urbaines cohérentes. Petites baronnies politiciennes, elles empêchent une bonne gestion de la Région. Ces îlots d’influences développent des styles différents, sans frontières naturelles de gestion. Même s’il fallait un niveau plus bas de gestion que la Région pour gérer les zones urbaines, les 19 communes ne sont pas la bonne solution. Ou bien on devrait les réduire comme les zones de police. Ou bien même les multiplier en districts ou quartiers. Au niveau culturel également, Bruxelles fait office de parent pauvre, ou plutôt d’enfant pris en tenaille entre parents en instance de divorce. À ma connaissance, la région de Bruxelles est la seule ville sans compétence culturelle, même s’il y a… 41 responsables politiques pour la culture ! Le bi-communautaire amène à penser la ville en deux entités unilingues. Mais ces entités n’existent pas, sauf dans les institutions. La réalité sociologique est multiple et surtout plus mélangée. La communauté flamande, vous la rencontrez en réunion à la VGC (Vlaamse Gemeenschapcommissie), mais sinon, il n’y a pas de quartier flamand. Pas plus qu’il n’y a de quartier francophone. Cette francophonie n’est pas homogène. Il y a le français des Bruxellois, des Flamands, des Wallons, des Turcs, des Marocains, des Européens. Tout cela ne fait pas une communauté francophone. L’emploi de la langue ne fait pas culture ! Cette idée de communautés unilingues cache la réalité bruxelloise. Il y a plus de langues significatives que les deux langues nationales. Cinquante-six pour cent des Bruxellois sont de souche étrangère. Il y a presque 45% de ménages multilingues. Beaucoup de Bruxellois sont multilingues. Mais il n’y a pas ou trop peu de systèmes de socialisation ou de culture pour rendre compte de ce mélange. Une communauté bruxelloise ne peut pas se construire au niveau institutionnel. Comment rendre compte de cette diversité ? Il faudrait pouvoir produire et reproduire cette «interculture», cette hybridité dans des services culturels, éducatifs, il faudrait pouvoir reconnaître ce multilinguisme. En cela Bruxelles n’est pas assez une ville et trop coincée dans les principes nationaux du fédéralisme belge. La Belgique recherche encore des territoires culturellement purifiés, mais en ville, on vit avec des étrangers, on doit composer avec la différence. Et avec beaucoup des gens de passage : touristes, fonctionnaires, hommes d’affaires. Oui, le développement d’une ville doit intégrer plus que ses habitants. Il y a 350 000 navetteurs. Le projet doit aussi être orienté vers les usagers. Les services ne doivent pas seulement être des services domestiques mais ouverts vers les «extérieurs». Comment les organiser ? En prenant en compte l’importance des flux par rapport à l’espace des lieux. On sort d’une géographie concentrique : le centre médiéval, les extensions populaires, les zones industrielles, l’hinterland suburbaine… La mondialisation et l’importance des flux privilégient une géographie en réseau, avec les villes comme nœuds reliés entre eux. La ville est reliée au reste du monde par certains types d’activités. La gouvernance urbaine doit capter un maximum de ces flux qui passent et les nouer localement. Bruxelles a un destin de ville mondiale, même petite. Elle est bien placée dans certains réseaux. Il y a bien sûr l’Europe ou des agences mondiales, mais il y a par exemple aussi le fait que Bruxelles est une des capitales mondiales de l’aide au Tiers monde, des ONG. Comment réaliser cette connexion au monde, prendre sa place cosmopolite ? Pour cela il faut changer d’image et de mentalité. La communauté francophone est dominante dans la ville, le français y est la «lingua franca». Elle peut prendre la direction de la ville, mais aujourd’hui, son attitude est très défensive. Elle semble obnubilée par le «danger flamand» et devient dès lors très chauvine elle même. Elle n’est pas assez décomplexée. Par cette attitude, elle évite sa plus grande responsabilité : brancher Bruxelles au reste du monde. Notamment développer une bonne relation avec l’anglais. En favorisant par exemple le brassage culturel entre autres dans des écoles multilingues. Il y a trop peu de cosmopolitisme pour Bruxelles. Les médias francophones ne s émancipent pas assez du communautarisme belgo-belge. Il suffit de voir le profil du Soir, de Télé-Bruxelles pour s’en rendre compte, ils ne prennent pas assez la dimension d’une ville mondiale, comparé, par exemple, à Barcelone, qui prend un leadership dans des réseaux internationaux. Bruxelles devrait ainsi vraiment opter pour devenir la capitale européenne. Une capitale implique deux choses : accueillir les institutions mais aussi être le lieu où le projet se vit culturellement, être la société où il se matérialise. Bruxelles a tout les atouts pour faire vivre l’interculturalisme du projet européen. Il faut radicalement opter pour cette urbanité cosmopolite. Je plaide donc pour un projet de ville culturellement hybride, multilingue, orienté vers le transnational, développant la politique imaginaire, culturelle, et reproduisant ces caractéristiques sur l’éducation. Il faut fêter le mélange. Ce mélange n’est-il pas simplement une superposition d’identités qui se croisent à peine, recréant des îlots communautaires par quartier ? Ah voilà, les Marocains de Molenbeek, les Turcs de Schaerbeek, les Africains de Matonge. Mais en regardant de plus près, ce ne sont nullement des ghettos, ces quartiers ont tous leur propre multiculturalité. Toutes ces populations vivent avec d’autres, sont mélangées. Par ailleurs, les personnes d’origine africaine ne vivent pas à Matonge. Matonge est plus un centre ville qu’un quartier africain. Il faut donc faire attention de ne pas associer la notion de quartier avec l’idée du village en ville. On devrait développer une politique de quartier, mais dans le sens de désigner une place dans la ville et dans le monde, de développer un projet de développement. Et cela ne se fait pas avec des labels communautaristes. Ces quartiers combinent densité et multifonctionnalité. Le développement durable de ces quartiers sera réalisé grâce à la créativité interculturelle : comment faire de la complexité une unité ? Il n’y a pas de recette. Les développements seront différents en fonction des situations locales. Il faut regarder quelle contribution positive peuvent apporter les populations. Moi je n’aime pas l’appellation de «zone défavorisée». Non pas parce que je nie l’exclusion, mais parce que cette désignation focalise sur les «retards», sur les «problèmes» et ne se concentre pas sur les atouts et sur les possibles modèles de développement particuliers. En plus il y a d’autres zones défavorisées. Ainsi les quartiers résidentiels où habitent les classes moyennes ont souvent un manque de connexion à la ville ou à sa multiculturalité. Regardons donc plutôt les potentialités de développement et investissons-les. Regardez la rue de Brabant, dans un quartier très pauvre, mais avec une activité commerciale très importante, dont la renommée dépasse la Belgique. C’est vraiment de la mondialisation par le bas, dans un réseau aussi important que celui de la rue Neuve. À Matonge, tout s’achète et s’échange, même un avion ! Il y a là une connectivité avec le continent africain qui n’est pas assez valorisée dans un projet pour Bruxelles. Mais en termes d’équipements collectifs, comment contribuer à développer ces quartiers ? Bien sûr il faut veiller à une bonne répartition des services. Ici, l’existence des 19 communes a aidé à cette territorialisation. Chaque commune a son centre culturel, son centre sportif. Comparativement à Anvers ou Gand, le réseau infrastructurel est meilleur à Bruxelles. Si les équipements sont proches, comment parvenir à ce que les habitants se les approprient, les «fassent tourner» ? En rapprochant la gestion des usagers, en mettant en place des systèmes de co-production de la société. La démocratie représentative ne réussit pas à intégrer l’esprit de tout le monde. La ville est trop complexe pour être représentée par les seuls mandataires. Il faut faire appel à une réelle participation et cela devient la première responsabilité des politiques : engager la population dans la cité, animer des projets, faire réussir des coalitions de développement. Il y a les contrats de quartier… Les contrats de quartier ont quand même un déficit à ce niveau. Dans ces projets, il y a très peu de «contrat» en fait, si ce n’est entre la Région et la commune. Les participants ne sont pas co-producteurs. En bout de course, c’est quand même le Collège qui décide. En plus il a trop peu de projets, le temps de préparation devrait être plus long. Il faut bien préparer le projet avec tous les acteurs. Un contrat de quartier deviendrait un projet de transformation, une vision commune où chacun joue son rôle. Et puis pourquoi ne pas juger les investissements sur base de la qualité du projet, pourquoi pas par un jury indépendant ? Aujourd’hui, l’argent est attribué avant le projet, alors qu’il faudrait d’abord réaliser les coalitions, les participations nécessaires, d’abord développer le projet, non seulement pour les habitants, mais aussi pour fonctionner en interaction avec les usagers. Vous comptez sur la participation pour faire parler la masse silencieuse et atomisée ? C’est vrai, c’est un défi. Il faut plus d’efforts pour politiser la population. Et je sais bien : un comité de quartier n’est pas nécessairement représentatif de tous les habitants. Cela est vrai aussi des partis politiques, et même des élections. Il faut surtout plus de débat public sur les projets de développement. S’il est vrai que certains ne prendront pas la parole dans ce débat, ceux-là ne prennent pas plus la parole aujourd’hui. Certaines communautés seront hermétiques à l’échange. C’est un des grands problèmes. La société urbaine ne peut se baser sur des communautés qui se pensent entières. On ne peut accepter les identités que dans la mesure où elles reconnaissent leurs manques, où elles restent ouvertes à l’autre. C’est cela que signifie la séparation de l’Église et de l’État. En ville, l’autre est proche. Il faut se frotter à la complexité de l’autre. Casser le communautarisme traditionnel, l’ouvrir à la citoyenneté. C’est risqué mais possible. Pour cela un contrat de quartier devrait se préparer plus longtemps et s’investir dans une mobilisation de la population. La préparation devrait durer deux ans pour quatre ans d’investissements. Je prends le pari sur la mobilisation, au moins de la société civile, si on assure un retour concret. Je conteste en tout cas qu’un élu parle automatiquement au nom de la population. Il y a beaucoup d’abus à ce niveau. Autre avantage : plus il y aura de débats publics sur les aménagements et services collectifs, plus il y aura de canaux d’insertion sociale. L’avantage est non seulement d’avoir un meilleur projet, mais aussi de l’accompagner d’activités culturelles nécessaires à la rencontre des personnes. Il y a une imbrication entre la revitalisation d’espaces publics et l’animation culturelle. Le travail de quartier est un travail socio-artistique. Mais ici à Bruxelles, on regroupe les bénéficiaires en fonction des langues. Des travailleurs de rue de la VGC et de la Cocof travaillent au même endroit sans même se parler. Cette politique de l’unilinguisme affecte-t-elle vraiment les quartiers ? Bien sûr. Les outils ne sont pas en place pour favoriser l’interculturalité dans les services de proximité. Prenons les contrats de quartier qui peuvent avoir un volet culturel (volet 5). Beaucoup de ces volets deviennent inter-culturels puisque ces quartiers le sont. Ce sont par exemple des fêtes de quartiers et non pas des fêtes de communautés. Elles sont mixtes. Mais il n’y a plus de budget pour pareille initiative si on veut pérenniser ces activités. Ou alors la fête doit devenir communautaire pour rentrer dans les cases de la Cocof ou de la VGC. Par ailleurs, le budget de la cohésion sociale de la Cocof oblige les Asbl à se positionner sur le terrain communautaire, on construit alors une ville comme on construit une nation. Or la ville est multiculturelle. Une ville n’est pas un pays ! Dans cette approche de services à la collectivité urbaine, quel est le rôle des syndicats aujourd’hui ? Un des grands déficits du syndicat est la perte de positionnement dans le développement d’un projet de société alternatif. En 20 ans, les syndicats ne s’offrent plus comme acteurs d’un changement de société. La solidarité est régulièrement dépassée par le corporatisme sectoriel. Le développement d’une vision pour la ville pourrait redéployer ce débat stratégique. L’organisation devrait-elle évoluer structurellement ? Un syndicalisme sectoriel ne suffit pas. Une approche territoriale de la solidarité est aussi nécessaire. Et holistique. Le syndicaliste doit défendre un projet social, ne pas s’arrêter aux portes de l’usine mais s’investir aussi dans le comité de quartier, les associations… Les syndicalistes vont devenir de véritables hommes orchestres !? Non, cela en fera des hommes vraiment engagés dans la société et pas seulement les défenseurs des intérêts dans le marché du travail. Ils appartiennent à une mouvance, à une lutte aussi dans le lieu où ils habitent. Ils ne doivent pas seulement débattre d’économie, mais aussi d’une vision de vie en société, et donc du projet de ville. La solidarité doit être totale. La structure territoriale existe déjà pour certaines organisations sociales. Avec pareille déclinaison, on pourrait avoir plus de cohésion et porter un projet de ville. Les syndicats manquent le virage de la lutte urbaine ? Oui. Ils s’inscrivent dans la tradition de la société redistributive, mais celle-ci n’active pas. Attention, que je me fasse bien comprendre, je ne suis pas blairiste, je ne soutiens pas les politiques d’activation. Celles-ci déclinent le droit au devoir, individualisent les responsabilités, augmentent les sanctions et non les avantages. Il faut clairement établir que la redistribution est trop faible et que beaucoup de travail social ne peut que reproduire la dualisation. Le premier rôle des syndicats reste de défendre des intérêts. Il doit rester contestataire plus que gestionnaire. Si la gestion domine, elle s’oppose à la contestation parce qu’elle veut garder les acquis. Pour que le syndicalisme devienne plus contestataire, il doit s’inscrire dans une mouvance avec d’autres acteurs dans la société civile. En 2001, pendant la présidence belge de l’Union européenne, la question de la capitale européenne à été autant mis a l’ordre du jour par le rapport Prodi-Verhofstadt que par l’occupation de la gare Léopold où se rediscutaient avec différents acteurs les enjeux européens. Dans ces endroits, les syndicats et les syndicalistes ne sont pas suffisamment présents. Ils n’ont pas vraiment réussi la transition urbaine, pensent que leur place n’est pas là. Mais la société à construire est urbaine. Et l’urbanité est post-nationale. Les syndicats restent encore trop emprisonnés dans leurs pratiques de négociations avec le patronat et l’État. La ville n’a pas de place dans cette approche. On pourrait d’ailleurs se demander si le syndicat n’est pas devenu lui-même agent de la mentalité sub-urbaine, de toute cette évolution dans la société de consommation vers un style de vie individualiste et «classe moyenne». Pour construire un modèle alternatif de société il faudra aussi faire la critique de ces idéaux de «bonne vie». Du Gazon (soirées dans les lieux publics) à la Roller parade, la ville est-elle kidnappée par les «bobos» ? En ville, le lien social est chaque fois à retrouver, à renouveler. Des mouvements urbains comme Recyclart ou CityMind ont compris que penser une ville ne se base pas sur la répétition. La ville est un destin à coproduire. Ces mouvements construisent des ponts entre différents acteurs pour engendrer quelque chose de nouveau. Cela s’inscrit plus dans un registre artistique que dans l’éducation. Fêter la ville en employant l’espace public autrement relève d’une réelle culture cosmopolite, urbaine. Certes, ce sont certaines couches sociales précises de la population qui y participent. Mais ces strates de la population ont souvent des visées bien plus progressistes qu’un modèle fermé, communautarisé. Ces fêtes n’appartiennent pas aux «bobos». À tout choisir, entre le premier mai avec des majorettes ou des fêtes religieuses exclusives, je préfère l’alternative de la Zinneke parade, de BXLBravo ou du KunstenFestival des Arts. Aucune communauté ne peut «faire société» dans une ville. La base, c’est la mixité, le mélange. Et ces événements cassent les structures. Nous devrons tous apprendre à vivre avec d’autres repères. La Roller parade par exemple montre qu’il y a un usage alternatif de la voie publique. C’est une grande contestation de l’évidence que la voie publique n’appartient qu’aux voitures. C’est la fête de l’espace public multifonction. En tout cas, ces activités n’ajoutent pas à la dualisation et montre plutôt une ville ouverte et progressiste. Propos recueillis par Olivier Bailly