Idées • Travail
Une protection sociale mondiale, entre illusions et nécessités
11.04.2022
Cet article a paru dans le n°111 de Politique (mars 2020)
Depuis deux décennies, sous l’impulsion de l’Organisation internationale du travail (OIT), les institutions internationales ont fait de la promotion de la protection sociale universelle un des principaux mantras de leurs stratégies visant à la réduction de la pauvreté.
Cette évolution est intrinsèquement liée au développement progressif du concept de « pays émergents » qui s’appuie sur l’apparition (réelle ou mythifiée) graduelle d’une classe moyenne dans ces pays : celle-ci transformerait fondamentalement les modèles sociaux et les priorités politiques nationales.
À l’agenda des institutions internationales
L’Assemblée générale des Nations Unies a adopté le 25 septembre 2015 un programme de développement durable[1.Voir le site de l’ONU consacré aux ODD.] à l’horizon 2030, mieux connu sous le nom d’Agenda 2030. Ce programme fixe 17 objectifs de développement durable (ODD) répondant aux trois dimensions du développement durable : dimensions sociale, économique et environnementale. L’ODD n° 1 vise à « éliminer la pauvreté sous toutes ses formes et partout dans le monde ». L’ODD 1.3. est plus spécifiquement consacré à la protection sociale et vise à « mettre en place des systèmes et mesures de protection sociale pour tous, adaptés au contexte national, y compris des socles de protection sociale, et faire en sorte que, d’ici à 2030, une part importante des pauvres et des personnes vulnérables en bénéficient ». Cet objectif est lui-même matérialisé par un indicateur de suivi : l’augmentation du taux de couverture de la protection sociale par catégories de population. Selon ces principes, afin de couvrir la population la plus large et, en particulier, les populations les plus vulnérables, les systèmes de protection sociale doivent sortir, progressivement, des logiques uniquement contributives (cf. infra) pour offrir un socle général de protection le plus inclusif possible. Cette logique se retrouve, notamment, dans l’appel à actions du Partenariat mondial pour la protection sociale universelle (Universal Social Protection, USP 2030) adopté par l’OIT le 9 février 2019 et qui vient renforcer et préciser l’ODD 1.3.
La logique de l’universalisation des régimes de protection sociale est également consacrée par la recommandation n° 202 de l’OIT sur les socles de protection sociale qui précise en son article 5 : « Les socles de protection sociale visés au paragraphe 4 devraient comporter au moins les garanties élémentaires de protection sociale suivantes : […] c) sécurité élémentaire de revenu, se situant au moins à un niveau minimal défini à l’échelle nationale, pour les personnes d’âge actif qui sont dans l’incapacité de gagner un revenu suffisant, en particulier dans les cas de maladie, de chômage, de maternité et d’invalidité ».
Une variété de régimes de protection sociale
Il n’existe toutefois pas un système de protection sociale qui soit universel. En effet, la protection sociale se caractérise par la diversité dans ses conceptions et ses formes de gestion et financement. On distingue ainsi généralement trois modèles de protection sociale :
- Les prestations universelles : ces régimes peuvent être situés dans ou hors du périmètre de gestion et de financement de la protection sociale. Ils sont non-contributifs.
- Les assurances sociales : ces branches contributives fonctionnent sur le principe d’une indemnisation liée à des contributions patronales/salariales, parfois complétées par des sources fiscales. Ils couvrent les travailleurs et leurs familles contre les grands risques sociaux (maladie, pensions, invalidité, chômage, risques professionnels).
- Les régimes d’indemnisation des risques professionnels : ils se distinguent des précédents par la couverture du seul travailleur et par la notion de causalité du risque. Il doit y avoir un lien incontestable entre l’activité professionnelle et le préjudice subi.
Le recours à ces distinctions dans les systèmes de protection sociale répond notamment à des considérations historiques. Les systèmes d’assurances sociales, dits bismarckiens[2.Du nom du chancelier Otto von Bismarck qui instaura en Allemagne le premier système d’assurances sociales à la fin du XIXe siècle.], se fondent sur des régimes contributifs. Les systèmes universels, dit beveridgiens[3. Du nom de Lord William Beveridge dont le rapport publié en 1942 a inspiré au gouvernement britannique une politique de Welfare State, fondée sur la mise en œuvre d’une solidarité nationale.], fonctionnent, quant à eux, essentiellement sur une indemnisation non contributive. Cette distinction est profondément ancrée dans l’histoire sociale européenne, et dans l’histoire tout court si on considère que c’est la Deuxième Guerre mondiale qui a joué le rôle de catalyseur dans le développement des systèmes de protection sociale.
Ces distinctions sont cependant de plus en plus théoriques parce que les systèmes ont tendance à devenir de plus en plus hybrides en raison des évolutions du marché de l’emploi au niveau mondial (développement du travail informel, du travail indépendant, etc…). Ces évolutions rendent moins opérantes les traditionnelles divisions entre les régimes d’assurances sociales et les régimes universels. Dans la pratique, les régimes contributifs et non-contributifs peuvent coexister au sein des mêmes systèmes, être cumulables et s’adresser ou non à des catégories différentes de bénéficiaires.
Ses facteurs de développement
Il est difficile évidemment de polariser le débat entre un monde industrialisé (qu’on peut représenter schématiquement par les pays membres de l’OCDE) et un « reste du monde » aussi vaste que disparate. Il est toutefois évident que le développement de systèmes de protection sociale globaux agissant « du berceau au cimetière » est une particularité des démocraties libérales. Certes, l’aire « communiste » organisait une protection sociale « totale » basée sur la gratuité d’une grande partie des services mais, hormis quelques exemples emblématiques, celle-ci s’avérait complètement inefficace. Et si de nombreux pays se sont engagés dans les années 1950/60 vers des couvertures sociales contributives, elles furent souvent fort limitées. En effet, ces systèmes ont cohabité, essentiellement en Afrique, en Amérique latine et en Asie, avec des systèmes traditionnels de solidarité mutuelle comme les tontines[4. Les tontines sont des associations collectives d’épargne organisées localement et échappant complètement à l’aire de régulation publique. L’épargne constituée sert à couvrir une série d’aléas et risques sociaux comme l’hospitalisation, le paiement des frais scolaires ou la privation temporaire d’un revenu professionnel. Elles répondent à une fonction sociale très proche des premières caisses d’entraide mutuelle fondées par les ouvriers européens à la fin du XVIIIe siècle.] qui apparaissent souvent plus légitimes aux yeux des populations.
Le cycle de développement des pays émergents, basé sur le récit d’une croissance économique vertueuse et de la théorie du ruissellement, induit invariablement un débat similaire à celui qui s’est posé dans les pays européens et nord-américains au moment de la révolution industrielle : développer une protection sociale étendant sa couverture à une grosse majorité de la population. Mais la comparaison s’arrête là. En effet, là où la protection sociale « traditionnelle » est consubstantielle au salariat, le développement économique des pays émergents se construit sur des relations sociales beaucoup plus « liquides », basées, au mieux, sur des protections salariales rudimentaires et, au pire, sur une absence de relations formelles entre employés et employeurs et un recours généralisé au travail informel.
Tendances à l’universalisation
Le fait que le noyau contributif « classique » des systèmes de protection sociale (les travailleurs salariés) représente une part très réduite de la population active dans les économies émergentes en Afrique, en Asie ou en Amérique latine entraîne, ipso facto, une tendance à l’universalisation des systèmes de protection sociale. C’est ce qui explique que la protection sociale universelle y fait désormais consensus, sous l’impulsion des organisations internationales, alors que l’émergence de cette protection sociale universelle fait débat en Europe (notamment dans les discussions autour du revenu de base). La protection sociale universelle a même tendance à se substituer progressivement aux programmes ciblés de lutte contre la pauvreté. Cette évolution n’est pas forcément négative quand elle est conçue de manière inclusive, comme au Rwanda qui s’est engagé dans le développement d’un régime universel d’assurance-maladie devenu en quelques années une référence dans ce domaine. L’accès aux soins de santé « gratuits » y est garanti contre le paiement d’une cotisation personnelle assez faible et, d’ailleurs, essentiellement symbolique pour les catégories les plus défavorisées qui doivent s’acquitter d’une somme équivalente à un euro par an pour bénéficier de cette couverture.
Ses points de tension
Dans l’abondante littérature que l’OIT a consacré à la question, les objectifs de protection sociale et de lutte contre la pauvreté convergent. Il subsiste néanmoins un point de tension, à ce jour irrésolu : les pays concernés pourraient être à l’avenir contraints d’effectuer un choix dans leurs priorités budgétaires entre d’un côté, les systèmes plus innovants de protection sociale universelle et, de l’autre, les programmes plus traditionnels de lutte contre la pauvreté. Cette tension peut parfois conduire à des rééquilibrages budgétaires – tant la part des États que de la part des organisations internationales – au détriment des besoins, pourtant encore plus actuels que jamais, de pans entiers de population qui sont exclus de la classe moyenne mondiale émergente.
Il ne s’agit pas là du seul angle mort de la protection sociale universelle. Celle-ci pose trois défis majeurs :
1. La protection sociale « traditionnelle » s’articule autour d’un principe fondamental : la redistribution d’une partie des gains de productivité au profit des travailleurs qui l’ont créée. Cette socialisation des gains de productivité permet un rééquilibrage, aussi minime soit-il, entre les revenus du capital et du travail et contribue ainsi à la réduction des inégalités de revenus. Il n’est pas étonnant de constater que les pays les plus « égalitaires » du monde sont aussi ceux qui ont les systèmes de protection sociale les plus développés. A contrario, les protections universelles financées par l’impôt échappent à cette logique, a fortiori dans des pays où le produit de l’impôt sur le revenu est très faible et où la logique de la contribution des revenus du capital à la solidarité nationale est absente. Leur financement est essentiellement assuré par des taxes sur la consommation et/ou des contributions de l’aide internationale et, par conséquent, étranger à toute forme de solidarité et de mutualisation des risques. C’est pourquoi leur apport à la réduction des inégalités peut s’avérer très faible, alors même que cet objectif (souvent volontairement ou involontairement confondu avec la réduction de la pauvreté) est désormais une des priorités aussi bien de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international que des organisations du système onusien.
2. Quand les systèmes classiques de protection sociale se sont structurés à partir du salariat, la protection sociale universelle, quant à elle, évacue complètement la question salariale en ouvrant des droits inconditionnels à toute la population. C’est évidemment un passage obligé dans des pays où le salariat ne représente qu’une petite part de l’activité professionnelle. Mais on peut légitimement se poser la question de savoir si la généralisation des régimes universels de couverture des risques sociaux n’est pas un facteur d’affaiblissement du salariat. Et envisager que leur promotion par l’OIT soit, en partie du moins, contradictoire avec les recommandations de l’organisation qui définit justement la conclusion d’un contrat de travail comme un pilier fondamental des relations employeurs/employés, à l’instar de la recommandation n° 198 sur la relation de travail.
3. La question de la gestion paritaire est un troisième angle mort de la protection sociale universelle, malgré la recommandation n° 202 de l’OIT sur les socles de protection sociale indiquant que les États membres doivent « effectuer un suivi des progrès réalisés dans la mise en œuvre des socles de protection sociale et dans la réalisation des autres objectifs des stratégies nationales d’extension de la sécurité sociale, par le biais de mécanismes appropriés définis à l’échelle nationale, y compris la participation tripartite avec les organisations représentatives d’employeurs et de travailleurs ainsi que la consultation d’autres organisations pertinentes et représentatives de personnes concernées ». Cette gestion paritaire est déjà remise en question dans les pays à la protection sociale traditionnelle. Elle est encore plus complexe dans les pays sans véritable culture de relations sociales et de représentation du monde du travail. La pratique montre que les corps intermédiaires ont la plupart du temps été exclus de la gestion des nouvelles protections sociales dans les pays émergents.
Un débat politique
Dans le contexte d’une « globalisation » des problèmes sociaux, il n’est pas étonnant que le débat autour d’une protection sociale universelle soit vigoureux. Comme souvent, il faut appréhender cet « objet politique » en fonction des valeurs qu’il véhicule et de la manière dont il est instrumentalisé. Perçu en Europe, singulièrement durant l’épisode que la France connaît actuellement autour de la réforme des retraites, comme un levier de démantèlement des protections traditionnelles, il questionne également l’essoufflement de ces protections dont le modèle de financement et de couverture n’apporte plus forcément toutes les garanties d’efficacité sociale et d’équité. Dans les pays émergents pourtant, il représente une voie express permettant de mettre en œuvre rapidement un système de protection sociale minimale.
Tout est dès lors fonction du projet politique porté par le concept. S’il s’accompagne, singulièrement dans les pays émergents, de mesures d’encadrement garantissant le recours au salariat et prévoyant une participation des usagers et de leurs représentants à sa gestion, le développement d’un système de protection sociale universelle peut constituer un réel levier de cohésion sociale et de réduction des inégalités. Il doit aussi s’inscrire dans un ensemble cohérent maintenant et développant des programmes spécifiques et ciblés de lutte contre la grande pauvreté. Enfin, il doit s’accompagner d’une réflexion profonde sur ses modes de gestion et de financement afin de ne pas se muer, paradoxalement, en facteur d’aggravation des inégalités sociales.
Une telle proposition implique, par conséquent, de sortir d’un discours assez contradictoire qui entretient une confusion ambiguë entre les objectifs de réduction des inégalités et ceux de la lutte contre la pauvreté.