Politique
Stimulation économique = politique de crédit ?
14.10.2011
Si, comme le Québec il y a plus de cent ans, la Wallonie avait, il y a trente ou quarante ans, eu l’idée de créer un mouvement coopératif pour mobiliser l’épargne des ménages wallons, on n’aurait sans doute jamais eu besoin de plan Marshall. Aujourd’hui, avec la généralisation de services bancaires accessibles à tous, et malgré une initiative régionale en 2009, cette solution paraît impraticable.
En 2009, Jean-Claude Marcourt créait la Caisse d’investissement de Wallonie. À l’époque, le ministre pointait l’importance du crédit aux entreprises en Wallonie pour lutter contre la crise. L’idée, avec la CIW, était de recueillir l’épargne des Wallons, de garantir le capital ainsi accumulé, de le rémunérer aux conditions en vigueur sur le marché et d’affecter les fonds collectés au développement économique durable de la Wallonie par le biais de participations dans des projets d’investissement de PME wallonnes. Ce volontarisme financier tranche avec un autre fait moins commenté. À savoir que d’un point de vue statistique, le crédit aux entreprises en Wallonie reste un mystère. Trou noir. Ainsi, en compulsant la centrale des bilans de la Banque nationale de Belgique, on peut apprendre, par exemple, que pour les crédits de plus de 25 000 euros au profit d’entreprises à l’étranger, les Îles Cayman, territoire d’outre-mer du Royaume-Uni dans les Caraïbes et, accessoirement, paradis fiscal, occupaient la cinquième place au hit-parade des prêts consentis par le secteur bancaire belge en septembre 2010. Sur la Wallonie, motus. Dans d’autres pays, les données régionales relatives au crédit sont intégrées dans les rapports des pouvoirs publics.
Statistiques, jacobinisme et renardisme
Ainsi, la Banque de France parvient-elle à présenter des données financières territoriales désagrégées de manière à présenter les données valables pour les 22 régions administratives de la métropole créées par le grand mouvement de décentralisation de la République française au XXe siècle. Contre toute attente, le jacobinisme se rencontrerait-il, en définitive, au nord des 620 km séparant le plat pays de l’hexagone ? Le mouvement wallon a épisodiquement réussi à faire percevoir cette fâcheuse réalité à ses contemporains. Dernier épisode en date : le renardisme dont nous vérifierons qu’il reste plus que jamais d’actualité pour le redéploiement économique de la Wallonie. Avoir des informations sur soi-même, c’est le début de la libération. Capital, donc. Et pour le coup, on verra que la Wallonie est bien en peine de parler d’elle-même sur le plan financier. Ainsi, l’Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique (Iweps) ne possède-t-il aucun chiffre relatif au crédit et à l’épargne sur le territoire wallon. Cet état de choses nous oblige à partir de données belges pour tenter de cerner le dernier effort en date des pouvoirs publics wallons pour se doter d’un outil d’investissement à caractère public. En date du 31 décembre 2009, la CIW avait réussi à recueillir 81 585 080 d’euros.
D’après les données fournies par la centrale des crédits de la Banque nationale de Belgique, le montant des crédits fournis aux entreprises s’élevait, pour le Royaume, à 270 milliards d’euros en septembre 2010. En partant de l’hypothèse que les entreprises wallonnes et flamandes ont les mêmes comportements en matière d’autofinancement et de recours à l’emprunt et en tenant compte de la contribution de la Wallonie à la formation brute de capital fixe en Belgique hors investissement public (22,3%), on peut se faire une idée approximative du montant que représente le crédit aux entreprises en Wallonie. Soit 22,3% (part de la Wallonie dans la formation brute de capital fixe) fois 270 milliards (montant des crédits versés aux entreprises en Belgique). Total : 60 217 805 000 d’euros. L’analyse froide et détachée de ces chiffres incite à relativiser l’importance d’un dispositif tel que la CIW. Mais permet également de repérer l’importance de moyens financiers non négligeables en Wallonie.
De l’argent wallon
On peut estimer, grâce à l’Institut des comptes nationaux, le PIB wallon et le revenu des Wallons à partir du Produit régional brut (PRB). « Le Produit intérieur brut mesure la contribution productive d’une région. Le concept est territorial. N’interviennent dans le PIB que les activités qui sont localisées dans la région (…). Le Produit régional brut fournit un éclairage complémentaire. Il mesure les revenus du travail et du capital perçus par les Bruxellois, les Flamands et les Wallons quelle que soit la localisation de la production. Le concept ici met l’accent sur le lieu de résidence des facteurs de production. » M. Mignolet et M.-E. Hoet-Mulquin, PIB et PRB de la Wallonie : des diagnostics contrastés, Centre de recherches sur l’économie wallonne (CREW), FUNDP, Namur, p. 5 Les données, prévalant en matière de PIB et PRB en Wallonie, s’établissent comme on verra dans le tableau ci-dessous. On remarquera que la Région bruxelloise concentre 19,2% de l’activité économique de la Belgique, mais la production attribuable aux facteurs de production résidant à Bruxelles n’équivaut que 12,8% du PNB de la Belgique. Bruxelles fonctionne, à cet égard, comme un bassin de richesse pour les deux autres régions du pays. Ainsi, alors que les PIB de la Flandre et de la Wallonie pèsent respectivement pour 57,5 et 23,3% de l’agrégat national, leurs PRB en représentent 60,6 et 26,6%. La Banque nationale de Belgique, contrairement à la Banque de France, ne fournit pas de données régionales concernant l’épargne et le crédit aux ménages. Les données fournies par Eurostat mesurent l’épargne et la dette des ménages par rapport au PIB. Or, l’épargne et l’endettement sont davantage déterminés par le revenu. On estimera, tout d’abord, l’épargne et l’endettement wallon à partir des données PIB établies pour la Belgique par Eurostat. Eurostat nous indique que l’épargne des ménages belges équivaut à 266,35% du PIB tandis que leurs dettes représentent 54,73% du PIB. On peut émettre l’hypothèse que plus un territoire engendre du revenu, plus il est facile pour ses habitants de limiter le recours à l’endettement. Dans le cas contraire, l’endettement à tendance à croître. On observera que les Wallons représentent 31,5% de la population et 23,3% du PIB belge. Si prévalait une équivalence stricte entre ces deux variables, on retrouverait les mêmes proportions d’épargne et de dettes pour la population wallonne que pour la Belgique. On peut établir que la proportion d’épargne wallonne représente 74% (23,3/31,5) des montants établis par Eurostat pour la Belgique, soit 197% du PIB. Ce qui n’est pas une donnée négligeable. De plus, puisque la Wallonie produit moins de richesse, on peut postuler que les ménages wallons ont davantage recours à l’emprunt. On peut établir que la proportion de l’endettement wallon, par rapport à son PIB, est 1,35 fois supérieure (31,5/23,3) à la moyenne établie à la Belgique. Ce calcul permet d’établir un endettement des ménages wallons équivalent à 73,89% (1,35 fois 54,73) du PIB régional. Ces données sont établies en lien avec le PIB. Comme si les ménages wallons ne tiraient leurs revenus que de l’activité productive enregistrée sur le seul territoire de la Wallonie. Or, la réalité est évidemment tout autre. Nous signalions plus avant que des Wallons tiraient un revenu de l’activité économique engendrée sur d’autres territoires (navetteurs en Région bruxelloise et transfrontaliers). Et c’est ce constat qui a motivé la mise au point du PRB. L’optique « revenu » du PRB est de nature à mieux cerner les capacités d’épargne ainsi que les nécessités de recours à l’endettement des ménages. Contentons d’établir que, pour la Wallonie, le PRB est 1,14 fois supérieur au PIB (26,6/23,3). Le revenu des Wallons étant plus élevé que le revenu généré par le territoire sur lequel ils habitent, ce fait ne peut qu’amener à revoir à la hausse les capacités d’épargne et à la baisse la nécessité d’emprunter des ménages de Wallonie. Au total, on estimera que la part de l’épargne dans le PIB est supérieure à 224% du PIB (197 fois 1,14). Quant à la nécessité de recourir à l’emprunt des ménages wallons, elle est inversement proportionnelle au supplément de revenu que les Wallons tirent de l’activité économique d’autres territoires. Ce qui amène à revoir à la baisse les dettes des ménages wallons d’environ de 87,6% (213,3/26,6). Ce qui donne un endettement des ménages wallons équivalant à 64% (73,89 fois 0,876).
La Wallonie ne fait pas crédit !
Les ménages wallons épargnent beaucoup et ne sont pas spécialement endettés. Pour s’en convaincre, on fera la comparaison avec un certain nombre de pays européens. (Voir les deux tableaux ci-dessus.) On constatera que l’épargne wallonne n’a rien à envier avec ce qui existe dans les pays avoisinants. En cette matière, ni l’Italie ni l’Allemagne ne feraient mieux que la Wallonie. Et avec un taux d’endettement des ménages de l’ordre de 64% de son PIB, la Wallonie ne fait pas moins bien que l’Allemagne. En outre, si l’on établit la solvabilité des ménages en déduisant leurs dettes de leur épargne, on s’apercevra que les ménages wallons sont, dans l’ensemble, plus solvables que ceux des Pays-Bas. La solvabilité des ménages wallons s’établit aux alentours de 160% (224% – 64%) du PIB local contre 153% aux Pays-Bas (283% – 150%) et 130% en Allemagne (193,92% – 63,59%).
On ne peut qu’être frappé par un fait étrange. Malgré l’existence d’un tel matelas financier, il n’y a jamais eu, en Wallonie, d’entreprise visant à se doter d’un appareil bancaire avec l’objectif de faire fructifier l’épargne des résidents au sein du tissu économique régional. D’autres peuples, au cours de leur histoire, ont fait le pari de stratégies de développement basées sur la mobilisation de l’épargne locale pour s’émanciper d’un « centre » jugé étouffant. Ainsi, le Québec où, aujourd’hui encore, les caisses Desjardins occupent une place privilégiée dans le paysage financier. L’histoire commence en 1900 lorsqu’Adolphe Desjardins ouvre une première caisse populaire. Les francophones de souche du Canada sont, à cette époque, considérés comme des citoyens de seconde zone. Ce qui leur ferme les portes des institutions bancaires. En matière de crédit, le seul « recours » existant, à l’époque, pour les francophones du Canada, se trouve chez les usuriers. S’intéressant au coopérativisme, Desjardins fait le pari que le peuple québécois devienne son propre banquier. Le mouvement Desjardins affiche les objectifs suivants : 1. Généraliser l’épargne pour parer aux effets du chômage, de la maladie et autres imprévus. 2. Constituer à même cette épargne un système de crédit populaire, accessible aux ouvriers, aux cultivateurs. 3. Favoriser la consolidation des entreprises familiales et artisanales. 4. Enrayer les ravages de l’usure. 5. Initier les leaders de la communauté à l’organisation économique et aux affaires. 6. Améliorer les conditions matérielles des classes laborieuses et ainsi contribuer au progrès du Canada français. D’un point de vue strictement financier, l’histoire du mouvement Desjardins est une success story. Le Financial Times recensait la coopérative québécoise dans son classement du Top 100 WorldBanks (96e position). Numéro un des institutions financières présentes sur le territoire du Québec, le mouvement Desjardins possède des actifs de l’ordre de 157,2 milliards de dollars canadiens (118 milliards d’euros) au 31 décembre 2009. La création des caisses Desjardins a beaucoup à voir avec le mouvement national québécois. Ainsi, « de son côté, parallèlement à la structure étatique, mais encouragé par son développement, le système coopératif québécois prenait aussi de l’ampleur, inspiré encore par le nationalisme des Québécois. Le Mouvement Desjardins devint un pilier de la fierté économique des gens du pays » L. Balthazar, « L’évolution du nationalisme québécois », Le Québec en jeu. Comprendre les grands défis, sous la direction de Gérard Daigle et Guy Rocher, Presses de l’Université de Montréal, 1992, p. 664. À côté du mouvement Desjardins, le Québec dispose d’un autre outil financier. Il s’agit de la Caisse et de dépôt et de placement du Québec (CDPQ). Rattachée au ministère des Finances du Québec, la CDPQ est un investisseur institutionnel de droit public investissant les fonds de divers clients. Ainsi, le régime de retraite des employés du gouvernement de la province du Québec. Au 31 décembre 2009, le CDPQ gérait pour 131,6 milliards de dollars canadiens (98,7 milliards d’euros) d’actifs nets en provenance des déposants. Un mouvement analogue a, au cours du XXe siècle, conduit la Flandre à « se doter de puissants instruments de développement, avec notamment le Vlaams Economisch Verbond (1926), la Kredietbank (1935)… Dans le même ordre d’idée, l’absence, en Wallonie, d’un centre politico-financier, rôle joué par Bruxelles, a également nourri un sous-régionalisme qui a fait longtemps écran à une prise de conscience du destin économique de la région dans son ensemble. Domination d’une bourgeoisie belge “acculturée” (…) en Wallonie et émergence d’une bourgeoisie flamande forte, conduisent également à privilégier la Flandre en termes d’investissements, tant publics que privés » J. Pirotte et L. Courtois, Vers un au-delà de la Belgique? Un point de vue régionaliste wallon, mars 2010, p. 8. Texte disponible sur le site de la fondation wallonne (www. fondationwallone.org). D’évidence, la création de la CIW ne permettra pas de compenser le déficit de prise de conscience chez les acteurs wallons de la nécessité de constituer un modèle de développement généré à partir de l’épargne locale. Cela nous conduit à reparler du renardisme.
Vers un néo-rénardisme ?
Il apparaît aujourd’hui difficile de miser sur le mouvement coopératif pour mobiliser l’épargne des Wallons. La création de coopératives dans le secteur bancaire est directement liée au mouvement d’intégration, au cours du XXe siècle, des classes populaires au système bancaire. Il serait, à tout le moins, difficile d’imaginer que de telles formes de mobilisation de l’épargne populaire puissent aujourd’hui voir le jour alors que tout le monde à accès aux services bancaires.
Et c’est ici qu’au passage, nous revaliderons une des propositions fondamentales du renardisme. À savoir la mise sous tutelle publique des banques et institutions de crédit. On pouvait croire cette revendication passée par pertes et profits depuis la libéralisation financière et commerciale des années 1990. Or, il se trouve que, de nos jours, des voix pas spécialement révolutionnaires redonnent un tonus au projet formulé par le renardisme au sujet des institutions financières. Laissons la parole à l’économiste américain Nouriel Roubini, professeur à l’université de New York : « La question de savoir ce qu’il fallait faire avec les actifs dangereux des banques s’était posée dès le début de la crise (…). La proposition la plus prometteuse consistait à soumettre les banques à une lourde intervention chirurgicale. Il s’agissait de prendre une banque en difficulté et de la diviser en deux : une “bonne” banque qui disposerait de tous les actifs de bonne qualité et une “mauvaise” banque à qui on confierait tout le reste. La bonne banque pourrait recommencer à consentir des prêts, à attirer de l’argent et des capitaux et à faire des affaires » N. Roubini et St. Mihm, Économie de crise. Une introduction à la finance du futur, Paris, Jean-Claude Lattès, 2010, p. 241. En cas d’adoption d’un plan Roubini, les actionnaires de la banque et ses créanciers dépourvus de garanties sont les premiers à subir des pertes proportionnelles aux actifs confiés à la mauvaise banque. Comme on peut le voir, la dénonciation de la toute-puissance du marché a quitté l’underground où elle était cantonnée depuis des décennies. Dans cette optique, la délégitimation du discours néolibéral et le processus de réforme de l’État en cours ne peuvent qu’encourager à accorder une attention renouvelée à certains éléments du renardisme.