Politique
Syndicats, emploi et climat
19.10.2020
L’emploi et la protection de l’environnement en général ont souvent été considérés comme antinomiques. Y compris par le mouvement syndical. Aujourd’hui, on n’en n’est plus là. Un point de vue de l’intérieur.
Au fil du temps, le monde syndical a pris conscience, d’une part, que l’économie ne peut fonctionner de manière indépendante par rapport au milieu et, d’autre part, que la lutte et l’adaptation au changement climatique peuvent représenter une opportunité pour la création et le maintien d’emplois. La position des syndicats au niveau international dans le débat climatique est aujourd’hui claire : il n’y aura pas d’emplois sur une planète morte ! (There will be no jobs on a death planet!) De nombreuses études ont été réalisées et de nombreux chiffres avancés sur le coût de la transition énergétique et les créations d’emplois susceptibles de l’accompagner. Le rapport Stern sur l’économie du changement climatique, rédigé en 2006 par l’économiste anglais Nicholas Stern pour le gouvernement britannique mais toujours d’actualité, estimait qu’un pour cent du PIB mondial investi à partir de 2006 suffisait à fortement atténuer les effets du réchauffement climatique. À l’inverse, en l’absence de mesures appropriées, le coût du réchauffement climatique représenterait de 5 à 20% de ce même PIB mondial. Tout récemment, l’ONU a estimé qu’il faudra dépenser au moins 3500 milliards de dollars par an sur 15 ans pour éradiquer la pauvreté tout en maîtrisant le changement climatique, soit 500 milliards de plus que le PIB de la France ou encore 4,5% environ du PIB mondial (estimé par la Banque mondiale à 77 868 milliards de dollars en 2014). En termes de création d’emplois, la « Feuille de route vers une économie compétitive à faible intensité de carbone à l’horizon 2050», publiée par la Commission européenne en 2011 évaluait à 1,4 million le nombre d’emplois pouvant être créés dans le monde dans les secteurs émergents tels que les énergies renouvelables, à condition que les innovations technologiques soient protégées de la concurrence internationale. Plus près de chez nous, la Coalition Climat[1.La coalition Climat est une plate-forme de 70 organisations des mouvements environnementaux, syndicaux et Nord-Sud. Elle a été fondée en 2008 pour mobiliser l’opinion publique en faveur d’une politique climatique forte et ambitieuse.] clame qu’en investissant dans la rénovation énergétique, les énergies renouvelables, les transports respectueux de l’environnement et dans un réseau électrique intelligent, 60 000 nouveaux emplois pourraient être créés en Belgique, avec des effets positifs sur la pollution de l’air et la dépendance de notre pays aux importations d’énergies fossiles. Bref, tout le monde (ou presque) s’accorde sur l’objectif vital pour notre planète de limiter le réchauffement climatique à 2°C par rapport à la période préindustrielle, ainsi que le préconise le Giec, sur l’urgence de prendre les mesures appropriées et sur le fait que les investissements nécessaires induiront des opportunités économiques bien plus grandes à long terme. La question qui se pose est : comment réaliser la transition énergétique afin d’en minimiser les conséquences sociales et économiques et d’en maximiser les bénéfices ? Selon Peter Poschen (OIT), « les entreprises et le marché du travail ne sont pas le problème. Bien au contraire, le monde du travail est un réservoir de solutions et un facteur déterminant pour faire advenir la transformation des modèles de production et de consommation indispensable à la pérennisation des entreprises et la durabilité de nos économies ». Il est évident qu’au-delà des chiffres globalisés, l’ampleur des transformations entraînera des perturbations, pour l’industrie notamment, et que des emplois seront menacés dans un certain nombre de secteurs traditionnels fortement liés aux industries fossiles : production d’électricité, métallurgie, pétrochimie… A contrario, les efforts d’atténuation créeront de nombreux emplois dans les secteurs traditionnels qui auront su s’adapter (acier intelligent, chimie verte, développement de l’économie circulaire…), dans les énergies renouvelables et l’amélioration de l’efficacité énergétique, la gestion des déchets, la construction écologique… L’agriculture, l’industrie des transports et le tourisme seront également amenés à transformer les dangers du changement climatique (inondations, sécheresses, ouragans et cyclones, recul de l’enneigement, montée des eaux, destruction des écosystèmes naturels…) en opportunités via la reforestation, le développement de méthodes agricoles nécessitant moins d’entrants, les véhicules électriques… Le tableau ci-dessus montre que les emplois verts en Europe sont actuellement déjà loin d’être marginaux.
Transition juste
Ces évolutions n’adviendront cependant pas spontanément. D’une part, elles doivent être socialement acceptables, d’autre part, elles doivent être accompagnées politiquement. C’est la raison pour laquelle les syndicats réclament une politique industrielle énergétique et l’adoption de mesures propres à former une main-d’œuvre qualifiée apte à répondre aux besoins des nouveaux secteurs économiques et à amortir les effets négatifs de la transition sur l’emploi dans les secteurs les plus touchés. Si le développement durable est une fin, la transition juste en est le moyen. Il se fonde sur cinq piliers :
1. Le dialogue entre les pouvoirs publics et les principaux acteurs, dont les représentants des entreprises, des syndicats, des autorités locales et régionales, et des associations.
2. Des emplois verts et décents grâce à des investissements domestiques dans les (nouvelles) technologies « bas carbone », la Recherche & Développement et l’innovation, et le transfert de technologies.
3. Des compétences « vertes » : des stratégies actives d’éducation, de formation, de développement des compétences au service d’une économie «bas carbone » et efficace dans l’utilisation des ressources, à l’initiative des pouvoirs publics.
4. Le respect des droits de l’Homme et du travail, essentiels pour garantir une représentation juste des intérêts des travailleurs et des communautés au plan national.
5. Des systèmes de protection sociale forts et efficaces.
Nous sommes malheureusement loin du compte. Les investissements qui seraient nécessaires à court et moyen termes pour réaliser les conditions de la transition sont reportés au nom de politiques publiques essentiellement comptables et axées sur la réduction des déficits publics. À titre d’exemple, la rénovation énergétique des logements est un enjeu central, tant sur le plan social qu’environnemental mais également en termes de redéploiement économique. La Belgique est l’un des cinq pays dont les logements sont les moins bien isolés de l’Union européenne, avec un niveau d’isolation équivalent à celui des pays méditerranéens. Selon le SPF Économie, 750000 ménages belges seraient ainsi confrontés à la précarité énergétique. Le Plan Marshall 2.vert adopté par le gouvernement wallon précédent (2010-2014) prévoyait la mise en place de quatre Alliances Emploi-Environnement. Une seule a vu le jour dans le domaine de la construction avec pour objectif de constituer une « opportunité en matière d’emploi, de développement économique et de réponse aux défis environnementaux », pour un budget de près d’un milliard d’euros. Lors de cette législature 2010- 2014, selon les estimations de l’IWEPS, entre 1001 et 2356 emplois directs et indirects auraient été créés grâce à la première Alliance Emploi-Environnement, entre septembre 2012 et décembre 2014, et plus de 1,5 million de tonnes de CO2 ont pu être économisées. On peut regretter que le développement de cette politique n’ait pas été poursuivi, sachant que l’effet retour des dépenses publiques réalisées en termes de recettes de TVA, impôt des sociétés, impôt sur les personnes physiques et additionnels communaux, cotisations ONSS, réduction des allocations de chômage est évalué à 40% de l’investissement public direct à court et moyen terme.. De la même façon, le gouvernement fédéral pourrait disposer avec la SNCB d’un levier-clé pour insuffler une véritable politique de mobilité durable mettant en place les conditions d’une attractivité économique accrue, garante de la création d’emplois de qualité et partie prenante d’une politique ambitieuse de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Mais les moyens prévus par le Plan pluriannuel d’Investissement sont largement insuffisants… Il faut également arrêter de penser que la lutte contre le dérèglement climatique peut être dissociée des politiques commerciales. Le mandat dont dispose la Commission européenne pour négocier le TTIP[2.TTIP : Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement. (NDLR)] ne fait aucune référence au climat. Or, la mondialisation des échanges accroît les émissions de gaz à effet de serre. Le fret est responsable de 10% des émissions. Enfin, les conséquences sociales du changement climatiques ne se limitent pas aux pertes d’emplois. D’après le rapport annuel «Global Estimate » du Conseil norvégien pour les réfugiés publié en septembre 2014 , les réfugiés climatiques sont aujourd’hui trois fois plus nombreux que les réfugiés de guerre. Sur 22 millions de personnes qui ont dû abandonner leur domicile en 2013 à la suite d’une catastrophe naturelle, 31% ont été déplacées à cause de désastres hydrologiques (inondations) et 69% à cause de catastrophes météorologiques (tempêtes, ouragans, typhons). Cette situation représente une situation humanitaire majeure qui doit trouver une réponse. Face à ces différents constats, les organisations syndicales au niveau international se sont engagées à demander à leurs gouvernements respectifs :
– de soutenir un accord juste, ambitieux et contraignant à Paris;
– de préserver dans le texte final les références à l’engagement en faveur d’une transition juste pour la main-d’œuvre ;
– de s’engager à concevoir un plan énergétique national prévoyant la décarbonisation de l’économie tout en préservant les emplois.
Rappelons-le, il n’y aura pas d’emploi sur une planète morte !