Politique
Tout le pouvoir aux soviets ?
12.09.2011
C’était une des questions fortes au centre de la réflexion collective organisée le 18 mai 2011 par le réseau Éconosphères sur le thème de la coopérative de production : s’agit-il juste d’une énième forme de « gouvernance » d’entreprise ou serait-ce le « laboratoire d’une démocratie économique à construire » ? L’interrogation fait couler de l’encre depuis que l’alternative coopérative cherche sa place dans l’économie politique. Sans doute, comme relève Luca Ciccia, chargé de recherches à SAW-B, la structure fédérative de l’économie alternative wallonne et bruxelloise, pour introduire la réflexion, le modèle coopératif a-t-il l’avantage, en ces temps indignés, de pointer l’ébauche de « trois bonnes solutions » à une crise qu’il devient de plus en plus difficile de qualifier simplement de financière.
Triptyque
Le modèle coopératif remet en question la logique du profit. Et de un. En plus, il repose le problème de la finalité des activités économiques auxquelles nous nous livrons, une question, rappelle soit dit en passant Ciccia, « que les travailleurs ne se posent plus guère ». Et de deux. Enfin, de manière frontale, le contre-modèle coopératif met sur la table la question démocratique : « On ne peut pas dire aujourd’hui que la démocratie ait droit de cité dans le monde des entreprises. » Et de trois. Les entreprises restent pour la démocratie un no man’s land. Voilà qui n’est pas loin d’être encourageant. Le mouvement coopératif a l’avenir devant lui. Les déçus de l’économie de papa, celle qui crise, ne doivent rien inventer. La riposte existe. Il suffit de retrousser les manches et mettre en œuvre une affaire qui est pour ainsi dire servie sur un plateau. Juste ? Pas vraiment. Comme l’a bien mis en évidence le deuxième orateur d’Éconosphères, Benjamin Huybrechts, chargé de cours en économie sociale aux Hautes études commerciales de l’Université de Liège (la chose est assez rare pour le signaler), le modèle n’a rien d’un TGV et tout d’une loco poussive d’un autre d’âge. Direction : déclin. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. En l’espace d’un peu moins de quarante ans, les coopératives ont perdu presque les deux tiers de leurs effectifs, plus encore si on retire du schéma les agricoles qui forment un cas à part. En termes d’emplois, ce n’est guère mieux. On comptait en Belgique 4 766 équivalents temps plein en 2008 dans les coopératives, soit à peine plus que 0,1% de l’emploi total, tous secteurs confondus – et encore, sur ces emplois, 50% sont dans les pharmacies, 18% dans les criées de fruits et légumes et 16% dans les laiteries, cela laisse bien peu de monde dans les coopératives au sens noble du terme, celles qui font dans la production autogérée. Face à Google, Electrabel ou Arcelor Mittal, la coopérative ne fait pas le poids, même pas celui d’un grain de sable pétillant. Sans doute, comme fait remarquer Benjamin Huybrechts, y a-t-il un problème de propagande, on dirait aujourd’hui de « visibilité », voire de marketing politique. L’idée coopérative, pour reprendre ses termes, ne figure plus « dans les schémas mentaux des gens ». Elle n’est pas portée par ceux qui ont un ticket d’entrée au débat public. Elle a, dans ce qui subsiste de politique industrielle menée par les autorités publiques, au mieux un statut gentiment folklorique On s’en convaincra en consultant le rapport 2010 de politique industrielle wallonne où, contrairement aux aides octroyées aux entreprises, toutes dûment chiffrées, l’économie sociale reçoit un traitement digne d’une brochure touristique : aucune statistique, rien que de la phraséologie publicitaire. Entre un Lafargue, qui fait écho aux voyages d’études de socialistes français au Vooruit de Gand, et le constat désabusé de Sadok Boudoukhane, il y a un monde. Boudoukhane a fondé à Bruxelles une petite société coopérative de rénovation du bâtiment, Élico, et son commentaire vaut son pesant d’or. Être une coopérative aujourd’hui, dit-il, ce n’est vraiment pas une référence, encore moins un label de qualité, car on assimile la coopérative à l’économie sociale et celle-ci à la réinsertion des laissés pour compte : « En faire état, c’est plutôt un argument anti-commercial ». On en vient à penser aux chrétiens dans les catacombes…
Rythmique
Tous les pouvoirs aux soviets ? L’idée d’une « usine sans patron » est sympathique. Mais elle se heurte, lors de la révolution de 1917 comme maintenant, à la difficulté d’établir, dans un système social donné, une dualité de pouvoirs, elle est ressentie par les maîtres de l’heure avec une horreur aussi grande que celle qu’éprouve la nature devant le vide. Les soviets, au sens strict du terme, ont eu une existence assez éphémère. En 1921, en Russie, c’était plus ou moins fini. Plus près de nous, il y a eu la courte période de flottement qui a suivi la Libération, en 1944. En France, de Gaulle avait devant lui la Résistance, de facto maître des lieux. Un peu partout les entreprises étaient dirigées par des « comités de gestion » et organisées de manière démocratique. Cela faisait un peu désordre et le nouveau pouvoir gaullien a eu tôt fait de s’en débarrasser.
Idem en Belgique où, en novembre 1944, l’armée britannique aida le gouvernement de Londres à réprimer les vagues de grèves. Quatre manifestants tombèrent sous les balles. Pour compenser, on mettra en place du « dialogue social », les conseils d’entreprises tels qu’on les connaît aujourd’hui portent cette marque de naissance là Forme d’autogestion ouvrière, les soviets (« conseils » en russe, terme auquel étaient d’ordinaire joints « des travailleurs » et, plus tard, « des paysans et des soldats ») ont pris naissance en 1905 pour, en 1917, via le slogan « tous les pouvoirs aux soviets », devenir le cri de ralliement de la Révolution d’Octobre. Une « autre » société ne se décrète pas sur la base d’idées sympathiques. Mais c’est bien la possibilité d’une dualité de pouvoirs antagoniques – la coexistence d’une économie capitaliste avec, à l’intérieur de celle-ci, tolérées par elle, des expériences anticapitalistes – que pose sur la table, en dernière instance, l’idée coopérative. Vieux débat, à gauche, que celui- là. Luca Ciccia le rappellera par une longue citation de Rosa Luxembourg. Pour faire court, c’est le statut même de l’économie coopérative qui est en cause : en tant que « branche secondaire du tronc capitaliste », la coopérative ne peut, au mieux, ici et maintenant, être qu’une école préparatoire aux formes que prendrait demain la réorganisation fraternelle des activités productives humaines. L’actualité et l’urgence d’une réflexion théorique Voir L’économie sociale et solidaire : essai de cadrage théorique, Gresea, avril 2010 sur le statut de la coopérative ressort clairement de certaines idées à la mode exprimées au cours des débats suscités par les deux orateurs. On entendra ainsi un participant déclarer, sans être contredit, qu’il ne faudrait pas « confondre capitalisme et économie de marché et ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain ». Une économie de marché qui cesserait d’être capitaliste ? Voilà qui peut sembler fort candide. L’enfer est pavé de belles illusions…