Stratégie • Gouvernement • Processus démocratique
Un système politique non démocratique et inefficace ?
28.06.2022
Cet article a paru dans le n°119 de Politique (mai 2022). Cet article fait partie d’un ensemble « En débat » ; en effet, deux membres du comité éditorial de Politique, Caroline Sägesser et John Pitseys, ont répondu à Anne-Emmanuelle Bourgaux.
Votre idée de « réforme de l’État citoyenne » ne se matérialise pas vraiment, notamment en ce qui concerne l’implication des citoyen·es. Comment voyez-vous le débat démocratique à la lumière de cette idée ?
ANNE-EMMANUELLE BOURGAUX : L’idée de « réforme de l’État citoyenne » part du constat qu’on a vécu six réformes de l’État depuis 1970 et que le processus opératoire a toujours été le même : ce sont en fait les présidents de parti qui, par épuisement (car on négocie souvent dans des châteaux la nuit), produisent un droit de façon très verticale. Il y a peu de monde autour de la table et on conclut de grands compromis, concernant un nombre incroyable de secteurs, de travailleurs, de bénéficiaires de politiques. Ce modèle-là a montré toutes ses faiblesses. Singulièrement lors de la sixième réforme de l’État[1.Accord institutionnel intervenu en décembre 2011, après 541 jours de négociation, entre les partis qui formeront le gouvernement Di Rupo (CD&V, CDH, PS, SP.A, Open-VLD, MR), Groen et Ecolo. Mesures essentielles : scission de l’arrondissement électoral de Bruxelles-Hal-Vilvorde ; réforme de l’arrondissement judiciaire de Bruxelles ; un Sénat de 60 membres, dont 50 issus des parlements régionaux, privé d’une partie de ses pouvoirs ; réforme de la loi de financement des pouvoirs fédérés ; transferts complexes de compétences de l’État fédéral vers les Régions et Communautés, notamment dans le domaine social (allocations familiales, santé de première ligne, politique hospitalière, handicap, marché du travail…) mais aussi en… sécurité routière (sic).] : pas un seul acteur de terrain concerné par cette réforme ne contestera qu’il y a vraiment un problème d’opérationnalité de cette réforme. On en arrive à un épuisement du modèle de ces réformes qui tombent d’en-haut. De plus en plus, cette manière de procéder – qui consiste à donner en amont aux présidents de parti, ou à un minimum de personnes, les clés du devenir institutionnel d’un État – apparaît comme une forme de violence. Car par après, nous sommes sommés, nous tous (les secteurs, les travailleurs, les citoyens), d’exécuter ce qui a été décidé. Ce modèle vertical ne s’encombre pas, ou si peu, des données pratiques, des réalités de terrain, des vécus quotidiens, des exigences spécifiques de chaque secteur. Il est donc, finalement, très violent. En plus, il ne fonctionne pas en pratique. Concrètement, des secteurs, des travailleurs, des citoyens doivent s’adapter très rapidement à de nouvelles données – dont, souvent, on ne comprend pas les tenants et aboutissants (ou, en jargon juridique, la ratio legis[2. La justification de légiférer.]), ce qui est déjà une mauvaise manière de faire une réforme qui fonctionne.
La dimension horizontale des réformes de l’État est très importante. D’abord pour des raisons de principe (parce que je suis de plus en plus persuadée que la verticalité, modèle du XXe siècle, a vécu et que le XXIe siècle sera horizontal ou ne sera pas), mais même en ne se préoccupant que d’efficacité. La dernière réforme de l’État l’a montré, je pourrais en donner de nombreux exemples. Elle a produit du droit, non seulement d’une complexité inouïe, mais aussi non opérationnel sur le terrain. L’idée de la « réforme de l’État citoyenne », c’est de remettre les citoyens, les secteurs, les bénéficiaires des politiques, les travailleurs au centre du devenir institutionnel, de les impliquer. Impliquer les personnes concernées, c’est à la fois généreux en termes de principes, car on ne peut plus se contenter d’un modèle exclusivement représentatif au XXIe siècle, mais c’est aussi opérationnel, même si l’on a en vue que l’efficacité.
Il faut aussi remettre les parlementaires au centre du jeu. Une étude interuniversitaire a été réalisée peu de temps après l’adoption de la réforme. On a interrogé les parlementaires de manière anonyme ; la majorité d’entre eux n’était pas satisfaite par la 6e réforme de l’État, qu’ils avaient pourtant votée. Leur marge de manœuvre était très étroite. Récapitulons : les secteurs ne sont pas contents ; en termes de complexité, je peux dire en tant que professeur de droit constitutionnel qu’on a atteint une limite absolue ; et les parlementaires eux-mêmes sont déboussolés et se sentent obligés de voter une réforme qui vient d’ailleurs. Avec la « réforme de l’État citoyenne », le processus sera participatif, non seulement pour la négociation, mais aussi en aval, grâce notamment à des panels citoyens. En Belgique, grâce à une série d’initiatives privées ou publiques, on a acquis un savoir-faire en matière de panels citoyens. On devrait utiliser ce savoir-faire pour élaborer le projet d’une réforme, de conserve avec les parlementaires et, en bout de course, faire approuver ce projet de réforme par référendum. Ce n’est pas une idée farfelue : en Suisse, les révisions constitutionnelles doivent être approuvées par référendum. Et il n’y a aucune raison raisonnable de penser que le Suisse moyen est beaucoup plus doué que le Belge moyen.
Récemment, en Wallonie, la possibilité de constituer un gouvernement minoritaire (PS-Ecolo) a été rejetée au profit d’un gouvernement à trois, plus stable, mais plus centriste. Plus récemment encore, le Parlement a manifesté son désaccord avec le gouvernement à propos des mesures sanitaires dans le secteur culturel, et le gouvernement a répondu : « Le Codeco a décidé, donc c’est acquis. » Ce qui est caractéristique de ces deux cas, c’est la peur de l’instabilité, très répandue en Belgique. Cette peur de l’instabilité n’est-elle pas une des raisons de l’absence de possibilités de débat démocratique ? Par exemple, avoir rassemblé toutes les élections (législatives, régionales, communautaires, européennes) en une seule journée tous les cinq ans réduit nettement le nombre de moments où le débat peut être ouvert sur les politiques gouvernementales…
ANNE-EMMANUELLE BOURGAUX : Ce que j’ai observé dans mes recherches en droit constitutionnel, c’est que face aux demandes de participation citoyenne, ce sont toujours les mêmes craintes qui sont évoquées. Cela s’est manifesté quand, dans la période du suffrage censitaire, il y avait des demandes de suffrage universel. Cela se manifeste en démocratie représentative quand il y a des demandes de démocratie directe. Ce qu’on oppose à la participation citoyenne et au désir de démocratisation approfondie, en Belgique comme à l’étranger, c’est toujours l’incompétence des électeurs et/ou leur irrationalité. Le Brexit a été caractéristique : tout le reste de l’Europe taxait la décision des électeurs britanniques de folie furieuse. Il y a toujours eu ces craintes face aux demandes de démocratie. En Belgique, on sait que, en plus, l’instabilité est un problème majeur. Depuis 2010, on ne parvient plus à former un gouvernement fédéral qui soit majoritaire des deux côtés de la frontière linguistique. Les craintes sont donc à leur niveau maximum : il n’est pas question seulement de stabilité politique, mais de l’avenir du pays. Il est très tentant, en Belgique, d’opposer tout le temps aux demandes, notamment, de démocratie approfondie le risque d’instabilité puisque, de fait, il existe un problème majeur de stabilité du pays.
L’exemple le plus évident, c’est la peur du référendum. La consultation populaire qui a eu lieu en 1950[3.Dans l’espoir de mettre un terme à la crise de la « question royale », la question posée lors de la consultation populaire (non contraignante) du 12 mars 1950 était : « Êtes-vous d’avis que le roi Léopold III doit reprendre l’exercice de ses fonctions constitutionnelles ? » Le roi s’était engagé à se plier au résultat du vote. Le « oui » l’emporta avec 57,7 %, mais les résultats différaient selon les régions : 72,2 % des Flamands étaient pour le retour du roi sur le trône, alors que 58 % des Wallons et 52 % des Bruxellois étaient contre. Le positionnement des votants était plus politique que linguistique : la gauche, anti-léopoldiste, était plus puissante dans la Wallonie industrielle que dans la Flandre rurale et catholique. Comme les tensions s’aggravaient entre partisans et adversaires de son retour, Léopold III finit par abdiquer le 31 juillet 1950.] a frappé là où ça fait mal. Depuis lors, on a voué aux gémonies l’idée de consultation populaire – et a fortiori celle de référendum –, parce que cette consultation de 1950 était soi-disant la preuve que si on donne la parole aux citoyens, on se précipite vers le gouffre, vers la séparation de la Belgique. Cette critique qui consiste à dire que les électeurs sont incompétents, irrationnels, qu’ils ne peuvent pas comprendre, c’est très paternaliste, mais en Belgique c’est un prétexte tout trouvé et d’autant plus facile à invoquer que, de fait, il existe un problème majeur de consensus.
À mon avis, il faut renverser la perspective. On voit bien que les élites ne parviennent plus à s’accorder. Ce qu’a produit le discours de justification de la démocratie représentative depuis toujours, c’était que, au moins, elle permettait de prendre des décisions rationnelles, expertes, compétentes, alors que les électeurs n’ont pas par eux-mêmes la capacité politique de le faire. Or on peut douter de ce postulat en Belgique, puisque ce qu’on voit, c’est une sorte de fuite en avant et des gouvernements instables ou, en tout cas, fragiles. Pour pouvoir voter la sixième réforme de l’État, on a dû « bidouiller » constitutionnellement. De plus en plus, on prend des libertés avec les principes pour préserver une forme de stabilité. Alors que, manifestement, le système représentatif et vertical ne garantit plus cette stabilité. Donc, renversons les points de vue et retournons à la base.
La vraie question qu’on doit pouvoir poser un jour aux citoyens, c’est : « Qu’est-ce qu’on fait de ce pays ? » Si, au sein de la population, il n’y a plus de désir de rester ensemble, mais que l’élite continue à préserver à travers tout et à tout prix un destin commun, forcément, le modèle politique va être de plus en plus coupé des citoyens. Face à l’épuisement du modèle belge, la démocratie participative ou citoyenne ne sera pas un facteur aggravant, mais plutôt un remède. Cela, manifestement, c’est très difficile à entendre pour le personnel politique.
On assiste donc, de manière renforcée avec le covid, à un renforcement de l’exécutif et donc à un déséquilibre avec les autres pouvoirs ?
ANNE-EMMANUELLE BOURGAUX : Indépendamment de mes enseignements, j’essaie vraiment d’appliquer l’horizontalité en multipliant les réunions avec les étudiants. Cela m’a permis de faire une découverte majeure qui alimente mes recherches. Traditionnellement, on oppose la démocratie et l’efficacité. Par exemple, pourquoi la gestion de la crise covid a-t-elle été confiée au Codeco ? Parce que, disait-on, c’est plus efficace. Pourquoi fait-on une démocratie représentative ? Parce que, pense-t-on, la démocratie directe n’est pas efficace. Pourquoi refuse-t-on le référendum ? Parce qu’on craint que ça ne produise pas de réponse efficace. Mais dans la pratique quotidienne, c’est l’inverse. Rappelez-vous : à la veille de la Noël 2021, le Codeco a décidé de façon surréaliste de boucler le secteur culturel ; cette décision a été suspendue quelques jours plus tard [par le Conseil d’État], donc il a fallu adopter un nouvel arrêté royal entre Noël et Nouvel An, avec de nombreuses erreurs matérielles qu’il a fallu ensuite corriger. Cela montre bien que la verticalité endogame et opaque ne produit pas de l’efficacité. Ceux qui croient encore que la démocratie n’est pas efficace doivent comprendre que, au contraire, quand on implique dans la décision ceux à qui elle s’appliquera, c’est plus efficace notamment parce que, quand la décision est prise, elle n’est pas coupée des réalités. Quand je vois les étudiants chaque semaine, je leur propose des choses, et ils me disent : « Non, ce n’est pas possible pour telle raison. » Cela m’empêche de prendre une décision inapplicable. Cela me permet aussi de prendre connaissance de leurs idées. Mais comme la décision a été concertée, les étudiants savent tout de suite ce qu’ils doivent faire. La décision ne tombe pas d’en haut et ne les assomme pas, puisqu’on l’a adoptée ensemble. Le postulat selon lequel la dictature, ou « l’exécutivisation » (dans le cas de la gestion covid), bref la verticalité serait justifiée par son caractère plus efficace, ce postulat ne se vérifie pas, et c’est une vraie bonne nouvelle. Concerter, prendre une décision horizontale, ne veut pas dire « être toujours d’accord ». Cela ne nuit pas à la verticalité, cela l’assouplit, cela l’arrondit, et c’est ce qui est intéressant.
C’est pour cette raison que je ne comprends pas la gestion de la crise covid. On en est à plus de 50 arrêtés, d’abord ministériels, puis royaux, en bientôt 2 ans. Donc, les règles se modifient de manière continuelle. Cela ne peut pas être efficace. Évidemment, le but est d’aller vite, mais ce que l’on ne voit pas assez, du côté politique, c’est que, quand on prend des décisions rapidement, soit ces décisions n’ont pas le temps d’être respectées sur le terrain, soit elles sont de plus en plus incompréhensibles pour le terrain, soit elles sont trop hâtives. La collégialité que promet le Parlement, c’est aussi la garantie que le travail sera vérifié. On a atteint un tel stade d’exécutivisation dans la gestion covid que je pense vraiment qu’à un moment donné, comme ce fut le cas à la Noël 2021, c’est un pauvre juriste, fatigué, dépassé comme tout le monde, qui a pondu un texte d’arrêté royal en vitesse sur un coin de table au cabinet de l’Intérieur, et ça produit inévitablement des erreurs. Tous les garde-fous qui existent, dans la démocratie représentative classique, pour éviter les abus et les erreurs (l’examen des textes par la section de législation du Conseil d’État, et par l’Agence de protection des données, etc.), on les a fait sauter dans la gestion de la crise covid. Et on a produit des décisions qui n’étaient pas efficaces.
En quoi l’inefficacité de certaines décisions est-elle vraiment si importante à relever ?
ANNE-EMMANUELLE BOURGAUX : C’est important à souligner parce qu’on sent bien que malgré tous les dysfonctionnements de cette gestion covid, on est en train d’appliquer le modèle à d’autres crises. Déjà, au Parlement wallon, on voudrait faire des arrêtés de pouvoirs spéciaux sur les inondations, ou sur les crises futures. J’ai entendu un président de parti dire que, finalement, pour faire face à la crise climatique, il y a quelque chose à aller chercher dans ce modèle surexécutif, dans l’empire des super-ministres et des chefs des exécutifs. Il faudrait arrêter de croire que l’année 2022 est la plus dangereuse de toutes les années de l’histoire du monde. On sent bien que, du point de vue politique, on est dans une rhétorique de la crise continuelle (crise sociale, crise économique, crise climatique, crise covid, crise migratoire), et c’est très dangereux. Si on considère que la gestion de la crise covid peut servir de modèle pour affronter les autres crises et qu’on est dans une rhétorique de la crise continuelle, plutôt que d’aller vers plus de démocratisation, on va aller à rebours de la démocratisation. Je rappelle que rien dans la loi ne dit que le Codeco est compétent pour faire ce qu’il fait. Les messages sur Twitter, les « foires aux questions », ont-elles la moindre valeur juridique ? Les ministres-présidents engagent-ils leur gouvernement, alors que la ministre de la Culture en est venue à dire son opposition aux mesures concernant son secteur ? En boutade : on a un peu l’impression d’être dans Star Wars à la veille de la prise de pouvoir de Palpatine[4.Dans Star Wars, Sheev Palpatine, alias Darth Sidious, seigneur des Sith, mène un complot à l’échelle de la Galaxie pour détruire les Jedi et rétablir le pouvoir des Sith. Habile politicien, il réussit, en dissimulant son identité, à se faire élire sénateur de la planète Naboo, puis chancelier suprême de la République galactique, puis à se faire confier les pleins pouvoirs par le Sénat à la faveur d’une crise qu’il a lui-même suscitée. Enfin il transforme la République galactique en Empire et se proclame empereur.]. On n’a pas pris assez au sérieux toutes les entorses en termes démocratiques que ce modèle entraînait. Du coup, on envisage, comme si c’était anodin, comme si c’était neutre, de l’exporter dans d’autres crises. C’est tout à fait inacceptable. On a été nombreux à réclamer une loi « pandémie », mais je ne suis pas certaine que la loi qui a été adoptée[5.Loi du 14 août 2021, Moniteur Belge du 20.8.2021.] soit un progrès, parce que cette loi a institutionnalisé la satellisation des parlementaires. Elle écrit noir sur blanc qu’il suffit de « communiquer » les mesures de police aux parlementaires. C’est bien la preuve qu’à la faillite démocratique se joint un déficit d’efficacité. Quand une mauvaise décision est prise, comme la fermeture des lieux de culture fin 2021, il y a un débat parlementaire, les députés s’indignent, mais cela ne produit rien parce qu’aucun vote n’est organisé. La présidence de la Chambre – et la majorité qui est derrière elle – s’est abritée derrière l’argument selon lequel c’était une compétence du Codeco. Donc, on confisque la compétence aux parlementaires, on la confie à un organe obscur et on empêche les élus de décider. Il faudrait que les parlementaires eux-mêmes refusent de se faire hara-kiri. S’ils ne le font pas pour eux-mêmes, qu’ils le fassent pour la Constitution et pour les citoyens qu’ils sont censés représenter.
Entretien réalisé par Thibault Scohier le 4 février 2022 et retranscrit par Jean-Jacques Jespers.
(Image de la vignette et dans l’article sous CC-BY-NC 2.0 ; le premier ministre Alexander De Croo en juin 2021 à l’occasion d’un sommet de Renew (groupe européen des partis libéraux), prise par ALDE Party.)