Politique
« Un élément régénérateur »
17.05.2016
Entretien avec Paul Magnette
Comment se porte la social-démocratie européenne ? Vous avez eu des propos durs pour les socialistes néerlandais ou pour Sigmar Gabriel Président fédéral du SPD allemand et vous avez des doutes sur le Labour. Lors de l’élection de Hollande, vous espériez qu’il ferait « bouger les lignes ». Et maintenant ?
Paul Magnette : Hollande a pris des initiatives contre la fraude fiscale et il a soutenu la Grèce plus qu’on ne l’a dit… mais on espérait beaucoup plus. Il avait dit vouloir renégocier les traités : il n’y a jamais eu de renégociation. Cela dit, le bilan de la social-démocratie, pour paraphraser Georges Marchais, est « globalement positif » sur le long terme : les libertés syndicales, l’euthanasie, le mariage pour tous, la laïcisation de l’État… En fait, la gauche socialiste accumule trois crises historiques, qui sont irrésolues. 1. La crise du keynésianisme et du fordisme, dans les années 1970. On vit toujours avec l’illusion d’un modèle productiviste et consumériste. Dans La Cité du travail, un grand livre de gauche, Bruno Trentin La Cité du travail : la gauche et la crise du fordisme, Paris, Fayard, 2012. Bruno Trentin (1926-2007), syndicaliste, théoricien et homme politique italien, leader des métallurgistes pendant les années 1960-1970, fut secrétaire général de la confédération CGIL de 1988 à 1994, avant d’être élu au Parlement européen dénonce le rapport du mouvement syndical italien et, plus largement, européen au fordisme, l’abandon complet de questions comme la gestion du temps, la qualité du travail, la formation, ainsi que l’acceptation de l’aliénation au travail en échange du maintien du pouvoir d’achat. Cette première crise est toujours lancinante, même si elle a été estompée par une croissance artificielle dans les années 2000. 2. Un contexte géopolitique fondateur pour la social-démocratie a été complètement bouleversé en 1989. Longtemps, pour nous, ce fut très commode : nous n’étions ni les méchants Soviétiques qui écrasent les libertés ni les méchants capitalistes américains qui n’ont aucune solidarité. On représentait le meilleur des deux mondes, une voie humaniste, comme la Suède, comme la social-démocratie allemande, avec Willy Brandt et l’ouverture vers l’Est… L’effondrement de ce contexte géopolitique nous prive de tout repère. Tout à coup, il n’y a presque plus rien à la gauche de la social-démocratie. 3. Troisième crise, beaucoup plus sournoise, mais dramatique : la crise de la démocratie. Dans Ruling the Void (« Diriger le vide »), Peter Mair Ruling the Void: The Hollowing of Western Democracy, New York-London, Verso Books, 2013. Peter Mair (1951-2011) fut notamment professeur de politique comparée à l’Institut universitaire européen de Florence montre, chiffres à l’appui, l’érosion des effectifs du parti et des syndicats et la volatilisation du vote dans les années 1990. L’autre grande force de la social-démocratie, c’est qu’elle est la seule gauche vraiment organisée. Et tout à coup, le parti de masse, avec ses sections locales, son action commune, tout ça commence à se désagréger. Mais outre ces trois crises, ne négligeons pas la mutation de la droite. S’il y a une force politique d’après-guerre qui a presque totalement disparu en Europe, c’est la démocratie-chrétienne. Même le libéralisme, dans sa forme historique, a disparu. Finalement, parmi les forces politiques de l’entredeux- guerres et de l’après-guerre, c’est la social-démocratie qui s’en tire le moins mal en Europe.
Des courants comme Syriza ou Podemos vous semblent-ils porteurs d’avenir ?
Paul Magnette : Syriza et Podemos sont issus d’une nouvelle culture démocratique, qui nous ramène à nos propres origines. Les socialistes sont d’abord des démocrates, surtout en Belgique où la bataille pour le suffrage universel a été le moment fondateur du socialisme. Ce qui se passe avec Podemos à Barcelone La nouvelle majorité municipale, avec à sa tête Ada Colau, entend établir une démocratie participative nous ramène, en quelque sorte, à ce moment fondateur, à un projet où le socialisme consiste à s’attaquer aux élites d’État et à essayer de diffuser le pouvoir. C’est un élément régénérateur. Le parti socialiste était un parti anti-establishment : on s’est fait absorber dans l’establishment. Par ailleurs, chez Podemos – même si ce n’est pas toujours très clair, et ce l’est moins encore chez Syriza –, il y a une vraie prise en considération de problématiques qu’on avait laissées de côté, tant le débat était dominé par la productivité et le partage des fruits de la croissance : l’usage du temps, les nouvelles modalités d’organisation économique au-delà du productivisme, la qualité du travail, la qualité de vie, le rapport à la nature. Sur le plan géopolitique, la gauche est engagée dans une recomposition qui pourrait être très profonde. Pour le moment, on observe non pas une bipartition entre une gauche radicale et une gauche social-démocrate, mais plutôt une tripartition : d’une part les bons vieux partis sociaux-démocrates et d’autre part, dans la « petite gauche », une fracture de plus en plus profonde entre de vieux partis radicaux enfermés dans un splendide isolement – comme le KKE KKE ou Kommounistiko Komma Elladas : le parti communiste grec n’a pas condamné l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie en 1968 ; une partie de ses membres a alors fondé une dissidence eurocommuniste appelée KKE-esot ou « parti communiste de l’intérieur » qui, contrairement au KKE, a rejoint Syriza – et des partis d’une nouvelle radicalité qui cherchent à participer au pouvoir. D’où mon intérêt pour le cas grec, pour le cas portugais et peut-être demain pour le cas espagnol. C’est une magnifique coïncidence que ce soient les pays du grand débat sur l’eurocommunisme et les pays de la deuxième vague de démocratisation européenne qui nous donnent l’exemple à nouveau. La gauche a toujours besoin d’un phare. C’était la Suède, c’était la social-démocratie allemande, c’était Mitterrand, ce fut – hélas – Tony Blair à un moment donné. Aujourd’hui, je pense que le seul qui peut jouer ce rôle-là, c’est ce petit trio méditerranéen (Grèce, Espagne, Portugal).
Pourtant, les politiques d’austérité imposées à ces pays ont été décidées avec l’approbation, voire sur l’initiative, de partis socialistes…
Paul Magnette : C’est évidemment très compliqué pour les socialistes d’être au pouvoir lorsqu’on applique des politiques de rigueur. Même si je rejette le concept et la politique d’austérité, je reste fasciné par un discours fameux d’Enrico Berlinguer Le 15 janvier 1977, s’adressant à un auditoire d’intellectuels, Enrico Berlinguer, secrétaire général du Parti communiste italien, déclara en substance : « L’austérité, c’est nous qui la voulons pour changer le système et construire un nouveau modèle de développement et de consommation » sur le thème « l’austérité, l’occasion pour changer ». La question que pose Berlinguer est vraiment intéressante : dans ces moments-là, plus que jamais, la gauche ne doit-elle pas se faire morale et affronter la question de l’équité et de la redistribution ? Ce sera le débat de la gauche pour l’avenir car, dans les vingt prochaines années, nous n’aurons plus jamais un taux de croissance supérieur à 1 ou 2 pour cent. Le gâteau ne grandissant plus, on est confrontés de manière beaucoup plus brutale à la question de sa redistribution.
Beaucoup de décisions de libéralisation ou de privatisation ont été prises avec l’accord des socialistes, même là où ils étaient majoritaires…
Paul Magnette : Je conteste en grande partie ce lieu commun infondé. Je vous invite à reprendre les votes sur toutes les directives de libéralisation et vous verrez que les socialistes, soit étaient dans l’opposition, soit ont voté contre. Par contre, ce qu’ils ont encaissé de plein fouet, c’est la transposition des directives européennes dans les lois nationales. Mais les socialistes européens n’ont pas voté la libéralisation des télécoms ou de l’énergie.
Cela dit, ici, on a l’impression que le PS traîne comme un boulet…
Paul Magnette : La méforme relative du PS n’est que le reflet d’une méforme plus profonde de la gauche dans sa diversité. Sommes-nous en moins bon état qu’Écolo, que la FGTB, que la CSC, que le mouvement associatif ? Je ne le pense pas. L’hégémonie culturelle est à droite et c’est absolument dramatique. Il y a le contexte international, le terrorisme, la radicalisation… Je n’ai pas souvenir que nous ayons vécu dans une société plus à droite que maintenant.
Le débat que nous ouvrons a-t-il un sens si, comme certains le disent, la stratégie prioritaire du PS pour les prochaines coalitions est celle d’une alliance avec le MR ?
Paul Magnette : Il n’y a pas d’alliance prioritaire. Moi, je préfère toujours des coalitions le plus à gauche possible, même si je pense que la parenthèse des années 1999-2007 Gouvernement de coalition entre socialistes et libéraux (avec les écologistes jusqu’en 2003). Les partis démocrates-chrétiens étaient dans l’opposition a fait du bien à la Belgique, car on avait besoin d’une modernisation de l’État sur le terrain de la laïcité. Mais sur les enjeux socio- économiques, avec le MR d’aujourd’hui, très à droite et très isolé, c’est beaucoup plus compliqué de faire une alliance.
Comment voyez-vous les rapports des socialistes avec le mouvement syndical ? Ce n’est plus l’action commune…
Paul Magnette : Non, et c’est très bien comme ça. On a des valeurs communes, des combats communs, mais chacun y travaille à sa façon, avec ses moyens et dans une indépendance réciproque. Les syndicats peuvent nous faire des reproches, à juste titre : la réforme des allocations d’insertion, c’était une erreur. À l’inverse, du point de vue du parti socialiste, plus englobant, on constate l’hétérogénéité de l’action syndicale, les guéguerres entre les centrales, entre le sectoriel et l’interprofessionnel. Parfois, on a le sentiment que ce ne sont pas ceux qui en ont le plus besoin qui sont les mieux défendus.
Pensez-vous qu’une coalition serait possible entre le mouvement socialiste et les nouveaux mouvements radicaux ?
Paul Magnette : Les formes de la politique ont tellement changé que c’est une erreur de raisonner, comme dans les années 1970, en termes de coalition. À défaut d’accéder au pouvoir national, la gauche italienne a été condamnée pendant 30 ans à faire de la politique régionale et communale, et c’était une des gauches les plus brillantes d’Europe. Il faut commencer par un dialogue. Celui-ci me semble possible et nécessaire. Écolo partage avec nous l’objectif de gouverner avec la société et non contre la société. C’est une des différences majeures entre la gauche et la droite : la droite, imbue de ses certitudes, de ses doctrines économiques et de ses soutiens dans le patronat, gouverne contre la société ; la gauche, elle, essaie de gouverner avec la société. De ce point de vue, selon moi, Écolo est incontestablement de gauche. J’ai plus de mal avec le PTB. Un des motifs de friction, c’est le manque de clarté du PTB sur son positionnement stratégique. Ils ont longtemps dit : « on ne veut pas aller dans les gouvernements ». Or le rôle de contre-pouvoir est plus, selon moi, celui d’un syndicat que celui d’un parti politique, lequel, par définition, a vocation à agir sur le cours de l’action législative. Et pour cela, il doit entrer dans des majorités. De plus, je ne suis pas convaincu que l’aggiornamento du PTB soit complet. J’observe une série de silences coupables, par exemple sur les questions du vivre-ensemble et de la laïcité. On ne les a pas entendus dire un seul mot sur la crise des réfugiés. De toute façon, il n’est pas question de créer un parti unique avec le PTB et Écolo. La perspective, c’est plus celle du dialogue et des convergences. Plutôt que de se demander si on est d’accord sur le fond (car on l’est, dans une large mesure), il faut se demander, si on se parle : « pour quoi faire, à quelle échelle, avec quels objectifs ? »