Politique
Turc ou belge, faut-il choisir ?
12.05.2017
Petit retour sur une chronologie : 29 juillet 2016, Zuhal Demir, alors « simple » députée fédérale affiliée à la N-VA, déplore à l’occasion des manifestations limbourgeoises qui faisaient suite au coup d’état manqué en Turquie, l’ « échec » de l’intégration de la communauté turque et se prononce dans une interview à la Gazet van Antwerpen et au Belang van Limburg pour que les belgo-turcs de Belgique soient mis en demeure de choisir entre leur nationalité belge et leur nationalité turque. La proposition ne fait pas grand bruit, mais elle n’est cependant pas enterrée, puisque la N-VA revient sur le sujet : Pieter de Roover, le 13 mars, exprime à la VRT son agacement à l’égard de ces gens qui ont plus de droits que vous et moi, concrètement, qui peuvent voter ici et là-bas, concluant au caractère négatif de la double nationalité , qui n’est cependant, regrette-t-il, pas simple à supprimer. Le parti nationaliste a manifestement planché sur la question car le lendemain, une autre de ses parlementaires, Sarah Smeyers, donne l’impression de sonner le tocsin de la réforme envisagée, qui n’est, regrette-t-elle, « juridiquement pas envisageable ». Mais voilà qu’un mois plus tard, le referendum de Turquie et surtout le vote pro-Erdogan et pro-réforme de près de ¾ des Turcs de Belgique vient chatouiller la fibre démocrate d’un député CD&V , Hendrik Bogaert, ex-secrétaire d’État quand même, qui tweete le 16 avril 2017: « Stop à la double nationalité maintenant ! Il faut choisir, ce n’est pas tenable ». Quelques heures plus tard, un autre tweeteur enthousiaste, Theo Franken, lui répond « Ok , faisons-le ; mais ce n’est pas dans l’accord de gouvernement, est-ce une position du CD&V, ou une réaction émotionnelle ? ». Ne voulant pas être en reste, Bart De Wever appelle alors tous les partis de la majorité à travailler ensemble à une proposition commune.
Il semble que les choses doivent en rester là, puisque ni le CD&V via son président – certes mezzo voce – ni, bien plus clairement, les deux partenaires libéraux, n’envisagent de suivre le même chemin que le Front national français, qui plaide ouvertement pour la « suppression de la double nationalité pour les non-européens ».
Alors, pourquoi vouloir écrire là-dessus sur le site de Politique ?
Pour plusieurs raisons.
La première est de constater à quel point cette mini-saga est révélatrice d’une manière dont fonctionnent et ne devraient pas fonctionner, ceux qui façonnent une opinion publique, en l’occurrence, des politiciens et des journalistes.
La double nationalité est la conséquence d’une multitude de situations : choix d’acquérir la nationalité du pays de résidence, naissance dans un autre pays que celui de la nationalité des parents, parents de nationalités différentes… Chaque pays a ses propres règles pour définir qui devient son ressortissant, et ne peut décider de ce que devient l’autre nationalité de celui-ci. De nombreux États, parmi lesquels la majorité des pays musulmans, considèrent que celui qui est né tel reste tel, ce qui signifie par exemple qu’un Marocain ne peut que très difficilement, pour ne pas dire jamais, perdre sa nationalité marocaine.
L’apatridie est considérée mondialement comme la situation à proscrire à tout prix, ne pas avoir de nationalité étant pour les gens source d’innombrables difficultés.
On a beaucoup parlé au Parlement belge de nationalité au cours des 3 décennies qui nous séparent de l’entrée en vigueur du Code de la Nationalité de 1984, puisque nous avons connu pas moins de 6 modifications législatives. L’une d’elles, en 2007, a permis aux Belges qui acquéraient une autre nationalité de garder la leur, ce qui n’était pas possible auparavant. Ce n’est donc pas un sujet qu’ils ignorent, les députés, en tout cas s’ils ont écouté pendant les débats, et réfléchi à ce qu’ils ont voté. Et donc, ils savent que la nationalité touche des questions délicates, complexes, et dont un État n’a pas vraiment la maîtrise quand il s’agit de doubles appartenances.
Madame Demir a peut-être des circonstances atténuantes liées à ses origines kurdes lorsqu’elle parle de la Turquie de l’AKP. Elle râle, elle est fâchée de ce qui se passe dans le pays de ses parents, elle a trouvé cela comme méchante menace. Pas très sérieux, mais bon, on peut un peu comprendre, après tout, ce n’était qu’un entretien au plus chaud de l’été… Mais les autres ? La méthode du ballon d’essai, et du « comme ça mon nom sera dans la presse ». Un tweet, et ça y est… Première page des journaux pendant des jours, questions des journalistes à l’ensemble du spectre politique, réactions tous azimuts. Pourquoi faut-il qu’une ligne et demie tapée sur l’écran d’un smartphone par quelqu’un qui n’a pas réfléchi sérieusement cinq minutes devienne LE sujet ? Pourquoi les journalistes foncent-ils tête baissée pour donner de l’écho à ce qui n’avait pas vocation à en avoir ? Pourquoi une fois de plus, un tweet suscite diffusion et réactions en chaîne, là où des projets de loi d’importance majeure déposés discrètement (c’est-à-dire sans tweet…) au Parlement deviennent loi sans que personne ne bronche, comme ce fut le cas encore en ce début d’année avec la possibilité d’expulser sans procès des jeunes nés en Belgique suspectés de radicalisme…
Mais il n’y a pas que la méthode qui fâche, il y a surtout le fond
Première chose qui ne va pas : ce qui est derrière (même pas caché, d’ailleurs) le fameux tweet, c’est qu’il faut punir les Turcs de Belgique, qui ont « mal voté »… On va remettre ça avec le referendum annoncé sur la peine de mort… Il faut trouver un moyen d’empêcher les Turcs de Belgique d’aller voter, et ce n’est plus cette fois seulement la N-VA qui y va de son couplet, mais presque tous les partis du gouvernement…
Belle leçon pratique de démocratie, soit dit en passant, que de réagir à une proposition qui vise à limiter les garanties de protection des droits humains en cherchant comment limiter les droits démocratiques d’une partie de la population… Sans compter qu’il s’agit d’un procès d’intention pur et simple de sembler présumer que les Turcs de Belgique seront partisans de la peine de mort. Comment peut-on justifier d’envisager punir des citoyens parce qu’ils ont de mauvaises idées ?
Pour revenir à la double nationalité, le débat est lié au problème que poserait le fait de s’intéresser de trop près à la politique de son pays.
Est-ce pourtant si négatif, cela ? Et sommes-nous bien placés pour le critiquer alors que nous sommes inondés par les débats électoraux franco-français, ou les primaires aux États-Unis, et que nous vivons dans un monde où tout est à portée d’écran et de clic ? Certes, moi aussi, je regrette qu’il y ait eu une grosse majorité de Turcs de Belgique pour adhérer à une réforme autoritaire et même autocratique, et que les jeunes belgo-turcs de Saint Josse ou du Limbourg semblent se passionner davantage pour ce qui se passe en Turquie que pour ce qui se passe en Belgique. Bien sûr, mais obliger de choisir son allégeance nationale en décidant qu’elle doit être unique fait-il avancer dans la bonne direction ?
Pour irréaliste qu’il soit, imaginons le scénario demain : « Mesdames Messieurs, Turcs ou Belges, il faut choisir… » . Je parie que nombreux seraient ceux qui refuseraient de renoncer à leurs racines (la nationalité y étant assimilée). Et alors, quel progrès ? Une multitude de gens encore plus éloignés de la vie politique du pays où ils habitent, encore plus enkystés dans une patrie d’origine d’autant plus idéalisée qu’elle est un peu abstraite, encore plus mal intégrés dans la vie économique et le marché du travail général et encouragés à développer une véritable économie parallèle, encore plus de prégnance des conflits qui se déroulent à des milliers de kilomètres…
Avoir la nationalité belge en Belgique présente de nombreux avantages. Certains se désolent que les demandes de nationalité soient motivées par l’intérêt que présente le fait de trouver plus facilement un emploi, de pouvoir voyager plus librement, de ne pas souffrir des discriminations qui, de nos jours encore, touchent les étrangers en Belgique. Quoi de plus naturel pourtant, que de réfléchir rationnellement, en calculant le rapport coût/bénéfice d’une démarche qui, contrairement peut-être à ce que certains pensent, est devenue un long chemin semé d’embûches ?
Il est clair qu’acquérir la nationalité du pays où on habite est surtout une étape d’un processus. Sauf exceptions, il n’en est pas l’aboutissement.
Et ce processus passe par le fait de se sentir mieux accepté, participant, « intégré » dans le travail, la société. Cela passe par avoir des relais, des associations, des gens auxquels on peut s’identifier dans les conseils communaux et au Parlement. Cela passe par le ressenti de l’avantage qu’il y a à pouvoir voter, choisir sa destination de voyage, bouger comme son voisin, postuler pour une fonction dans l’administration, en un mot, disposer des mêmes droits. Nous savons que pour ce qui est des devoirs, depuis l’abolition du service militaire – droit ressenti assez logiquement comme une obligation plus qu’un privilège -, les étrangers en Belgique les partagent avec les Belges sans la moindre limite. Si cette égalité, certes encore trop formelle, est loin d’être une condition suffisante, avoir la nationalité encourage tout cela, et il faut mille fois s’en réjouir.
Et c’est là que des propositions qui visent à s’attaquer à ce droit sont profondément délétères… Parce que même si ça ne passe pas, même si on n’y revient plus, en attendant la blessure est là. Parce que pour plus de 100.000 personnes – les chiffres de 2015 donnent une appréciation de 130.000 Belges d’origine turque en Belgique -, jeter une suspicion généralisée, contraindre à de douloureux conflits de loyauté intime, quelle que soit l’issue du cas de conscience, ne peut être ressenti que comme un rejet et une discrimination de plus. Et plus que probablement un résultat contre-productif dans l’adhésion aux « valeurs » qui sont si belles en théorie, et qui viendraient de si mal s’appliquer… Est-ce de cette sorte d’intégration-là que notre société a besoin ?