Politique
Un décret contesté
09.03.2014
Lancé en 2010, le décret « inscriptions » visait plus de mixité sociale dans les écoles secondaires (tous réseaux confondus). A t-il atteint son but ? Pas sûr. Mais, au moins, un message est passé.
Depuis 2001, les établissements d’enseignement de tous les réseaux en Communauté française[1.La Communauté française a décidé, en mai 2011, d’adopter la dénomination « Fédération Wallonie-Bruxelles » dans sa communication interne et externe. Ce nouveau nom n’ayant cependant pas la portée juridique que lui donnerait une révision de la Constitution en ce sens, nous utilisons l’appellation constitutionnelle de Communauté française. Sur ce sujet, voir S. Toussaint, « Ne dites plus “Communauté française” ! Quoique… », Les analyses du Crisp en ligne, 7 octobre 2013, www.crisp.be.] sont tenus d’inscrire tout élève qui en fait la demande. Pour autant que lui ou ses parents souscrivent au projet éducatif et pédagogique du pouvoir organisateur et sous réserve de la disponibilité des places. Mais la Communauté française a estimé qu’un certain nombre d’écoles s’abritaient derrière ces motifs pour continuer à sélectionner leurs élèves. Plutôt que de sanctionner les contrevenants ou de laisser les parents lésés saisir le tribunal sur la base du décret, elle a préféré recourir à une procédure d’inscription contraignante, dont elle a toutefois limité l’application au premier degré de l’enseignement secondaire.
Deux procédures, prévues en 2007 et en 2008, ont été abandonnées après une seule mise en œuvre. Le décret « inscriptions » du 18 mars 2010, dû à la ministre Simonet (CDH), oblige les écoles à réserver un quota de places (20,4%) au profit d’élèves moins favorisés, pour autant qu’il y ait des demandes, et organise le départage des élèves dans les établissements où la demande dépasse l’offre en fonction d’un faisceau de critères repris dans un algorithme (le fameux « indice composite » de chaque élève). Ce troisième dispositif est toujours en vigueur à l’heure actuelle. La Commission interréseaux des inscriptions (Ciri) est chargée de proposer aux élèves qui n’ont pas pu s’inscrire dans l’école de leur premier choix une place dans l’établissement le plus haut placé dans leur liste de préférences sans que ce soit au préjudice d’un autre élève.
Un décret juste et efficace ?
La Cour constitutionnelle a globalement validé le dispositif, comme elle l’avait fait pour les deux précédents, estimant que les principes constitutionnels d’égalité et de non-discrimination n’étaient pas violés et que la liberté de choix des parents n’était pas limitée en soi par les décrets. On peut reconnaître au décret le mérite d’avoir atteint ses objectifs de transparence et d’accessibilité. Mais il ne faut pas sous-estimer la difficulté que représente pour des familles défavorisées ou illettrées le fait de devoir opérer des choix, les classer, interpréter les réponses de la Ciri… Pour ces familles, l’aide des associations sur le terrain et des écoles primaires où sont scolarisés leurs enfants est cruciale. Enfin, il semble également légitime de s’interroger sur l’antinomie entre les facteurs géographiques de proximité, lesquels pèsent lourd dans la pondération de l’indice composite, et la volonté de lutter contre la ghettoïsation : celle-ci n’est en effet pas seulement scolaire, elle est aussi spatiale. Il est malheureusement très difficile à ce jour de mesurer l’efficacité du décret par rapport à ses objectifs les plus ambitieux. Le décret favorise-t-il la mixité sociale ? Les élèves à indice socioéconomique faible (Isef) sont-ils valablement intégrés et soutenus dans les écoles qui ont dû les inscrire sur la base de l’indice socio-économique de leur école d’origine ? Le décret concourt-il à la lutte contre l’échec scolaire et à l’amélioration des performances ? L’évaluation très partielle des effets du décret qu’ont pu fournir la commission de pilotage et la Ciri à ce jour ne permet pas de tirer de conclusions à cet égard. La commission de pilotage du système éducatif, qui est chargée de l’évaluer, souligne dans son « rapport intermédiaire », déposé fin août 2013[2.Parlement de la Communauté française, doc. parl. 549 (2013-2014) n° 1.] , que « le décret constitue un outil pragmatique de gestion d’une demande confrontée à une répartition inégale de l’offre d’écoles sur un territoire donné ». À l’occasion de la présentation de ce rapport à la commission de l’éducation du Parlement de la Communauté française le 28 janvier dernier, l’administrateur général de l’enseignement obligatoire, Jean-Pierre Hubin, a souligné que la mixité sociale était en progression à Bruxelles – étant entendu qu’on parle d’un « frémissement » (1%) et sachant que le nombre d’élèves Isef augmente à Bruxelles avec la croissance démographique – mais qu’elle reculait dans certaines sous-régions de Wallonie (le Brabant wallon, Charleroi-Hainaut sud et Huy). Mais, ainsi que M.-D. Simonet et son successeur M.-M.Schyns l’ont dit à plusieurs reprises en réponse à des questions parlementaires, l’analyse complète de tous les paramètres soumis à l’évaluation de la commission de pilotage pour la cohorte 2010-2011 ne sera possible qu’en 2015, d’une part, et, d’autre part, il est difficile pour les experts d’isoler les facteurs qui sont le produit du décret des variables indépendantes.
Toutefois, des études sociologiques toujours en cours, des témoignages et la Ciri[3.Cette critique aurait été formulée lors de la présentation par la Ciri à la presse de son rapport annuel 2013 (doc. Parl. Communauté française n° 578 (2013-2014) n° 1), La Libre Belgique, 23 novembre 2013.] font état d’un possible renforcement de la ghettoïsation. Dans telle école, le poids des critères géographiques a eu pour effet de remplacer la population Isef originaire de communes éloignées qu’elle accueillait précédemment par d’autres élèves Isef dont le domicile est plus proche. Dans une autre, la mixité a diminué et concentre maintenant les élèves défavorisés du quartier. Nous ferons en tout cas observer que le décret pénalise les élèves défavorisés qui ont fait le choix de sortir de leur ghetto dès l’école primaire, choix qui leur fait perdre le bénéfice d’un Isef ainsi que du facteur très favorable de la distance domicile-école primaire dans le calcul de l’indice composite. Le décret est aussi soupçonné de dépeupler les écoles à encadrement différencié (dispositif qui a succédé à la discrimination positive) de leurs meilleurs éléments sans que cela soit compensé par un mouvement en sens contraire d’élèves venant d’écoles plus bourgeoises. Il est aussi accusé par certains de contribuer au déclin des filières d’enseignement général dans les écoles situées dans les quartiers populaires. Mais il reste difficile à l’heure actuelle de savoir avec certitude ce que l’on peut ou pourra imputer au décret lui-même.
Les positions des acteurs
Une des grandes caractéristiques de ce dossier est d’avoir mobilisé dans la durée de très nombreux acteurs au-delà des habituels acteurs institutionnels de l’enseignement et de la communauté éducative. On a vu apparaître de nouveaux groupes de pression, constitués de parents très actifs, notamment l’asbl Elèves ou, plus récemment, « Les sans école ». La représentativité de ces différents collectifs a suscité d’autant plus de débats qu’ils ont su, à défaut d’obtenir gain de cause sur le plan judiciaire, s’organiser et occuper la scène médiatique. Les mesures prévues d’abord par la ministre Arena et ensuite sous l’égide du ministre Dupont ont dû être reportées en raison de l’ampleur de la résistance et du chaos provoqué par les choix individuels des parents. Si le dispositif dû à la ministre CDH qui leur a succédé n’a pas provoqué d’effets aussi spectaculaires que les deux premiers, il n’en continue pas moins de susciter l’opposition de parents qui n’acceptent pas que le décret ait retiré à leur enfant la priorité dont il aurait bénéficié sans cette législation. Si, en outre, leur formulaire de demande d’inscription ne comporte qu’une seule école ou seulement des écoles trop demandée(s), leur enfant peut demeurer longtemps sur une liste d’attente et ne pas obtenir l’école convoitée. Ces parents restent mobilisés et dénoncent – de manière impropre – le fait que leur enfant soit « sans école ». Aux prochaines élections, le CDH devra assumer d’avoir porté ce décret, qui lui vaut des inimitiés dans le monde éducatif dont il est le relais traditionnel. En effet, directions et parents d’écoles très demandées du réseau libre, surtout au nord-ouest de Bruxelles, sont particulièrement confrontés au manque de places. La situation y est aggravée par la demande ciblée sur ces mêmes établissements de la part des élèves scolarisés en primaire dans les écoles des communes à facilités. Les écologistes sont toujours dans l’attente d’une évaluation en profondeur pour se prononcer sur l’utilité de modifier le décret[4.Le député européen Ecolo Philippe Lamberts, président d’un pouvoir organisateur du réseau libre confessionnel à Anderlecht jette un pavé dans la mare : « L’école est moins mixte qu’avant », La Libre Belgique, 27 novembre 2013.]. Quant aux socialistes, ils se sont récemment opposés à ce que le décret soit modifié.
Le groupe MR du Parlement de la Communauté française a fortement combattu les décrets successifs estimant, d’une part, qu’ils revenaient à désorganiser toute la société pour quelques écoles fautives et, d’autre part, que la mixité sociale – objectif que cette formation politique dit partager – ne se décrète pas. Si le MR n’a pas toujours réclamé l’abrogation du décret, il la demande clairement depuis un an et en fait un enjeu en vue des élections de mai 2014 ainsi qu’une condition à sa participation au prochain gouvernement de la Communauté française. Mais ce qui préoccupe le plus les décideurs et les partenaires du monde éducatif depuis quelques mois est la réduction du nombre de places disponibles dans les prochaines années, en raison de la pression démographique, particulièrement à Bruxelles et dans l’enseignement fondamental[5.Début décembre, toutefois, la CSC-Enseignement de Bruxelles a reformulé une proposition déjà avancée précédemment par l’Appel pour une école démocratique, consistant en une inversion du système : l’administration affecterait chaque enfant à une école, les parents demeurant libres de refuser et d’en chercher une autre. Cette proposition serait soutenue par la CSC-Enseignement, Le Soir, 2 décembre 2013.].
Les partenariats pédagogiques
Récemment, le décret a cependant refait parler de lui à l’occasion du débat suscité par la proposition de modification d’un élément du dispositif : l’encouragement des partenariats pédagogiques concomitamment à la disparition des adossements. Était considéré comme « adossé » l’établissement d’enseignement primaire lié à un établissement d’enseignement secondaire par une convention soumise à plusieurs conditions, telles que relever du même pouvoir organisateur, avoir un projet d’établissement commun, être situés sur la même commune… L’effacement de ce critère de priorité, favorable aux écoles du réseau libre confessionnel, est programmé par le décret à partir de 2014. Mais celui-ci prévoit la possibilité pour les écoles de conclure, depuis 2011, des conventions de partenariat pédagogique. Pour pouvoir être pris en considération, ce partenariat doit à la fois se baser sur cinq actions prioritaires inscrites dans le projet d’établissement et favorisant la transition entre l’école primaire et l’école secondaire, et être conclu entre une école secondaire et au minimum trois écoles primaires, dont l’une accueille un public moins favorisé. À la différence de l’adossement, il ne constitue pas une priorité mais introduit une pondération positive dans le calcul de l’indice composite. Quatre écoles secondaires en tout et pour tout en ont conclu jusqu’à présent. Sans doute certains établissements ne voyaient-ils dans l’adossement qu’un moyen commode de sélectionner leurs élèves. Mais d’autres, qui avaient mis en place une véritable continuité pédagogique dans ce cadre, ont fait savoir leur frustration de devoir remettre l’ouvrage sur le métier. Du côté des parents, la frustration provient de la suppression d’une voie royale menant d’une école primaire à une école secondaire très prisée. Soucieuse de susciter davantage de partenariats pédagogiques, de favoriser la continuité pédagogique prévue par le décret « missions de l’école » et à laquelle le CDH est attaché, et de faire primer ce critère sur les critères géographiques, la ministre Schyns a envisagé fin novembre 2013 de renforcer le poids relatif du coefficient que vaut le partenariat dans le calcul de l’indice composite. Ce projet n’a cependant convaincu ni le partenaire socialiste de la coalition, qui a considéré qu’il s’agissait d’un adossement déguisé et donc d’un obstacle à la mixité sociale, ni l’opposition libérale, qui y a vu « de la poudre aux yeux électorale » alors que le décret demandait surtout à être simplifié sur ce point. Curieusement, les associations de parents de l’enseignement tant catholique (Ufapec) qu’officiel (Fapeo), qui s’étaient pourtant précédemment accordées sur deux revendications communes (redonner du poids au choix pédagogique des parents et diminuer le poids des critères géographiques), n’ont pas soutenu la proposition ministérielle. La ministre Schyns a annoncé que sa proposition figurerait dans le programme de son parti pour les élections de mai 2014[6.Le Vif – L’Express, 17 janvier 2014.]. En attendant, elle a obtenu l’accord du gouvernement sur un financement de l’extension des bâtiments scolaires – égal pour tous les réseaux, qui plus est –, et il se dit que c’est le souhait du PS de ne pas laisser le CDH mettre deux plumes à son chapeau qui a surtout motivé son opposition [7.Le Soir, 23 novembre 2013.].
Un décret insuffisant mais nécessaire ?
Là où la demande dépasse l’offre, la liberté des parents est limitée par l’exercice que font d’autres parents de la leur, comme par le passé. L’intervention du législateur communautaire s’est bornée à fixer des critères de départage des demandes surnuméraires à l’entrée du secondaire de façon à instaurer une « compétition plus égalitaire » et à favoriser une plus grande liberté de choix effective pour tous. En profitant de l’occasion pour tenter d’introduire davantage de mixité sociale dans l’enseignement, c’est aussi la diversification du public des écoles recrutant habituellement des élèves issus d’un milieu aisé qui a été recherchée. Il est évident que ce décret « inscriptions » ne pourra à lui seul changer l’école, avant tout parce qu’il ne touche pas à la structure de notre enseignement, caractérisé par une différenciation précoce des élèves et par l’absence d’un tronc commun prolongé. Certains, le MR notamment, lui ont d’ailleurs reproché de nuire au continuum pédagogique[8.C’est la « continuité pédagogique » de l’école maternelle à la fin du premier degré de l’enseignement secondaire, prévue par le décret « missions de l’école » du 24 juillet 1997.]. Mais ce continuum, pourtant prévu depuis 1997, est loin d’être une réalité et il reste à mettre en place entre l’enseignement fondamental et le début de l’enseignement secondaire globalement, et non pas d’une école fondamentale à une école secondaire en particulier. Il est difficile, à l’heure actuelle, de dire si le décret répond adéquatement à son ambition (limitée) de favoriser la mobilité sociale. Sans doute a-t-il des effets pervers qui demandent à être rectifiés. Il laisse aussi de côté des enjeux fondamentaux, comme ceux que nous avons évoqués ailleurs[9.N. Ryelandt, « Les décrets “inscriptions” et “mixité sociale” de la Communauté française », Courrier hebdomadaire, Crisp, n° 2188-2189, 2013.] et que souligne ici Jacques Liesenborghs [10.Voir dans ce numéro .http://revuepolitique.be/spip.php?article2951.]. Mais il revêt au moins une importance symbolique : faire accepter par les écoles et les familles qu’elles doivent contribuer un tant soit peu au mixage de la société sous peine de voir se développer des univers de plus en plus clivés, ce qui est préjudiciable à tous. On l’a vu : ce n’est pas encore gagné.