Education
Une école de la liberté ? Les pédagogies actives au-delà des clichés
06.08.2024
Nicolas Loozen est enseignant et travaille dans des écoles dites à « pédagogies alternatives », en particulier la pédagogie Freinet. Loin des clichés, il nous offre un retour réflexif sur sa pratique, ou comment conjuguer l’émancipation collective et individuelle.
Lorsqu’un·e enseignant·e travaille dans le cadre d’une pédagogie alternative comme la pédagogie Freinet, il lui est difficile de faire l’impasse sur la question de la liberté. Cliché et caricature pour certain·es, principe vivant pour d’autres, c’est l’un des premiers concepts avancés par les praticien·nes et leurs élèves au sujet de l’école dite « alternative ». Les discours de liberté semblent ainsi guider nombre de réflexions d’enseignants. Le concept ne parait pourtant pas si central ou évident, que ce soit dans les textes des pédagogues Célestin et Élise Freinet ou dans l’expérience de l’équipe enseignante.
Des expériences malheureuses
« J’apprends alors, à mes dépens, que des enfants habitués à obéir ne peuvent user subitement et avec discernement de la liberté… Une leçon que je n’oublierai plus »1. Voilà un témoignage pour le moins surprenant venant de Jean Le Gal, militant de la pédagogie « Freinet » de longue date, et surtout militant libertaire.
Ces paroles me renvoient à une expérience personnelle malheureuse que j’aimerais raconter. C’est le début de l’année scolaire, les premières rencontres avec des élèves de deuxième secondaire, dans une école traditionnelle, dans un cadre institutionnel particulièrement violent. Au début, par habitude, ensuite par conviction, je laisse un espace important de liberté : « ces adolescent·es en ont envie, en ont le besoin, en ont le droit ».
La liberté ne se décrète pas, elle s’apprend. Et cet apprentissage nécessite un accompagnement.
Le résultat ? Le brouhaha, l’espace personnel non respecté, la non-écoute réciproque… un travail impossible. Face à ce cuisant constat d’échec généralisé, nous partageons de riches discussions, à cœur ouvert. En dehors des moments de récréation, mon cours est le seul moment où les élèves se sentent joyeux·ses et ont un certain sentiment de liberté. Mais ils et elles ne veulent, ou ne peuvent, pas le gérer.
« J’avais posé l’année dernière le problème de ses cadres rigides à l’autre camarade Maurice Pigeon, dont la longue expérience et les connaissances psychologiques sont une référence. Il nous avait justifié psychologiquement : le jeune enfant serait malheureux dans un cadre trop lâche. Il a besoin de sécurité, de recours barrière. »2
Je pense en effet ne pas avoir proposé un cadre suffisamment sécurisant pour ces élèves en quête de liberté… ou en plein apprentissage de l’autonomie. Nous le savons, la liberté ne se décrète pas, elle s’apprend. Et cet apprentissage nécessite un accompagnement.
L’apprentissage de l’autonomie par le travail vivant
Josefa Martín Luengo, libertaire, pense que si l’humain considère avoir besoin d’autorité et craint donc la liberté, ce n’est que par un « vide de méconnaissance ». La liberté, toujours selon elle, est « l’adhésion à la solitude » (à l’autonomie, dirions-nous). Il faudrait donc éduquer contre la « sécurité-autorité » afin d’avoir le courage d’assumer cette liberté ou non-dépendance à l’autorité d’autrui3.
La liberté réside dans la conscience de son activité et dans la maîtrise des moyens de production.
La liberté, oui. Mais la liberté de quoi ? La liberté pour quoi ? Cette liberté, cette émancipation de l’individu à travers celle de la société connaîtrait sa source, selon Karl Marx, finalement, dans le travail qui devient « non seulement un moyen, mais une fin ».
La vie productive4 est donc le centre de « la forme la plus élevée de société » ; la liberté réside dans la conscience de son activité et dans la maîtrise des moyens de production5. Elise et Célestin Freinet, marxistes, n’ont pas développé ex nihilo l’éducation du travail :
« Le travail sera le grand principe, le moteur et la philosophie de la pédagogie populaire, l’activité d’où découleront toutes les acquisitions »6
Par ailleurs, le recours au terme « liberté » n’est pas forcément évident chez Célestin Freinet. Bien que le qualificatif « libre » revienne souvent, c’est l’organisation du travail qui prime dans les écrits7. Prenons cet exemple sans détour, extrait d’une lettre envoyée à Jean Le Gal :
« […] je crois qu’il faudrait détruire ce mythe de la liberté. C’est un mot que nous ne devrions jamais prononcer en pédagogie. C’est l’organisation du travail qu’il faut prévoir. Les enfants n’ont pas soif de liberté, ils ont soif de travail vivant. » 8
Le travail vivant donc. Un travail réalisé par soi-même, pour soi-même mais aussi pour et par la collectivité. Cette dernière commente et critique en toute fraternité·sororité pour revenir sur le processus ou en améliorer la production finale.
Là réside ce qu’on aurait tendance à appeler « la liberté » : une impression d’autodétermination, mais surtout de confiance, de sécurité, qui permet une autonomie croissante.
Ces retours n’ont de sens et de poids que si le travail a été réalisé non pas nécessairement de manière individuelle, mais en tout cas de façon autonome. Cette autonomie, comme mentionné plus haut, se construit, s’accompagne, avec une part du maître ou de la maîtresse, d’abord très présent·e et progressivement de plus en plus invisible voire absent·e, car – comme le résumait Célestin Freinet – il ne faut pas se lâcher des mains… avant de toucher des pieds.
Là réside ce qu’on aurait tendance à appeler « la liberté » : une impression d’autodétermination, mais surtout de confiance, de sécurité, qui permet une autonomie croissante. On peut avoir l’illusion de la liberté, mais les sentiments de confiance et de sécurité ne se feignent pas et c’est uniquement dans ce cadre que peut naître le désir, ainsi que la puissance de vie.
Au début, l’élève désirera peut-être de manière inconsciente et impulsive, mais peu à peu, il ou elle s’investira par « résolution, par décision volontaire et réfléchie », en mesurant la part des institutions, du maître ou de la maîtresse et la sienne.
Par ailleurs, il n’y a pas d’auto-organisation en éducation sans un minimum de contraintes. Dans un milieu complexe, elle constitue « un facteur déterminant de l’auto-organisation et du libre déploiement, en coopération, des cheminements singuliers ». C’est en effet l’enseignant·e qui agence ce milieu du système classe ; les contraintes de moins en moins prégnantes qu’il ou elle exerce permettent aux élèves de construire au fur et à mesure leurs propres déterminations9.
…et de la coopération
« La liberté idéale est une chose, l’apprentissage à la liberté au sein d’une collectivité est une autre chose »10. L’être humain est un individu social. Il vit en société. L’élève apprend et grandit dans un groupe. Comme l’exprimait Célestin Freinet : « Nous devons viser la réalisation de l’harmonie individuelle dans l’harmonie sociale ».
Je suis personnellement convaincu que l’émancipation de l’individu n’est réelle que lorsque la collectivité peut s’estimer émancipée. Je peux me sentir égoïstement libre, mais je ne peux pas fermer les yeux sur la société inégalitaire dans laquelle nous vivons. Voilà pourquoi l’école de l’Éducation Nouvelle ne peut plus reproduire des êtres nombrilistes, performants et en concurrence. Ils doivent être ouverts au monde et se sentir partie prenante d’un commun partagé.
Comment faire la promotion du groupe – si important dans nos écoles – en amenant nos élèves à s’investir individuellement dans des projets différents ?
Une question incontournable dans une réflexion pédagogique qui vise à mêler autonomie et coopération, est celle de l’équilibre entre le travail ou la création individuelle et collective. Comment faire la promotion du groupe – si important dans nos écoles – en amenant nos élèves à s’investir individuellement dans des projets différents ? La réponse se trouve peut-être dans l’organisation complexe d’un système vivant et coopératif qui permet une pratique sociale de la joie11, induite par des réalisations et des dépassements personnels.
Dans le cadre d’un dispositif que nous expérimentons dans une classe d’option, près de la moitié de l’année est consacrée à un projet personnel artistique, celui-ci se construisant en autonomie. Le risque de ce système est l’enfermement égoïste de chacun·e en son propre tâtonnement.
Apprendre et vivre en communauté revient à accepter une série de devoirs et de responsabilités.
Par une ritualisation de partages en début et en fin de cours, de tutorat et d’entraide, et par une culture du groupe et de la création collective développée les années précédentes, nous constatons pourtant que les élèves continuent à « faire groupe » et n’en sont pas moins solidaires.
En effet, la coopération organise les relations des élèves « dans le travail de sorte à favoriser leur émancipation ou, pour utiliser une référence spinoziste, des accroissements mutuels de puissance »12. En la formulant en classe, une difficulté peut être transformée en réussite pour l’élève ayant fait face à l’obstacle, et en sentiment de satisfaction personnelle ou altruiste pour un tiers lui étant venu en aide. En la partageant, la fierté de l’élève devient aussi, quelque part, la fierté du groupe, qui a à cœur d’apposer sa patte dans des réalisations individuelles – sans jamais vouloir l’aliéner – et qui se réjouit de cette réussite.
Apprendre et vivre en communauté revient à accepter une série de devoirs et de responsabilités. Celles-ci pourraient en effet être considérées comme des entraves à une liberté égoïste. La pensée de Célestin Freinet semble par-là entrer en résonance avec les propos de Noam Chomsky : « c’est par la liberté qu’on prépare à la liberté ».
Selon J.M. Luengo, il faut éduquer contre l’égoïsme égocentrique. La liberté oui, mais celle de toutes et de tous.
Mais ce dernier nuance aussitôt cette affirmation par l’aspect coopératif : « c’est par la coopération qu’on prépare à l’harmonie sociale et à la coopération ; c’est par la démocratie qu’on prépare à la démocratie… une discipline nouvelle du travail peut redonner aux enfants cette conscience de leurs droits et de leurs devoirs, sans laquelle la liberté ne saurait être qu’un piège ou qu’un leurre ».
« Si nous l’habituons à sentir et à comprendre la nécessité de ne pas suivre toujours les lignes de moindre résistance et d’égoïsme, alors prend naissance la moralité nouvelle : l’individu, spontanément, librement, s’astreint à des tâches qui nécessitent plus que de l’effort, des sacrifices parfois héroïques… »13.
Ajoutons ici aux propos de Josefa Martín Luengo déjà rapportés, qu’il faut éduquer, selon elle, contre l’égoïsme égocentrique. La liberté oui, mais celle de toutes et de tous.
L’émancipation comme véritable liberté
Pour les tenants d’une approche collective de l’émancipation, elle « signifie que chacun accède progressivement, par l’expérience, à l’évidence du bien-fondé de la souveraineté sur le travail, en tant qu’œuvre commune et pour le bien commun, et que par-là, il éprouve le sentiment joyeux de sa propre existence » . Ainsi, « en contexte scolaire, la coopération est bien « une association ou le libre épanouissement de chacun et la condition du libre épanouissement de tous » (Karl Marx, Œuvre I, Gallimard, 1965, p. 182-183).
Mais la coopération comme l’émancipation de toutes et de tous présuppose une chose, une forme de rapport d’égalité. Je ne peux ni désirer ni admettre être plus libre qu’un·e autre, ce serait un contresens car, comme le propose Toni Andréani, liberté et égalité se conditionnent mutuellement.
Henri Bergson nous avait pourtant prévenu·es, qu’il serait bien difficile de définir le terme qui nous a occupé·es ici, sans prendre parti ou préjuger d’une solution. Voici donc la conclusion personnelle d’un enseignant, praticien réflexif : « liberté » est peut-être un mot-valise dangereux et dont l’acception est plurielle ; tantôt égoïste, voire excluante, tantôt en adéquation avec une idéologie de transformation sociale.
Liberté ? Je propose de penser plutôt en termes d’émancipation qui en est, finalement, un quasi-synonyme.
Parfois, sa conception est soit hypocrite, soit aveugle, pour faire écho à « l’obéissance heureuse » de Frédéric Lordon14. Je propose donc de penser plutôt en termes d’émancipation et celle-ci en est, finalement, un quasi-synonyme. Il ne sous-entend pas un état mais une action, un mouvement qui pourrait s’approcher d’une définition positive et ouverte à autrui de la liberté.
Dans le cadre de nos pratiques pédagogiques, il me semblerait donc préférable d’envisager la liberté comme la conjugaison heureuse de l’autonomie – en acceptant toute sa dimension progressive d’apprentissage – et de la coopération. Or cette dernière n’est possible que si chacun·e accepte de faire partie d’un commun partagé, et cela dans un rapport de stricte égalité.
De la même manière, la liberté n’est acceptable que si nous assumons nos individualités mais surtout ce commun, en se reconnaissant toutes et tous comme égales et égaux.