Politique
Une identité politique musulmane ?
13.11.2020
A partir de 1964, date de signature des conventions bilatérales avec le Maroc et la Turquie, des dizaines de milliers de travailleurs et leurs familles vinrent s’installer en Belgique, dont le paysage humain s’est trouvé inexorablement modifié. Ces nouveaux résidents étaient massivement de culture et de religion musulmane, mais ce fait apparaissait largement contingent. Ils pratiquaient un islam traditionnel tranquille. Le foulard des femmes semblait surtout lié à leur origine campagnarde. Mais surtout, privés de droits politiques, ne possédant ni la langue ni les codes, ils n’étaient pas en mesure de revendiquer quoi que soit. Quant à l’hostilité de la partie raciste de la population « autochtone » à leur égard, elle se portait très classiquement sur la figure supposée barbare et arriérée de l’Arabe du Rif et du Turc d’Anatolie.
Mais une petite fraction de cette population va rapidement s’engager sur le terrain social et syndical. C’est possible puisque, dès 1971, le droit de vote aux élections sociales s’est ouvert à tous les travailleurs, indépendamment de leur nationalité. S’imposeront alors des figures comme Mohamed El Baroudi ou Abderrahmane Cherradi chez les Marocains, Hüseyin Çelik ou Muharrem Karaman chez les Turcs. Point commun : tous étaient déjà des militants de gauche dans leur pays d’origine. Et comme, dans ces pays, ils s’étaient opposés parfois durement au conservatisme religieux, il était hors de question qu’ils changent leur fusil d’épaule dans l’immigration, d’autant plus que leur ancien engagement politique se continuait au sein de leur diaspora. Ceci explique à suffisance que leurs convictions religieuses, pour autant qu’ils en aient eu, n’étaient jamais mises en avant, ce qui les mettait en phase avec la gauche belge héritière d’un long combat anticlérical.
Du social au politique, il n’y a qu’un pas. La première figure qui émerge à Bruxelles est le belgo-tunisien Mahfoud Romdhani (1946), arrivé en Belgique en 1969 comme étudiant puis réfugié, issu du Parti communiste tunisien et qui sera élu au conseil communal de la Ville de Bruxelles en 1994 et au Parlement bruxellois en 1995 pour le Parti socialiste[1.Il siègera dans ces deux assemblées jusqu’en 2012 et 2009.]. Son profil ne pouvait que séduire une section socialiste traditionnellement attachée à une laïcité ombrageuse : Romdhani est athée, franc-maçon et, en 1990, il a créé le Clam (Centre laïc arabo-musulman) sur le modèle du Centre communautaire laïc juif.
Dans cette génération de « blédards[2.De « bled », pays, en arabe. Désigne les migrants de la première génération, formés dans leur pays d’origine. Parfois utilisé de façon péjorative dans le sens de « campagnard ».] » qui ont atteint aujourd’hui l’âge de la retraite, on peut pointer deux autres personnalités qui élargissent la palette d’un parti socialiste en quête de diversification : Sfia Bouarfa (1950), assistante sociale issue d’une famille ouvrière de l’Est marocain, de sensibilité laïque mais moins démonstrative que Romdhani, et Mohamed Daïf (1956), à la foi musulmane discrète. L’une et l’autre feront également leur entrée au Parlement bruxellois en 1995.
Du côté turc, sur le même moule, on peut mentionner Nevfel Morçimen, élu conseiller pour le PS de 1994 à 2006 dans la commune liégeoise de Fléron, avec un profil marqué « républicain laïque » très courant dans la minorité alaouite dont il est issu.
Une deuxième génération va suivre, avec des femmes et des hommes né·e·s et socialisé·e·s en Belgique. Du côté marocain, comme leurs aînés auprès de qui ils se sont formés, on les retrouvera principalement au parti socialiste où ils perpétueront la tradition laïque. Certain·e·s feront une belle carrière, ministérielle comme Fadila Laanan et Rachid Madrane, ou scabinale à la Ville de Bruxelles, comme Faouzia Hariche, Ahmed El Ktibi et, depuis peu, Khalid Zian[3.Cette énumération se limite au côté francophone.].
Quoiqu’ils aient connu des carrières politiques moins heureuses en raison du poids électoral plus faible d’Écolo, beaucoup de militants marocains se sont engagés chez les Verts dans les années 1980-1990 en raison du caractère inclusif et de l’avant-gardisme du parti sur les questions liées à l’immigration et aux droits des étrangers. Beaucoup ont toutefois quitté le navire, déçus par les erreurs de casting et la difficulté de faire valoir leur spécificité, bridée par la discipline programmatique du parti.
11 septembre : le basculement
À partir d’ici, la dynamique de l’engagement politique chez les Belgo-Turcs et les Belgo-Marocains va complètement diverger.
Les guerres d’Irak et d’Afghanistan et l’interventionnisme occidental conjugués au basculement du 11 septembre 2001 vont faire émerger une toute nouvelle identité narrative chez les descendants d’immigrés marocains. La nouvelle donne géopolitique va désormais interpréter le monde selon la grille de lecture du choc des civilisations opposant l’Occident au monde musulman. Le centre de gravité émotionnel de ce choc se situe en Palestine où l’État d’Israël, vu comme pointe avancée de cet Occident hostile, perpétue la posture des Croisés en guerre contre l’islam. Dès ce moment-là, les descendants d’immigrés marocains seront de plus en plus couramment perçus comme des Belgo-musulmans. En même temps, le passage des générations éloigne les jeunes du Maroc de leurs (grands-)parents, dont ils parlent de moins en moins la langue, tandis que la persistance des discriminations les pousse à s’approprier une nouvelle identité collective réactive : cet identité sera « musulmane », et non plus simplement « marocaine » ou « arabe ». Elle les reliera « horizontalement » à tous les musulmans du monde, des Blacks Muslims aux Rohingyas en passant, bien sûr, par les Palestiniens. Beaucoup, y compris du côté des plus conscients politiquement et des plus progressistes, affirmeront désormais cette identité sans honte.
Ces jeunes Belges musulmans, même quand ils se situent consciemment à gauche – surtout par anticolonialisme et dans le prolongement d’un important engagement associatif – sont nettement moins aimantés que leurs prédécesseurs par le Parti socialiste, qui ne s’est jamais départi de son vieux militantisme antireligieux.
Le PS est alors confronté à un dilemme apparemment insoluble : son intérêt électoral le pousse à rechercher systématiquement le vote des classes populaires, et celles-ci sont de plus en plus de religion musulmane, ce qui heurte de front son « laïcisme » identitaire[4.Ce « laïcisme » est largement partagé par la FGTB, avec pour conséquence que les travailleurs musulmans se syndiquent massivement à la CSC. Même constat pour les Femmes prévoyantes socialistes qui semblent beaucoup moins « inclusives » que Vie féminine, son équivalent du côté du Mouvement ouvrier chrétien.]. Le PS doit alors se prêter à des contorsions loufoques, comme lorsque la candidate Derya Aliç (Schaerbeek), qui porte le foulard, est priée de rendre son signe convictionnel plus discret et de retirer des statuts de son asbl Turkish Lady la référence à des cours de religion. Exception à cette résistance : la section de Molenbeek, dont la figure de proue Philippe Moureaux, alors bourgmestre de la commune mais en perte de vitesse dans son propre parti, va recruter la militante associative « voilée » Farida Tahar. Mais contrairement à Derya Aliç, contrainte d’enlever son foulard quand elle siège, Farida Tahar le garde au conseil communal, et ce avec l’approbation de son groupe politique.
Sur ce terrain, le PS doit désormais subir la concurrence des autres partis. Parmi les partis institués, Écolo est le plus ouvert à la différence musulmane mais son manque d’atomes crochus avec la culture des milieux populaires ne menace pas vraiment le PS dans ces milieux. En revanche, le CDH, qui s’est mis sur les rangs avec un temps de retard sous l’impulsion de Joëlle Milquet, espérait bien bénéficier de la tradition spiritualiste de son parti pour attirer les voix des musulmans croyants[5.Le changement de nom, de PSC en CDH, avait aussi pour fonction de sortir son parti de sa bulle chrétienne en s’ouvrant à d’autres convictions philosophiques.]. Quelques figures, comme Ahmed El Khannouss, toujours à Molenbeek, ou Hamza Fassi-Fihri à la Ville de Bruxelles, pouvaient l’y aider. Mais les résistances furent nombreuses au sein de sa propre formation. Alors qu’à Bruxelles, Milquet favorisait la promotion de la jeune Mahinür Özdemir qui gardait son foulard dans les assemblées où elle siégeait[6.Conseil communal de Schaerbeek et Parlement bruxellois.], à Verviers, le chef de file CDH local Marc Elsen, étiqueté « démocrate chrétien » (gauche du parti), excluait de sa liste Layla Azzouzi qui avait décidé de le porter sans demander son autorisation. Enfin, dès son élection à la présidence, son successeur Benoit Lutgen rompit avec cette orientation en excluant Mahinür Özdemir du CDH, au prétexte de son refus de reconnaître le génocide arménien[7.L’intéressée a assisté en 2007 à une conférence négationniste organisée par la Diyanet (direction des affaires religieuses de l’ambassade de Turquie) sans toutefois prendre position. Notons qu’Özdemir n’était pas à la pointe du combat négationniste, contrairement à d’autres, tous partis confondus, ayant publiquement défendu la ligne officielle de l’État turc. Ce qui accrédite l’hypothèse que ce n’était pas la seule raison de son exclusion.]. Quant au MR, il a fait largement l’impasse sur le vote musulman, ce qui lui permet de relayer quelquefois sans grand risque électoral les préventions teintées d’islamophobie qui visent les candidats musulmans et de dénoncer ses concurrents suspects de complaisance à l’égard de leur islamisme supposé[8.Il est encore trop tôt pour jauger les performances du PTB en matière d’inclusion de personnes musulmanes. Mais ce parti a fait de la lutte contre les discriminations un de ses axes et semble totalement indifférent dans son recrutement à la manifestation visible de l’islamité, ce qui tranche heureusement avec la focalisation obsessionnelle de la plupart de ses concurrents.]. (Voir « Le cas Hasan Aydin ».)
La différence turque
Même si les immigrations marocaine et turque ont commencé dans des circonstances analogues, leurs dynamiques démographiques sont très différentes. Alors que, du côté marocain, le lien avec le pays d’origine s’affaiblit petit à petit au fil des générations et de pratiques matrimoniales qui recourent de moins en moins au regroupement familial, les liens des Turcs de Belgique avec la mère-patrie ne se sont jamais distendus : la pratique des mariages « endomixtes » où un des conjoints est toujours importé du pays, l’intégration moindre dans le tissu associatif belge existant, l’offre médiatique en provenance de Turquie ou encore l’absence de liens coloniaux préexistants avec une métropole francophone ont pour conséquence le maintien vigoureux de la langue turque comme langue familiale dans la plupart des ménages. Celle-ci est l’indispensable vecteur qui contribue à rendre l’État turc beaucoup plus performant que l’État marocain pour maintenir sa diaspora sous contrôle.
Longtemps, la communauté turque de Belgique a été sous la coupe d’un nationalisme laïque dans la tradition de Mustapha Kemal « Atatürk », le père de la Turquie moderne. Un basculement s’opère à partir de 2002 – un an après le 11 septembre –, quand Recep Tayyip Erdogan arrive au pouvoir à la tête de son parti AKP, « islamo-néolibéral-conservateur ». Avec lui, le nationalisme turc se colore d’idéologie religieuse dans un mécanisme unique où l’allégeance religieuse et l’allégeance nationale sont inséparables. Campant sur cette idéologie, il se positionne en leader dans la nouvelle galaxie islamique mondiale, tandis que le pouvoir d’attraction de la monarchie marocaine est en chute libre. Dans la diaspora turque, cette forme singulière d’islam politique, qui ne tolère aucune dissidence[9.Ainsi, l’idéologie djihadiste n’a jamais mordu dans la communauté turque. Parmi les jeunes qui sont partis rejoindre Daesh, on ne compte aucun Belgo-Turc.], est relayée par les fonctionnaires de l’État turc que sont les imams de la Diyanet, chargés d’encadrer politiquement autant que religieusement leurs ouailles.
Ces caractéristiques ont sélectionné au sein de la communauté turque un milieu politique très peu différencié, complètement tourné sur lui-même et affligé d’un contrôle social pesant, aligné avec plus ou moins de zèle sur la politique et le nationalisme d’Ankara et qui se ventile selon les opportunités entre le PS, le CDH, le MR et Défi sans qu’on ne comprenne vraiment pourquoi untel se retrouve dans tel parti et pas dans tel autre. À Bruxelles où ce milieu est le plus concentré, il a produit depuis les années 2000 une collection d’hommes politiques (et de très rares femmes[10.En revanche, en Flandre, les femmes belgo-turques sont bien présentes en politique, avec Fatma Pehlivan (SP.A), Meryem Kaçar (Groen !), la jeune ministre fédérale Zuhal Demir (N-VA) et l’actuelle présidente de Groen!, l’anversoise Meyrem Almaci.]) aux profils interchangeables qui, à l’exception du bourgmestre de Saint-Josse Emir Kir, sont largement inconnus hors de leur communauté, n’ayant souvent été recrutés que pour leur aptitude supposée à capter le vote des électeurs belgo-turcs. Et, de fait, ces élus, pourtant nombreux, n’ont jamais essayé de peser sur l’orientation des partis où ils faisaient carrière, se contentant de labourer le terrain de leur communauté[11.Ils se tinrent cois même sur les questions éthiques où les positions des partis belges entraient souvent en conflit avec leur éthique communautaire conservatrice. Ainsi, en 2006, le député fédéral SP.A Cemal Cavdarli, d’origine turque, par ailleurs professeur de religion et réputé très conservateur, a voté, au mépris de ses convictions, en faveur de l’adoption par les couples homosexuels. Seule exception à cet alignement : Mohamed Boukourna, député PS de Bruxelles, qui s’abstint et fut sanctionné pour cette raison. Il rejoindra le CDH par la suite.].
Nouvelles émergences
On le voit bien : l’émergence d’une nouvelle identité musulmane dans les jeunes générations met en porte-à-faux les partis politiques qui avaient fait de « l’immigration » leur chasse gardée. Surtout à gauche, on semble incapable de comprendre d’où surgit ce sentiment religieux et comment une gauche laïque pourrait s’en accommoder.
Pourtant, que des personnes dominées socialement et toujours victimes de discriminations structurelles dans la société souhaitent prendre leur sort en main et s’investir en politique, ça devrait être une bonne nouvelle. Des jeunes Belges qui s’affirment comme musulmans disposent désormais de toutes les armes de la citoyenneté et souhaitent s’en servir pour revendiquer leur place dans la société sans plus se faire manipuler comme de quelconques « musulmans de service » juste bons à racoler des voix. Certains d’entre eux/elles souhaitent pouvoir faire la démonstration que leur conviction religieuse est totalement compatible avec le respect des droits humains universels et l’aspiration à l’égalité qui est au cœur de l’engagement progressiste.
Si les partis institués n’arrivent pas à capter cette volonté d’engagement, celle-ci se manifestera en dehors d’eux. Après quelques initiatives plutôt folkloriques[12.Comme la liste « Islam », et auparavant le Parti des jeunes musulmans du « cheikh » Jean-François « Abdullah » Bastin, à Bruxelles.], certaines expériences étrangères pourraient faire des émules en Belgique, comme, en Allemagne, l’Allianz Deutscher Demokraten pro-Erdogan et, aux Pays-Bas, le parti Denk fondé par des transfuges du Parti travailliste (social-démocrate), qui se présente comme un parti de défense des minorités et qui vient de faire élire trois députés aux élections de 2017 (deux Turcs, un Marocain). On sera notamment attentif à l’initiative portée par l’activiste d’origine libanaise et désormais bruxellois Dyab Abou Jahjah – qui se définit comme un « musulman agnostique » –, à Bruxelles et en Flandre[13.En alliance avec Ahmet Koç, exclu du SP.A limbourgeois en 2016 pour des propos incitant à la violence à l’encontre des « traîtres à la patrie » suite à la tentative de putsch contre le président Erdogan.]. Cette initiative, qui devrait bénéficier de quelques ralliements de poids et de l’entrée en politique de quelques figures de la société civile, ne sera ni une liste ethnique, ni une liste musulmane, mais elle devrait mettre la lutte contre les discriminations y compris religieuses – comme l’autorisation générale du port du foulard – au cœur de son message. Elle devrait être officiellement lancée en janvier 2018.
La démocratie électorale se trouve ici confrontée à un défi supplémentaire. Tandis que de nombreux citoyens, déçus, se détournent de la scène politique, d’autres essaient d’y entrer, mais sans renoncer à leurs bagages identitaires. Trouveront-ils leur place ?