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Travail de nuit et en équipes : quand les plans de l’Arizona favorisent les patrons

Montage Politique
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Depuis 2004, une partie du précompte professionnel des travailleurs en équipes et de nuit reste dans les caisses des entreprises. En 2023, cette aide a dépassé les 2 milliards d’euros, avec un impact majeur sur les finances publiques. Alors que le gouvernement De Wever entend encore étendre le travail de nuit, cette mesure controversée reste peu débattue. Pourtant, elle pose question : faut-il subventionner des régimes de travail nocifs pour la santé, tout en économisant ailleurs ?

Qui dit précompte professionnel dit impôt des personnes physiques. Cette affirmation n’est plus tout à fait correcte depuis une dizaine d’années puisqu’une partie du précompte professionnel des travailleurs en équipes et de nuit est aujourd’hui maintenue au sein des entreprises. Le montant total de cette aide aux entreprises représentait plus de 2 milliards d’euros rien qu’en 2023. L’impact sur les finances publiques est donc considérable, et il le sera d’autant plus au vu des intentions du gouvernement De Wever de faciliter la mise en place du travail de nuit.

Malgré les primes, les travailleurs en équipes et de nuit sont « meilleur marché » que les travailleurs de jour.

À l’heure des économies sur les travailleurs, sur les allocataires sociaux, sur les pensionnés et sur les pouvoirs publics, pourquoi cette mesure passe-t-elle sous les radars du politique ? Par ailleurs, l’impact est aussi perceptible sur les salaires : malgré les primes, les travailleurs en équipes et de nuit sont « meilleur marché » que les travailleurs de jour. À ce propos, attendons-nous du gouvernement qu’il soutienne à coup de milliards des régimes de travail qui nuisent à la santé et à la qualité de vie des travailleurs ?    

Le précompte professionnel sert à payer l’impôt… en théorie

Le précompte professionnel est une anticipation de l’impôt des personnes physiques sur les revenus professionnels. Il est directement prélevé par l’employeur sur le salaire mensuel du travailleur. L’employeur verse ensuite ce précompte à l’administration fiscale. Cependant, ce cheminement a été adapté en 2004 lorsque le gouvernement a instauré une dispense de versement d’une partie de ce précompte au profit des employeurs qui recourent au travail en équipes et de nuit1. Les subsides salariaux ont alors vu le jour. 

Le montant total de ce subside aux entreprises croît annuellement.

Dans la pratique, l’employeur garde donc une partie du précompte professionnel dans ses caisses. Combien ? À l’origine, il s’agissait de 0,5 % du salaire imposable des travailleurs en équipes et de nuit. Depuis 2016, la dispense de versement atteint 22,8 % en cas de travail en équipes et de nuit, et 25 % en cas de travail à feu continu. 

Le graphique ci-dessous nous fournit l’évolution de cette aide aux entreprises entre 2005 et 2023, et contient également des projections entre 2024 et 2029.

Source : Bureau fédéral du Plan

Entre 2005 et 2023, ce subside salarial est passé de 106 millions d’euros à 2,187 milliards €. L’adaptation des taux de dispense en 2016 a significativement impacté à la hausse l’ampleur de cette aide : en un an, le subside a bondi de 364 millions d’euros. Depuis lors, le montant total de ce subside aux entreprises croît annuellement. À politique inchangée, le Bureau du Plan table sur une progression annuelle approximative de 3%, ce qui permettra de franchir le cap des 2500 milliards d’euros en 2028. Toutefois, compte tenu des mesures annoncées par le gouvernement De Wever en matière de travail de nuit2, ces projections devraient être en-deçà de la réalité. 

Plus d’aides pour les employeurs et moins de recettes pour les pouvoirs publics

D’une part, la dispense de versement du précompte professionnel a pour effet de priver les pouvoirs publics de plusieurs milliards de recettes. D’autre part, pour des raisons budgétaires, le gouvernement De Wever prévoit d’économiser 23 milliards d’euros et ce, principalement sur les citoyens : modération salariale, réforme de l’indexation, diminution des allocations sociales…3 En matière de pensions, le Ministre Jan Jambon a récemment confirmé son objectif d’économiser 2,3 milliards d’euros d’ici à la fin de la législature4. Si l’un des objectifs majeurs du gouvernement De Wever est d’équilibrer les comptes de l’État, pourquoi ne s’attarde-t-il pas sur l’ampleur prise par les subsides salariaux sur le travail en équipes et de nuit ? 

Outre les considérations budgétaires, quel était l’impact attendu de cette mesure sur l’économie et sur le marché du travail ?

Absence de contrôle, inefficacité des mesures et objectifs inégalement atteints

À l’origine, l’objectif de ces subsides salariaux était de renforcer la compétitivité des entreprises, de consolider la position de certains groupes cibles sur le marché du travail et de compenser les coûts supplémentaires supportés par l’employeur pour le travail en équipes5. Qu’en est-il dans la réalité ? 

Pour répondre à cette question, nous nous tournons vers la Cour des comptes. Outre sa fonction de conseiller budgétaire, la Cour des comptes exerce un contrôle sur l’usage des fonds publics. Ces contrôles portent à la fois sur les recettes et sur les dépenses de l’État. En ce qui concerne les subsides salariaux, la Cour constate que les objectifs de cette mesure ne sont pas clairement définis et que ses résultats ne sont pas évalués. En outre, pour les années 2017 et 2018, la dispense de versement du précompte professionnel pour le travail en équipes et de nuit n’a fait l’objet d’aucun contrôle de la part des services d’inspection. Parmi les raisons invoquées par l’administration : législation et  formulation absconses6.

Pour les subsides salariaux, la Cour constate que les objectifs de cette mesure ne sont pas clairement définis et que ses résultats ne sont pas évalués.

Dans son audit de suivi, la Cour des comptes révèle aussi que sur les 20 recommandations qu’elle avait précédemment formulées, seules neuf ont été mises en œuvre7. Par ailleurs, l’impact de ces subsides n’est pas évalué. Création d’emplois ? Impossible à dire. La Cour indique également que la mesure ne met pas les entreprises sur un pied d’égalité : alors que les plus grandes entreprises obtiennent une grosse part du gâteau, les plus petites sont désavantagées par leur taille et par les procédures administratives. 

Dans le même ordre d’idées, des chercheurs de l’UCLouvain et de l’UGent pointent actuellement du doigt une autre forme d’aide : l’immunisation des cotisations patronales à l’ONSS pour le premier salarié d’une entreprise. « À la lumière de son coût budgétaire élevé et des résultats mitigés qu’elle engendre, les chercheurs plaident pour sa suppression pure et simple, ou sa limitation à un nombre restreint de trimestres. »8

Le moment n’est-il pas venu de revoir la panoplie d’aides qui impactent significativement les finances de l’État sans atteindre pour autant leurs objectifs ?

Au-delà de l’inefficacité de telles mesures et de leur impact sur les finances publiques, il est intéressant d’analyser leurs conséquences concrètes sur le salaire horaire total des travailleurs9. Concrètement, à force de subsides, les travailleurs en équipes et de nuit sont-ils « meilleur marché » que les travailleurs de jour ? 

Le travail en équipes et de nuit moins cher que le travail de jour

Nous avons comparé les salaires horaires totaux d’ouvriers du secteur de la chimie soumis à différents régimes de travail, tout en tenant compte des composantes salariales prévues par la commission paritaire 11610 et des subsides salariaux. Par ailleurs, nous avons fixé les données suivantes :

  • Salaire horaire brut de 20 euros. 
  • Primes d’équipes et de nuit sectorielles11, appliqués dans un régime de 4 équipes.
  • Pour la dernière colonne, nous avons augmenté les primes du matin et d’après-midi (à 2,50 euros par heure) et celle de nuit (à 4 euros par heure).

À partir de ce tableau comparatif, nous constatons que le travail en équipes et de nuit est « moins cher » que le travail de jour pour les cas étudiés et ce, malgré les primes et leurs majorations (dernière colonne). La différence atteint 2,37 € par heure et l’avantage fiscal annuel en faveur des employeurs oscille entre approximativement 8.100 € et 9.500 € (approximativement). Pointons aussi que les subsides salariaux avoisinent 20% du salaire annuel brut des travailleurs. En d’autres termes, un jour sur cinq est financé par les pouvoirs publics lorsqu’un employeur recourt au travail en équipes et de nuit12.

Un (très) mauvais choix politique

Le soutien financier et, prochainement, législatif du gouvernement en faveur du travail en équipes et de nuit est un mauvais choix politique. Pourquoi ? Tout d’abord, les horaires atypiques nuisent à la santé des travailleurs concernés : problèmes digestifs et cardiovasculaires, risques accrus de cancer de la prostate, du pancréas, du rectum, de la vessie et des poumons, risques accrus de diabète… La liste des conséquences sur la santé est longue13, ce qui impacte négativement les finances de la sécurité sociale. Signalons aussi les troubles sur le sommeil récemment pointés par les chercheurs de la KULeuven-HIVA14. Ensuite, nous ne pouvons pas sous-estimer l’impact sur la qualité des relations familiales et sociales des travailleurs : l’inadéquation avec les rythmes scolaires et les indisponibilités régulières pour les activités familiales, sportives, culturelles ou de loisirs (que le travailleur en soit le principal concerné, le spectateur ou l’accompagnateur)15.

Les horaires atypiques nuisent à la santé des travailleurs concernés et impactent donc négativement les finances de la sécurité sociale.

Malgré ces répercussions sur la qualité de vie, le gouvernement persiste et signe en voulant supprimer l’interdiction du travail de nuit et en maintenant le système inefficace, incontrôlé et coûteux des subsides salariaux. Alors que la rigueur budgétaire semble prévaloir, pourquoi le gouvernement ne réformerait-il pas ce chèque en blanc versé aux employeurs ? Au-delà des aspects financiers et budgétaires, attendons-nous du gouvernement qu’il dépense des milliards pour soutenir des horaires de travail qui nuisent à la santé et à la qualité de vie ?