Politique
Transition vers l’inconnu à Kinshasa
01.05.2004
Depuis leur rencontre, la Belgique et le Congo forment un couple ambigu. Liés par l’Histoire, ces deux pays, ces deux peuples, entretiennent une relation privilégiée dont le registre sentimental a connu — et connaît encore — de nombreux remous: amitié, allant parfois jusqu’à la fraternité, mais aussi distance, voire déchirure. Malgré tout, Belges et Congolais sont partenaires. La Belgique est la première référence intellectuelle pour beaucoup de Congolais. La majorité de l’élite de la République démocratique du Congo (RDC) est en effet formée dans nos universités. Pour la Belgique, l’Afrique centrale est le seul espace où elle possède une expertise et une capacité d’intervention propre reconnue au niveau international… Le Congo sort de deux guerres qui ont laissé derrière elles plus de trois millions de morts, victimes directes ou indirectes des conflits. Les classes moyennes ont basculé dans la précarité; les hommes, touchés par le chômage, se sentent humiliés; dans les régions du Nord et de l’Est, durement frappées par les combats, chaque famille pleure ses morts et compte ses femmes ou ses jeunes filles violées, contaminées par le sida. Aujourd’hui, à Kinshasa, faute d’argent et d’infrastructures sanitaires, des enfants meurent d’une inflammation de l’appendice…. Par Louis Michel, la Belgique officielle a investi beaucoup d’énergie dans une diplomatie active en Afrique centrale, mettant fin à un désinvestissement de 10 ans. Les actions de cette diplomtie furent parfois improvisées, dispersées, voire brouillonnes mais, au final, sont un pas dans la bonne direction: elles ont remis le Congo à l’agenda européen et international. Mais le Congo est en phase de reconstruction. Le chantier est grand comme quatre-vingt fois la Belgique. Un sous-continent. Politiquement, l’heure est à l’ouverture. Tous les acteurs du conflit se retrouvent au pouvoir, de Joseph Kabila aux anciens mobutistes, en passant par les leaders rebelles et les représentants de la société civile. À travers le pays, les routes s’ouvrent, les militaires créent l’armée unifiée. Mais il faut rester lucide, la confiance n’y est pas. Chacun s’observe et redoute un coup de force ou la reprise de la guerre. L’Europe a connu, entre 1939 et 1940, sa drôle de guerre : une guerre sans combat. Le Congo vit aujourd’hui sa drôle de paix :une paix armée. La transition est lente, paralysante. Beaucoup parlent d’ailleurs de « trompe l’œil ». Dans cette pièce, la Belgique veut jouer les premiers rôles. Son investissement dans la formation de la future armée congolaise unifiée lui permet de reprendre pied au Congo. Ce retour sur le terrain lui assure aussi une bonne place dans la perspective de la relance politique et économique du pays en cas de paix durable. Si la mission de ses militaires comporte des risques, pour le gouvernement belge ceux-ci sont calculés. Ils devraient surtout permettre à la Belgique de faire oublier la dramatique trahison que fut le retrait belge du Rwanda, en 1994, au début du génocide. Enfin, que serait le Congo sans les Congolais? À l’indépendance, en 1960, le Congo avait un État mais pas de nation. Aujourd’hui, à travers le mobutisme et la dernière guerre, les Congolais constituent une nation mais sans État. Ils ont pris le relais, par le biais de milliers d’initiatives locales soutenues par la société civile (Églises – surtout -, syndicats, ONG). Car, malgré les risques d’éclatement du pays, la volonté d’unité nationale reste forte. Quant à la population belge, que signifient pour elle au juste le Congo et son peuple? Un peu moins de 3000 Belges vivent actuellement en RDC…sur plus de cinquante millions d’habitants. Ici et là-bas, si les rencontres et les échanges sont ténus, ils sont toujours possibles. Et la solidarité avec le Congo est bien présente. Les liens historiques personnels restent noués. Finalement, n’existe-t-il pas plus que nos imaginaires, nourris par une défense d’éléphant vue chez un oncle ou un masque Kasaï accroché dans son salon? Pour commencer, Gauthier de Villers se penche sur la politique étrangère belge au Congo. Depuis 15 ans, celle-ci est passée d’une stratégie de désengagement, avec Éric Derycke, à un rapprochement volontariste, avec Louis Michel. De Belgique, Bob Kabamba décrit les différents jalons qui ont débouché sur la deuxième guerre du Congo,officiellement achevée en 2003. Il brosse aussi un rapide portrait de la présidence « inclusive » qui réunit toutes les forces d’opposition (armée ou non) et la société civile congolaise depuis juin 2003. Trois observateurs congolais auscultent ensuite leur pays. Baudouin Hamuli dresse les grandes lignes historiques de la société civile, dont la reconnaissance est désormais établie par sa présence au pouvoir, mais qui tarde à traduire son combat social en action politique. Femmes, enfants et familles furent parmi les principales premières victimes des deux guerres qui ont déchiré le Congo. Des traumatismes à dépasser pour lesquels, de Kinshasa, Élise Muhimuzi présente un catalogue d’issues possibles. De son côté, José Mpundu visite les mouvements sectaires qui pullulent au Congo depuis plusieurs années, attirant avec eux des foules considérables déboussolées dans un pays socialement délabré. Si l’histoire lie solidement le Congo et la Belgique, les Belges, eux, connaissent surtout leur ancienne colonie à travers leurs imaginaires. Jacques Vanderlinden les explore sur un ton personnel, nourri par une expérience de vingt ans au Congo. De retour en Belgique, Éric Corijn et Fatoumata Sidibe nous racontent par le concret la communauté congolaise. Le premier nous fait visiter Matongé, le quartier congolais de Bruxelles, tandis que la seconde nous parle des transferts d’argent des Congolais de Belgique vers leurs familles restées au pays, qui constituent un véritable circuit économique parallèle. Enfin, Lissia Jeurissen plonge dans le passé colonial pour y relever les relations entre Congolaises et Européens qui donnèrent naissance à des métis. Un phénomène qui n’est pas sans poser, encore aujourd’hui, des questions d’identité, sociales et légales. (Une ancienne réalité douloureuse qu’aborde aussi la nouvelle de Pie Tshibanda dans nos pages centrales.) Pour conclure, Benjamin Rubbers montre de quelle manière les « blancs » et les « noirs » du Congo s’attribuent des caractéristiques sociales et culturelles en fonction de leur couleur de peau respective. Le 15 mai 2004 Le thème a été coordonné par François Ryckmans et Jérémie Detober.