Politique
Un impôt sur la fortune
04.04.2019
Au niveau politique, deux partis de gauche soutiennent une telle taxation : le PS et le PTB. Le PS, par la voix de son président Elio Di Rupo, y a appelé récemment ; déjà du temps de la présidence de Philippe Busquin, cette mesure était au programme du parti… Le PTB défend aussi cet impôt. Les deux grands syndicats CSC et FGTB, du côté tant néerlandophone que francophone, soutiennent également cette mesure. Bon nombre d’associations, regroupées dans le Réseau pour la justice fiscale (RJF) et son pendant néerlandophone Financieel Aktie Netwerk (FAN)1, ont inscrit cette revendication dans leur mémorandum et dans le questionnaire qu’elles ont adressé aux partis politiques en vue des élections du 26 mai. Des réponses sont attendues, notamment sur ce point. On pourrait penser que le MR et la NVA y seraient farouchement opposés. Qu’en est-il du côté d’Ecolo, du CDH et de Défi ?
Inégalités mondiales
Le contexte social récent, dont témoignent notamment les « gilets jaunes », marque une perception accrue du problème du pouvoir d’achat des ménages les plus faibles. Un Belge sur cinq a des difficultés à boucler les fins de mois2. C’est le résultat des politiques d’austérité décidées au niveau européen depuis la crise de 2008, dans le but de compenser, au niveau du budget de l’État, les cadeaux qui ont alors été faits aux banques. Les pertes ont été ainsi socialisées et les profits privatisés, suivant la règle courante du capitalisme.
C’est qu’aux extrémités des revenus, il y a divergence. La richesse mondiale se concentre sur le 1 % le plus riche, comme l’ont rappelé les rapports d’Oxfam publiés chaque année à l’ouverture du Forum de Davos : entre 1975 et 2014, la part des salaires dans le PIB, pour l’ensemble des pays développés, a diminué de manière constante, passant de près de 70 % à un peu plus de 50 %3. Le saut d’index et le blocage des salaires décidés par le gouvernement Michel I en sont un des éléments pour la Belgique. Le tax shift pour les bas salaires a certes représenté une bonne nouvelle pour les salariés concernés, mais aussi pour les bénéfices des sociétés et donc pour leurs propriétaires et/ou actionnaires.
En 2017, les salaires des dirigeants d’entreprise et les dividendes octroyés aux actionnaires ont grimpé avec les bénéfices : pour l’ensemble des sociétés cotées à Bruxelles, la hausse a été de 112 % (soit 17 milliards d’euros). Les « numéros un » des entreprises du Bel 20 ont empoché en moyenne 2,16 millions d’euros chacun (+2,1 %) et perçu au total 12,5 milliards d’euros4. En France, cela fait quelques années que le niveau des dividendes du CAC 40 a dépassé celui des années 20005. C’est dans ce contexte que les syndicats ont appelé à une grève nationale le 13 février dernier, en vue d’une augmentation de la norme salariale pour ces deux prochaines années.
Injustice fiscale
À tout cela s’ajoute une grande injustice fiscale. Suivant les études de Decoster et alii6, 15% des revenus potentiellement imposables ne sont pas visibles dans les déclarations fiscales en Belgique, soit, pour l’année 2013, 40 milliards d’euros sur 264. L’origine de cette disparition est multiple. La cause la plus évidente en est le mode de taxation des dividendes. La taxation est immédiate dès le paiement (via le précompte mobilier) et celui-ci est libératoire : on ne reprend pas les revenus soumis à ce précompte dans la déclaration fiscale du particulier et ils ne sont donc pas additionnés aux autres revenus : il n’y a pas de globalisation des revenus réels (travail + immobilier + capital). Comme, selon des estimations crédibles, 80 % des actions sont dans les mains des 10 % de contribuables les plus fortunés, on comprend comment ce précompte libératoire avantage les plus fortunés, en évitant de les taxer sur leurs revenus réels. Ajoutons à cela les pertes en recettes fiscales dues à la fraude et à l’évasion fiscale, des pertes estimées à plus de 20 milliards d’euros. Fraude et évasion sont accessibles aux plus nantis grâce aux services d’avocats spécialisés et de bureaux de conseils et d’audit comme les Big Four7, lesquels ont été bien peu, sinon pas du tout, combattus par nos gouvernements successifs et notamment par le ministre sortant des Finances Johan Van Overtveldt (NVA). Ils ne l’ont pas été davantage, au niveau européen, par le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker, ancien Premier ministre du Luxembourg, terre privilégiée de l’évasion fiscale, avec l’Irlande, les Pays-Bas, Malte… et, ajouteront certains, la Belgique. Oui, la Belgique, terre d’asile des Français et des Néerlandais fortunés désireux de léguer leur entreprise à leurs descendants, puisque, rappelons-le, en Belgique (pratiquement la seule exception en Europe), on ne taxe pas les plus-values sur les cession d’actifs… Ce qui a également fait le grand bonheur des holdings belges, comme jadis celui d’Albert Frère ou celui d’un certain Marc Coucke lorsqu’il se débarrassa d’Omega Pharma…
Le cas belge
À tout ce déséquilibre fiscal entre citoyens, il faut encore ajouter – toujours en Belgique – la suppression des tranches supérieures d’imposition à l’IPP8 (déclaration fiscale des revenus) depuis le règne de Didier Reynders et de ses prédécesseurs aux Finances. La progressivité de l’impôt s’est réduite comme peau de chagrin, étant donné que la quotité exemptée d’impôt est relativement faible, en Belgique, par comparaison avec la situation des pays voisins comme la France et les Pays-Bas. Au total, par diverses mesures, la progressivité de l’impôt a été démantelée et s’apparente désormais à une sorte de flat tax, un taux de prélèvement égal pour tous quels que soient les revenus. Les réseaux RJF et FAN s’opposent à ce nivellement des contributions qui s’apparenterait à une sorte de TVA sur les revenus, ce qui est profondément injuste : inutile de rappeler que le coût du logement, de la consommation alimentaire ou de l’énergie pèse proportionnellement beaucoup plus lourd sur les petits revenus que sur les gros.
En outre, le contexte économique international pousse à un impôt frappant les plus fortunés. Face au ralentissement de la croissance d’économies développées reposant sur la consommation, Christine Lagarde, la directrice générale du FMI, s’est permis de critiquer le dogme économique qui prévaut généralement, à savoir qu’il faut privilégier l’offre plutôt que la demande, donc avantager les détenteurs de capitaux, dans l’espoir qu’ils vont investir cet argent et que, comme par magie, il s’en suivra « un ruissellement de richesses » vers les plus faibles. Cette théorie du ruissellement ne semble se concrétiser nulle part. Bien au contraire, ce qui est qualifié de « populisme » – en fait, une colère face à ces injustices fiscales et de revenus – se développe partout sous des couleurs différentes : Brexit, « gilets jaunes », euroscepticisme…
C’est l’occasion de rappeler qu’en d’autres temps, on n’a pas hésité à taxer plus lourdement les plus riches. Après la grande crise de 1930 aux États-Unis, le président Roosevelt a imposé aux plus gros revenus un taux de taxation de 79 % en 1936. En 1970, ce taux était encore de 70% aux États-Unis. Et, comme l’a déclaré Thomas Piketty, cela n’a pas tué le capitalisme…
En résumé, pour les réseaux RJF et FAN9, il ne s’agit pas de taxer plus, mais de taxer avec justice. Aux épaules les plus larges, il doit être demandé un effort en proportion de leurs capacités.
1 RJF : www.lesgrossesfortunes.be ; FAN : www.hetgrotegeld.be.
2 L’Écho, 29 janvier 2019, Enquête EU-SILC.
3 G. Valenduc, «Distribution et redistribution des revenus», Courrier hebdomadaire, Crisp, n° 2346-47, 2017, p. 23.
4 S. Mampaey, «Généreux dividendes après une année faste», L’Écho, 31 mars 2018.
5 P.-Y. Gomez, «Les vraies frontières du partage de la valeur», Le Monde, 26 janvier 2019.
6 Decoster e.a., Estimate of the Evolution of Top Income Shares in Belgium from 1990-2013, Discussion Paper 17-18 (2017).
7 Ce terme désigne les quatre plus grands groupes d’audit financier dans le monde : Deloitte-Touche-Tohmatsu, Ernst & Young, KPMG et Pricewaterhouse Coopers (NDLR).
8 IPP = impôt des personnes physiques (NDLR).
9 Intervention de Daniel Puissant, secrétaire du RJF, 4 janvier 2019.