Politique
Une stratégie juridique
08.04.2022
Cet article a paru dans le n°111 de Politique (mars 2020).
Donc, vous prépariez déjà la plainte en 2001…
Luc Walleyn : Beaucoup plus tôt ! En 1981, quand la loi antiraciste[1. Appelée couramment la « loi Moureaux ».] a été votée, le Vlaams Blok existait déjà depuis trois ans, au départ comme cartel électoral de deux petites formations nationalistes[2. Le Vlaams Nationale Partij (« Parti national flamand ») de Karel Dillen et le Vlaamse Volkspartij (« Parti populaire flamand ») de Lode Claes.] issues d’une scission de la Volksunie (VU), accusée d’avoir voulu brader les intérêts flamands avec le Pacte d’Egmont[3. Voir note 3, page 10.], et qui vont ensuite fusionner. C’est en grande partie pour contrer l’activisme anti-immigrés de ce parti que cette loi fut votée.
Le Blok n’est pas tombé du ciel. Il est le dernier avatar d’un courant d’extrême droite ancien au sein du nationalisme flamand et l’héritier de la collaboration politique durant l’occupation. D’ailleurs, jusqu’aux années 1970, ce courant avait comme revendication centrale l’amnistie pour les anciens collaborateurs. La renaissance de cette extrême droite après la Seconde Guerre mondiale s’est d’abord exprimée par des groupuscules comme Were Di[4. Verbond van Nederlandse Werkgemeenschappen (« Ligue des communautés de travail néerlandaises »), organisation nationaliste flamande qui prônait l’union des peuples thiois (néerlandais et flamand), fondée en 1963 et dissoute en 2007. Karel Dillen en fut le président de 1965 à 1975.], le VMO[5. Vlaamse Militanten Orde (« Ordre des militants flamands »), groupe d’action paramilitaire nationaliste flamand né en 1949 et dissous en 1970 après plusieurs procès pour violence armée (il fut notamment impliqué dans le meurtre du militant FDF Jacques Georgin). Il se reconstitua en 1971 et devint le service d’ordre officieux du Vlaams Blok avant d’être condamné comme milice privée par la cour d’appel de Gand en 1983.] et Voorpost[6. « Avant-poste », groupe nationaliste flamand revendiquant l’union de la Flandre, des Pays-Bas et de l’Afrique du Sud dans une « Grande Néerlande » sous la couronne de la maison d’Orange-Nassau. Proche du Vlaams Blok, il est considéré comme la continuation du VMO depuis 1983.], tout en s’infiltrant dans des associations plus larges de la société civile flamande, comme le Vlaamse Volksbeweging[7. « Mouvement populaire flamand », organisation culturelle née en 1991, en principe non-politique mais ayant de bonnes relations avec tous les partis flamands. Elle milite pour l’indépendance de la Flandre.], et dans la Volksunie. Avec la création d’un nouveau parti d’extrême droite, il prendra son envol.
Dans les années 1960, la Belgique avait recruté des dizaines de milliers de travailleurs immigrés et favorisé la venue de leurs familles. La crise économique des années 1970 a mis ce mouvement migratoire sous pression et les immigrés, notamment ceux venant de pays « musulmans » comme le Maroc et la Turquie, sont devenus la cible privilégiée de l’extrême droite. Dès sa création, le Vlaams Blok a publié des Grondbeginselen (« principes de base »). On y est pour l’indépendance de la Flandre, la famille et les valeurs traditionnelles, l’apartheid en Afrique du Sud, et contre le communisme, le capitalisme, les syndicats, l’État_providence et l’avortement. Une revendication centrale : « Nous exigeons que, dans un délai raisonnable, la grande majorité des travailleurs immigrés non européens soient renvoyés dans leur pays d’origine. » Ce qui ressort de ces Grondbeginselen, c’est une idéologie proche du fascisme historique. L’État doit devenir un instrument au service du peuple, considéré comme une unité organique à base ethnoculturelle, enraciné dans l’histoire, et pas comme un ensemble de citoyens. Le parti prône le « solidarisme[8. Idéologie inspirée du fascisme italien : à la lutte des classes soit se substituer la solidarité entre les classes et une organisation corporatiste de la société.] » et rejette la démocratie parlementaire.
Pour atteindre l’objectif d’un retour à une Flandre mono-ethnique, le Vlaams Blok propose une discrimination systématique des immigrés et incite à la haine pour faire passer ce programme. À partir de 1981, des organisations de la société civile ont donc déposé des plaintes au pénal contre des tracts et autres publications racistes, sur la base de la loi antiracisme. Le Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme (ci-après « le Centre »), dont j’étais un des conseils, a fait la même chose dès sa création en 1993. Cela n’a quasi jamais marché, pour deux raisons. D’une part, parce que la Constitution rendait la cour d’assises seule compétente pour juger des délits de presse[9. Tout écrit relève du délit de presse. Un article de presse, bien sûr, mais aussi un tract ou un calicot.], soit une procédure tellement lourde et coûteuse que cela revenait à laisser ces infractions impunies. D’autre part, parce que les publications attaquables étaient systématiquement couvertes par l’immunité parlementaire des députés VB. Le moindre petit tract dans un trou perdu avait toujours un parlementaire comme éditeur responsable.
Du côté francophone aussi ?
À la demande du parquet[10. Le ministère public, dont la fonction est de défendre les intérêts de la société.], l’immunité parlementaire fut levée pour les élus de l’extrême droite francophone Daniel Féret et Marguerite Bastien[11. Élus d’un éphémère Front national belge francophone, divisé en deux fractions.], mais le parquet n’a jamais osé le demander pour les députés du Vlaams Blok, qui avait cessé d’être marginal dans le paysage politique flamand.
En 1999, la Constitution a été modifiée et une exception a été introduite pour les écrits racistes ou négationnistes, dont les auteurs pouvaient désormais être jugés par un tribunal correctionnel. La même année, mais sans lien avec cette problématique, une loi a été votée pour permettre de poursuivre pénalement des personnes morales. J’ai alors proposé à Johan Leman, directeur du Centre, d’introduire une procédure contre les ASBL à travers lesquelles transitait le financement public du Vlaams Blok (remboursement des dépenses électorales, subsides pour l’organisme de formation et la structure responsable des émissions auxquelles le parti avait droit dans les médias publics…). La loi antiraciste permet en effet de condamner des personnes du simple fait d’appartenir à un groupe qui, de façon régulière et systématique, incite à la haine et à la discrimination. En faisant condamner les ASBL pour appartenance au parti, on espérait obtenir un jugement qui qualifie définitivement celui-ci de raciste, ce qui, dans un deuxième temps, pouvait le priver de financement public.
Et c’est donc cela qu’il fallait démontrer…
Exactement. Or il est plus difficile de prouver le caractère raciste d’un groupe que l’acte d’un individu. La loi exige que le groupe incriminé prône la discrimination ou la ségrégation d’une façon systématique et répétée. Pour monter un dossier, le Centre a rassemblé tout ce qui avait été publié comme propagande depuis l’entrée en vigueur de loi de 1999, et même avant, puisqu’on a pris en compte le fameux programme des 70 points (rédigé en 1992, revu en 1996), qui résumait toujours le programme du Blok pour « résoudre le problème de l’immigration ». Nous avons alors lancé ce qu’on appelle une citation directe, par laquelle une victime, et non le parquet, fait citer par huissier un suspect devant le tribunal. Contrairement à une plainte avec ou sans constitution de partie civile, une citation implique tout un travail d’investigation préalable, vu que c’est à la partie civile d’apporter les preuves du délit. Le parquet se trouve alors dans une position neutre et peut soutenir la citation ou s’y opposer.
Devant le tribunal correctionnel de Bruxelles, le parquet nous a soutenus, mais le tribunal s’est déclaré incompétent, avec l’argument que les délits poursuivis étaient de nature politique et donc de la compétence de la cour d’assises. La cour d’appel de Bruxelles a confirmé ce jugement, mais la Cour de cassation nous a suivis et a renvoyé l’affaire devant une autre cour d’appel, celle de Gand. Celle-ci a partagé nos conclusions pratiquement sur toute la ligne.
Cela a-t-il à voir avec la réputation de la ville de Gand, qui est de façon constante très hostile à l’extrême droite ?
Les juges de Bruxelles n’étaient pas favorables à l’extrême droite non plus mais, à l’époque, pratiquement personne ne soutenait ce procès, que ce soit dans l’opinion publique ou dans les milieux politiques. Karel De Gucht (VLD) était une des rares exceptions. Beaucoup disaient que le combat devait être politique et non juridique. Certains craignaient que des poursuites judiciaires contre le Blok ne le renforcent en lui donnant une tribune et en le plaçant en positon de victime. D’autres pouvaient craindre que les juges ne contrôlent, ce faisant, le discours politique. Ces arguments étaient d’ailleurs valables et, aux premières élections qui suivirent sa condamnation, le Blok est devenu le premier parti flamand.
Même à Gand, ce n’était pas plus gagné d’avance qu’à Bruxelles. Notre crainte n’était pas qu’un tribunal dise que les propositions du Blok n’étaient pas discriminatoires, mais qu’on l’acquitte sur la base de la liberté d’expression. C’est d’ailleurs ce que les avocats du Blok ont toujours plaidé. Faire cet équilibre n’est pas évident pour des juges. Quand Daniel Féret, du Front national, a contesté sa condamnation devant la Cour des droits de l’Homme de Strasbourg, il n’a été débouté que par une majorité d’une seule voix. Sur le fond, on avait des arguments solides parce que les appels à la haine et à la discrimination étaient évidents. La pièce principale de notre dossier, les fameux « 70 points », était constituée de trois parties très différentes. Certaines de ces propositions étaient plutôt « neutres » – comme la création d’un secrétariat d’État à l’immigration – ou concernaient des choses qui existaient déjà, mais la cour a retenu quand même 20 points qui incitaient à la haine et à la discrimination. Ces points s’articulaient autour d’un projet politique en faveur d’une société mono-ethnique. Des mesures discriminatoires devaient pousser les « étrangers » à partir. Pas certains étrangers, mais tous, en ce compris les « étrangers » devenus belges, auxquels on devait retirer la nationalité. Le but était que tous les gens d’origine étrangère quittent le pays, volontairement ou contraints et forcés.
On commencerait avec les délinquants, puis on passerait aux chômeurs, et les autres feraient l’objet d’une « décision individuelle ». On envisageait en effet une exception pour celui qui s’assimilerait complètement, notamment en renonçant à sa religion. L’exemple typique était le petit Coréen adopté. Par contre, un musulman qui resterait fidèle à sa religion ne deviendrait jamais un vrai Flamand. Le seul point où la cour ne nous a pas suivis, c’est celui de la ségrégation. Le Blok prônait un véritable développement séparé : des écoles pour immigrés avec un enseignement dans les langues d’origine, et une sécurité sociale séparée, le tout pour faciliter le retour au pays. La cour a estimé que l’appel à la ségrégation n’était cependant pas suffisamment établi.
C’était donc une victoire ?
Oui, puisque le Blok a été condamné pour racisme. C’était une condamnation de principe, avec une indemnité symbolique de 5000 euros pour le Centre. Mais l’essentiel, c’est qu’il était désormais punissable de faire partie du Vlaams Blok, que ce soit individuellement ou collectivement. Le Blok s’est immédiatement dissous quand la condamnation a été confirmée en cassation et, dans la foulée, ses dirigeants ont fondé le Vlaams Belang.
Dans la communication, les dirigeants déclaraient que le nouveau parti était dans la continuité de l’ancien, mais formellement on repartait de zéro, en abandonnant les « casseroles » qui avaient fait couler le Blok. Le Belang renonçait donc officiellement aux Grondbeginselen et à son programme en 70 points. Le parti a aussi modéré son discours, et une nouvelle procédure devant le Conseil d’État pour le priver de financement public a échoué.
Finalement, du Blok au Belang, rien n’a changé…
Dans un premier temps, la direction est restée la même, mais la condamnation a eu des effets en interne. Déjà auparavant, il y avait deux courants au sein du Blok. Un qui était dans le droit fil du vieux nationalisme collaborationniste, avec Filip Dewinter comme figure de proue, qui n’a jamais rompu clairement avec le fascisme, et un autre autour du président de l’époque, Frank Van Hecke, et de Marie-Rose Morel, qui rêvaient d’un parti populiste plus moderne, moins idéologue, plus opportuniste aussi. Ces deux personnalités finiront par quitter le parti, mais leurs héritiers vont finalement triompher.
Donc, le procès n’a pas arrêté la progression du Blok/Belang. Il l’a seulement un peu retardé…
Oui et non. Dans un premier temps, il y a eu une réaction de solidarité de toute la mouvance nationaliste avec le Blok/Belang, même de personnes qui n’étaient pas tout à fait d’accord avec lui. Mais ce fut temporaire. L’opération de mutation du Blok en Belang n’a pas réussi. En ne se démarquant pas du Vlaams Blok, le nouveau parti a hérité aussi du cordon sanitaire, renforcé par la condamnation. Malgré son poids électoral, la perspective d’une participation au pouvoir, même au niveau local, s’est éloignée, et une bonne partie de son électorat s’est tournée vers la N-VA.
Maintenant, il y a encore des dérapages, notamment de Filip Dewinter et consorts, qui cherchent systématiquement à tester les limites. Mais la direction actuelle semble avoir opté pour une ligne populiste plutôt que pour un racisme brutal.
Dans les nouveaux principes de base, qu’on peut consulter aujourd’hui sur son site, le parti se dit de droite et nationaliste, mais désireux de respecter la Convention européenne des droits de l’Homme et de défendre l’État de droit et la démocratie. Le rapatriement de toute la population d’origine étrangère est remplacé par l’affirmation que des immigrés doivent respecter la loi et s’adapter à notre culture et aux valeurs européennes, comme la séparation entre l’Église et l’État, la démocratie, la liberté d’expression et l’égalité entre les hommes et les femmes, même si une « politique de retour » devrait être développée pour ceux qui ignorent ou combattent ces principes[12. Voir sur www.vlaamsbelang.org/beginselverklaring.]. Le Belang s’est même ouvert aux thématiques sociales, ce qui a été à la base de son succès électoral récent. C’est la même évolution qu’on a vue en France, avec le Rassemblement national qui se retrouve sur les ronds points des « gilets jaunes » avec la France insoumise…
Et si c’était à refaire ?
Je le referais, bien sûr. Il faut garder à l’esprit que ce n’était pas une stratégie contre le Blok seul, mais contre le racisme dans le discours politique. Et là, l’approche juridique a eu du succès. Ce que des partis politiques pouvaient dire et faire, et qui pouvait apparaître comme mainstream à l’époque de Nols[13. Roger Nols, bourgmestre FDF de Schaerbeek – la commune où se trouve le cabinet de Luc Walleyn – de 1970 à 1989, a fini sa carrière politique au Front national.], est devenu marginal. Et c’est grâce à ce procès que le cordon sanitaire a tenu si longtemps.
Aujourd’hui, le Belang semble polarisé comme à l’époque, entre le jeune président Tom Van Grieken – qui se donne des airs de rénovateur – et un Dries Van Langenhove, encore plus jeune, mais qui est dans la ligne de Dewinter. C’est la même pièce qui se rejoue ?
Pas tout à fait. Tant que la ligne proposée par Van Grieken remporte des succès et ouvre à nouveau une perspective de participation au pouvoir, le courant Dewinter-Van Langenhove restera minoritaire, et on ne verra donc probablement pas si vite réapparaitre le discours des années 1990. Le « recentrage » du Belang fait que des sociologues qui ont analysé les programmes des différents partis ont constaté qu’il est aujourd’hui dépassé par la N-VA même sur sa droite, aussi bien dans les questions sociales que sociétales. Mais le racisme n’est pas mort au sein de ce parti, et le risque qu’il redevienne dominant n’est pas imaginaire.
Propos recueillis par Henri Goldman.
(Image de la vignette et dans l’article sous CC BY-NC-SA 2.0 ; photographie du tribunal de Bruxelles, réalisée en septembre 2012 par Antonio Ponte.)