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Ted Conover, l’interprète d’une Amérique fracturée

Entretien avec le ténor du journalisme d’immersion aux États-Unis pour tenter de recoller les morceaux en pleine période électorale.

Quarante-cinq années passées à explorer les marges de la société américaine ont aiguisé le regard que Ted Conover lui porte. À 22 ans, il a avalé des milliers de kilomètres à bord de trains de fret pour partager le quotidien des “hobos” (“vagabonds”). L’expérience donne naissance à un grand classique de la “narrative non-fiction”, Au fil du rail (1984), et à une carrière chevronnée dans le journalisme d’immersion. Il parvient à déterrer et à retranscrire sur papier la personnalité profonde de chaque individu, que ce soit lorsqu’il vit avec des migrants clandestins le long de la frontière mexicaine (Les Coyotes, 1987), ou qu’il travaille “undercover” comme gardien pénitencier dans la prison Sing Sing (Newjack, 2000).

Pour son dernier récit, Là où la terre ne vaut rien, il s’est immergé pendant quatre ans à San Luis, une vallée au fin fond du Colorado, le refuge des “presque fauchés” préférant la dure vie rurale à la marginalisation urbaine. Il y capture l’essence des tensions sociales et politiques qui ont abouti à l’élection de Trump. En alternance avec sa vie new-yorkaise, Ted Conover dort dans une caravane, au milieu de paysages sauvages, malgré les températures extrêmes, sans eau courante ni raccord à l’électricité. “C’est une combinaison de beauté et de complications qui correspond à ma propre esthétique… La beauté pure est ennuyeuse”, confie-t-il lorsque je le rencontre à Paris. Sa casquette de journaliste toujours vissée sur la tête, il répond souvent par l’interrogative et pèse chaque mot. Son aura discrète révèle une force tranquille, une empathie qui transparaît jusque dans sa poignée de main. Le soixantenaire défie les catégorisations simples et évite le jugement moral lorsqu’il mentionne “les gens de la plaine” — ses voisins, les habitants de San Luis — qui coexistent entre quiétude, violence, alcool, drogue, port d’armes à outrance et rage de vivre.

Ce qui vous a poussé à mener cette immersion, c’est l’envie de comprendre l’élection de 2016 et le gouffre qui divise les États-Unis. Qu’en retenez-vous ?

Je suis moins ignorant. J’ai l’impression d’avoir fait des progrès pour sortir de mon côté urbain et libéral. Je comprends d’autres points de vue, même si je ne comprends pas tout. Les habitants de la plaine expriment beaucoup d’idées de droite, je pense que cela reflète à la fois des plaintes légitimes et des exagérations ridicules. Mais ils ne sont pas nécessairement représentatifs du mouvement Maga (Make America Great Again, ndlr). La plupart d’entre eux ne se donnent pas la peine de voter, car ils ne pensent pas avoir du pouvoir ou faire une différence. Il n’y a donc pas de méthode parfaite pour comprendre le trumpisme, mais cette immersion en est une.

Il y a de nombreuses façons d’avoir des discours politiques, le type de discours que nous voyons en ligne et à la télévision n’est pas le seul. Les individus peuvent faire la différence.

Beaucoup de mes voisins ont vu leur Facebook bloqué pendant 50 jours parce qu’ils tiennent des propos comme « je pourrais tuer ce type ». Je viens d’écrire un article dans le magazine Outside sur deux sœurs qui avaient peur de l’apocalypse, elles vivaient dans le Colorado avec leur fils de 13 ans. Ils sont tous morts parce qu’ils ne savaient pas comment survivre. Mon rédacteur en chef voulait en savoir plus sur les théories du complot, j’ai transformé mon algorithme Google pour faire croire que j’étais quelqu’un d’autre. Je vois plusieurs causes au gouffre qui divise les États-Unis. Les réseaux sociaux, avec leurs algorithmes, permettent de ne s’entourer que d’un certain point de vue. Je doute que ce soit bon pour une démocratie. 

Nous avons un leader politique, Trump, qui a été capable d’amplifier les griefs des Américains qui se sentent laissés pour compte. Je suis souvent en désaccord avec les gens de la plaine, mais nous trouvons aussi d’autres points d’entente. Il y a de nombreuses façons d’avoir des discours politiques, le type de discours que nous voyons en ligne et à la télévision n’est pas le seul. Les individus peuvent faire la différence. Les individus et les journalistes.

Pensez-vous avoir planté une graine pour rendre les gens de la plaine ouverts à d’autres opinions ?

Un peu. Ils me posent des questions sur New-York, ils essaient de me comprendre. Ma femme me dit toujours que je devrais frontalement leur expliquer pourquoi leurs idées politiques sont erronées. Je lui réponds que non. Je ne suis pas sûr que l’on puisse changer l’état d’esprit des gens aussi facilement. Ce sont de longues conversations, ça prend du temps.

Et de votre côté, cela a-t-il changé votre vision de la politique ?

Tous les jours, quand je lis le New York Times, j’ai un point de vue différent de celui que j’avais auparavant. Mes amis me demandent ce que mes voisins de la plaine pensent des armes à feu, ou comment ils acceptent l’argent du gouvernement alors qu’ils s’opposent ou sont contre le gouvernement. Je leur réponds ce qu’ils m’ont dit : il serait stupide de ne pas accepter cet argent offert.

Vous créez un pont entre le Colorado et New York.

Exactement, ils me considèrent parfois comme un interprète. 

Pendant cette immersion, vous avez été bénévole à La Puente, une association qui aide les démunis. Vous écrivez que son ambition “d’établir des passerelles pour ces marginaux me paraît vertueuse, une démonstration de ce dont nous avons besoin à l’échelle nationale pour résorber la grande fracture américaine. » Qu’entendez-vous par là ?

La mission principale de La Puente s’apparente à l’idée catholique du service, un service aux pauvres. Ils essaient de connecter les personnes très marginalisées aux services et aux institutions pour les aider à devenir plus forts afin qu’ils ne finissent pas dans un refuge pour sans-abri. J’aime cette idée. En politique, on sépare beaucoup les gens au lieu de les rapprocher. Mon livre est une tentative de construire un pont. 

En tant que journaliste, je ne me contente pas de collecter des informations. J’essaie de comprendre d’autres modes de vie, d’autres mentalités.

Vous écrivez aussi que « ce sont les marges de la société qui définissent réellement qui nous sommes. Eux, ils sont aux marges les plus reculées, et posent des questions sur la manière dont nous devrions tous vivre. »

D’une certaine manière, les personnes qui vivent débranchées (“off-grid”) sont comme des exilés. Elles ne sont pas en prison, mais elles se sentent souvent exclues. Elles se sentent mieux seules, elles portent un stigma. Elles ont l’impression que le reste de la population les regarde de haut. Le fait de s’intéresser à elles permet de réfléchir au courant dominant, à ce que nous respectons et à ce à quoi nous manquons de respect. Je pense que les valeurs mainstream sont bonnes, je pense qu’il est bon de travailler dur, d’être en bonne santé, de ne pas avoir d’addiction et de bien s’occuper des enfants. Mais lorsque des gens ont des problèmes avec ces choses-là, il est bon de leur parler et de travailler avec eux plutôt que de les repousser. En tant que journaliste, je ne me contente pas de collecter des informations. J’essaie de comprendre d’autres modes de vie, d’autres mentalités.

Comment la société devrait-elle s’adapter et apprendre de ces groupes ?

Je suis heureux que la vallée existe et que des gens puissent y trouver un peu de paix en vivant en autonomie. Les exclus ne ressemblent pas tous à ceux de cette vallée, l’Amérique a ses propres problèmes et pathologies. Le paria sera différent partout. Il ne faut pas l’abandonner. Certains de nos problèmes politiques actuels sont dus au fait que les personnes privilégiées ne se préoccupent pas suffisamment des laissés-pour-compte. 

Vous écrivez que les habitants de la vallée sont vraiment liés à la terre qui les entoure. Sont-ils préoccupés par le changement climatique, ou sont-ils climato-sceptiques comme peut l’être Trump ?

Beaucoup oui, d’autres non. J’ai un ami qui s’identifie comme un indigène américain et qui m’a dit qu’un autre gars que nous connaissons n’est pas un bon Amérindien parce qu’il ne prend pas soin de la terre, qu’il brûle du plastique et qu’il répand du pétrole sur le sol. Donc certains se sentent concernés et agissent en conséquence. D’autres se sentent concernés et n’agissent pas. L’une de mes tâches consiste à examiner la différence entre ce qu’une personne dit et ce qu’elle fait. C’est utile pour essayer de comprendre quelqu’un.

Il existe un stéréotype, en tout cas du point de vue européen, selon lequel les électeurs démocrates appartiennent à l’élite et à la classe universitaire, tandis que les électeurs républicains sont les pauvres, les laissés-pour-compte. Qu’en pensez-vous ?

C’est plus compliqué que cela. Beaucoup de républicains ne le sont pas aux yeux des Français ou des Belges. Ils sont simplement sous le charme d’un populiste charismatique. Peut-être pouvons-nous faire une version courte de ce que signifie être l’un ou l’autre. Je pense que vous en avez l’essence, mais il y a beaucoup de variations qui ne correspondent pas au stéréotype. Je pense qu’à bien des égards, la différence entre la droite et la gauche n’est pas une question de valeurs, il ne s’agit pas nécessairement de l’argent, mais des principes qui se cachent derrière l’argent, derrière le fait d’aider les gens qui pensent qu’ils devraient réussir par eux-mêmes.

Cette division entre démocrates et républicains a-t-elle encore un sens ?

Non. J’aimerais que notre système comprenne davantage de partis politiques. Le système parlementaire oblige le gouvernement à créer des coalitions et à tenir compte des points de vue des minorités. Le nôtre ne le fait pas. Ou pas de la même manière. Il en résulte aujourd’hui un grand blocage, les deux camps ne se parlent pas. Là-dessus, nous devrions apprendre des pays européens, et d’autres pays dans le monde qui ont des démocraties comprenant plus de partis. 

Êtes-vous déjà allé en Belgique ?

Oui, je suis allé à Bruxelles lorsque j’ai écrit un article sur Guantánamo pour le magazine du New York Times, j’ai eu l’occasion de m’exprimer devant le Parlement européen, car peu de journalistes s’y sont rendus. J’admire beaucoup l’Europe et les institutions européennes. J’ai une chance inouïe que mon travail soit traduit dans les langues européennes. Je suis reconnaissant de la curiosité des Européens et j’aimerais que ce soit réciproque, qu’il y ait plus d’écrivains français ou italiens à ma disposition en tant que lecteur. 

Pensez-vous que les États-Unis sont anti-cosmopolites ?

Mon pays a beaucoup de faiblesses et le manque de curiosité pour les autres pays est l’une d’entre elles. C’est vraiment un problème. Pour défendre les États-Unis, il y a quand même beaucoup d’énergie et de motivation. J’aime vivre à New-York, on peut y rencontrer le monde entier et entendre ce qu’il a à dire. La taille de mon pays et de l’économie signifie qu’il y a beaucoup de nouveaux films, de musiques, de technologies…

Selon vous, que nous réserve l’avenir ?

En raison de mon âge, je me souviens qu’il est possible que mon pays soit différent. Pendant la plus grande partie de ma vie, nous avons fait mieux qu’aujourd’hui. Je suis optimiste. Nous devons juste traverser une période difficile.