Politique
Surenchères
23.10.2006
Les élections communales auront servi de banc d’essai pour la campagne fédérale qui, de l’avis général, était déjà bien entamée. Échéance: le printemps 2007. Il reste six mois. préparons-nous au pire. Car les surenchères auxquelles on vient d’assister n’augurent rien de bon quant à la qualité du débat démocratique.
Dans un monde idéal, la politique n’est rien d’autre que la mise en forme indispensable de la délibération démocratique. C’est cette politique-là que nous aimons et à laquelle nous avons dédié cette revue. Mais une fois de plus, après la répétition générale à laquelle nous venons d’assister, nous serons déçus. L’ambiance actuelle n’a que peu à voir avec une confrontation digne de projets alternatifs. Non pas que ceux-ci aient disparu. On discerne bien, ça et là, en quoi les libéraux sont plutôt à droite, les socialistes et les Verts plutôt à gauche et le CDH partout à la fois. Mais ces démarcations utiles, légitimes, nécessaires pour structurer toute compréhension des enjeux, ont cédé la primauté à la prolifération de multiples surenchères où tout le monde dit la même chose tout en cherchant à discréditer ses concurrents qui l’auraient mal dit ou pas assez fort. Faisons l’inventaire.
L’ennemi extérieur
En politique, il est difficile de satisfaire tout le monde simultanément. On peut vouloir développer les services publics et diminuer les impôts, mais il est difficile de faire les deux en même temps. Comment ne mécontenter aucun segment de l’électorat et ratisser aussi large que possible ? Une vieille méthode éprouvée: l’ennemi extérieur. On est donc reparti dans cette antienne bien belge de l’affrontement communautaire. Dans le Landerneau francophone, c’est à qui se montrera le plus résolu face aux Flamands. Aucun risque de perdre une seule voix, puisque dans notre merveilleux fédéralisme, un Flamand est dans l’impossibilité de voter pour un francophone (sauf à Bruxelles-Hal-Vilvorde jusqu’à nouvel ordre), et réciproquement. Et nous voilà repartis dans l’engrenage bien connu du conflit ethnique où ce qu’on appelait dans le temps l’internationalisme passe pour de la mollesse et les postures de matamore pour de la virilité Pour casser cette spirale destructive, le groupe Pavia, qui regroupe des universitaires du Nord et du Sud, argumente de façon convaincante la création d’une circonscription nationale où serait élue une fraction des parlementaires. Dans une telle circonscription, des hommes politiques auraient enfin un intérêt électoral à proposer des solutions acceptables pour les uns et les autres. On souhaite bonne chance à cette proposition, qui pourrait être un antidote à la démagogie (http://www.paviagroup.be/)… Bien sûr le contentieux communautaire ne repose pas sur du sable. Partout dans le monde, le développement inégal de régions jumelles provoque des tensions. Le drame de la Belgique est qu’il n’existe aucun dispositif pour favoriser des solutions de convergence. Et la surenchère finit par y emporter les esprits les plus équilibrés.
Contre l’extrême droite
L’extrême droite, c’est autre chose. L’ennemi n’est pas imaginaire, et il est parmi nous. Jamais la mobilisation démocratique n’aura été aussi générale. Émissions de télé, campagne de nombreux mouvements d’éducation permanente en Wallonie et à Bruxelles. C’est à qui se montrera le plus résolu parmi les croisés de la démocratie. L’utilité de ce branle-bas? Très relative. Les concerts 0110 auxquels tout le monde devait se montrer? Sympathiques, mais aucun impact sur les électeurs, suggère Édouard Delruelle «0110 a ses vertus, mais ne convaincra aucun électeur du Vlaams Belang ou du FN», Le Soir, 3 octobre 2006. En outre, le courage qu’il faut à un francophone pour défendre fermement le cordon sanitaire est très relatif, personne ne prenant au sérieux la menace d’un FN déliquescent qui est bien incapable de transformer en pouvoir de nuisance les voix qu’il récoltera. En Flandre, c’est évidemment différent… Bien sûr, la vigilance démocratique est indispensable. Il faut dénoncer sans faiblesse les recettes fallacieuses et démagogiques de l’extrême droite. Mais attention aux consensus superficiels. L’extrême droite se nourrit de turpitudes de la démocratie. celle-ci doit d’abord balayer devant sa porte. Souvent, la surenchère dans la dénonciation du péril brun sert de paravent à ses propres faiblesses. La réaffirmation incantatoire des grandes valeurs éternelles de la démocratie en danger n’est pas forcément la meilleurs manière de la défendre.
L’obsession sécuritaire
Ce paradoxe devient un classique: alors même qu’on dénonce l’extrême droite, on pille discrètement son fonds de commerce. On sait que la nouvelle sociologie du Vlaams B. le déporte de plus en plus vers une nouvelle classe de paysans et de petits entrepreneurs enrichis. Ce n’est plus seulement le prolétariat le plus frustre qui vote fasciste, ce sont les nouveaux rentiers de Schoten qui n’ont jamais vu un musulman dans leur quartier mais qui tremblent à l’idée qu’Al Quaïda pourrait venir griffer leur 4×4. Ceux-là ont imposé le thème de l’insécurité à l’agenda, et tout le monde a suivi, libéraux — qui lorgnent vers cet électorat — en tête. On se souvient de l’incroyable OPA réalisée sur le deuil des amis de Joe Van Holsbeek assassiné pour un MP3. Ceux-ci demandaient d’ouvrir un dialogue avec les jeunes délinquants. On leur a offert un nouveau tour de vis sécuritaire. Mais aujourd’hui, la «demande de sécurité» s’est emballée et s’auto-alimente en boucle, décollant complètement de l’expérience sensible de la population. Alors que l’espace public est devenu plus sûr, à lire certains dépliants électoraux, c’est comme si chacun vivait désormais dans la peur. Tolérance zéro! Quadrillons l’espace public! La surenchère, c’est à qui réclamera le plus de caméras et de policiers dans les rues et le plus de sévérité pour les petits délinquants qu’il s’agit de mettre en prison sans faiblesse. Des prisons déjà surpeuplées et pour lesquelles personne n’ose demander une rallonge budgétaire. Payer pour loger ces petites frappes? Vous n’y pensez tout de même pas…
La chasse à l’allochtone
Évidemment, l’ouverture des listes aux Belges issus de l’immigration est une nécessité démocratique. On n’a que trop attendu. Ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement d’avoir une représentation politique à l’image de la mosaïque humaine qu’est devenue notre société, mais aussi de maintenir une représentation des classes populaires, qui sont de plus en plus largement métissées. Le nouveau prolétariat précaire est largement issu du Sud de la Méditerranée, et celui-là a besoin de se sentir représenté par des personnes issues de ses rangs. Il est heureux que, par fidélité à ses valeurs fondatrices, la gauche y soit particulièrement attentive. Mais le processus s’est accéléré depuis qu’une loi de 2000 a largement facilité l’accès à la nationalité. Chaque année, plusieurs dizaines de milliers d’étrangers deviennent belges et constituent une proie pour les partis qui cherchent à capter cet électorat providentiel en déshérence. Tout naturellement, ce sont les partis historiquement de masse — le PS et le CDH — qui font la course en tête. C’est à qui arrivera à quadriller de la manière la plus fine les populations que les uns et les autres se disputent. Il ne suffit plus d’avoir un Arabe ou un Turc de service, il faut désormais en présenter une panoplie complète pour couvrir tout le terrain dans ses moindres recoins. Pourtant, l’expérience récente le montre, il ne suffit pas d’ouvrir les listes. Il faut aussi — il faut d’abord — ouvrir les partis eux-mêmes et effectuer un patient travail de métissage culturel. Hier, faute d’y avoir accordé l’attention nécessaire, Écolo s’est vu abandonné par de nombreux nouveaux élus issus de l’immigration qui ne s’y sont jamais sentis chez eux. Demain, le racolage sans principe effectué par les autres partis leur annonce des réveils douloureux. Au-delà du cas controversé d’un candidat réputé «Loup gris» sur sa liste de Schaerbeek Murat Denizli, 34e candidat sur la liste socialiste à Schaerbeek, a présidé jusqu’à une date récente l’Association culturelle turque qui regroupe les sympathisants du Parti d’action nationaliste (MHP, ultranationaliste, appelé couramment parti des Loups gris). Son élection au conseil communal, grâce à une campagne communautaire intense, aurait fragilisé la potentielle majorité olivier qui ne teanit qu’à une voix , le PS a recruté à la pelle des candidats issus de l’immigration sans jamais mettre sérieusement à l’épreuve leurs convictions progressistes. Comme si c’était un détail accessoire, du moment qu’ils pouvaient rabattre vers le parti leur quota d’électeurs.
La scandalite
Bien sûr, la vague de révélations qui a fragilisé le PS wallon dont de nombreux mandataires ont eu tendance à confondre l’intérêt public avec leurs intérêts privés a été salutaire. Mais ces dernières semaines, c’est un véritable filon qu’on exploite dans toutes les directions. Chaque jour sort une nouvelle «affaire», qui finit généralement par se dégonfler. Faute de se distinguer par les programmes qui se ressemblent de plus en plus, on fouille dans les poubelles. Le glissement du débat politique vers une confrontation privilégiant l’honnêteté individuelle des mandataires est une véritable régression. Les premiers responsables sont évidemment ceux qui ont effectivement commis ce qu’on appelle par euphémisme des «indélicatesses». Mais qu’il est difficile de résister à la surenchère qui rabaisse la politique à un concours de vertu. Il reste donc six mois pour changer de registre. Six mois pour défendre de vrais projets politiques entre lesquels les citoyens seront appelés à choisir. Six mois pour les convaincre que la politique est une discipline collective qui ennoblit le «vivre ensemble», pas une foire d’empoigne où tous les coups sont permis. 9 octobre 2006