Politique
STIB : patrons et syndicats en lutte contre les travailleurs ?
31.10.2022
Cet article a paru dans le n°118 de Politique (décembre 2021) et fonctionne avec celui réalisé à partir d’une discussion avec le sociologue Jean Vandewattyne.
Il est republié le 31 octobre 2022, à l’occasion de l’ouverture des plaidoiries devant le tribunal du travail.
Précisons encore que les colonnes de Politique demeurent bien sûr ouvertes à toutes celles et ceux qui souhaiteraient poursuivre le débat.
Le mouvement social qui a ébranlé la Stib lors de la première phase du déconfinement en mai 2020 a reçu un écho médiatique important, en raison de la revendication pour le moins inédite des travailleurs[1.Le contenu de cet article se base essentiellement sur une enquête qualitative comprenant des interviews avec les agents de la Stib et des délégués syndicaux. Les enquêtés sont au nombre de dix : huit agents et deux délégués. Les entretiens se sont déroulés de visu ou via les réseaux sociaux, le personnel de la Stib étant adepte de ces nouveaux modes de communication. Les informations relatives aux résultats des négociations sociales passent par exemple par ce canal.]. En effet, pour la première fois dans lʼhistoire sociale de notre pays, le droit de retrait est apparu dans le discours des travailleurs[2.E. Dermine, S. Remouchamps, L. Vogel, « Le droit de retrait : un outil juridique central pour assurer la protection effective de la santé des travailleurs en période de covid-19 », Carnet de crise du Centre de droit public de l’ULB, n°20, 24 avril 2020.]. Mis à part pour quelques experts du droit social, ce concept juridique était ignoré par la plupart des acteurs sʼintéressant au monde du travail belge. La mise en application du droit de retrait a ouvert rapidement un débat public sur sa pertinence et son encadrement juridique, dans le cadre des mesures sanitaires prises par l’employeur[3.« Conflit à la Stib : le “droit au retrait n’existe pas en Belgique”, selon les juristes, le salaire n’est donc pas garanti », Le Soir/Belga, 14 mai 2020.]. Un autre élément a caractérisé ce mouvement de contestation spontanée : dès le départ, les trois centrales syndicales représentées à la Stib (CGSLB, CSC Services publics et CGSP pour la FGTB) se sont désolidarisées des revendications portées par les agents et leurs délégués.
En écoutant les acteurs de ce conflit, il apparaît cependant que cette crise sanitaire est la pointe de lʼiceberg d’une crise sociale aux enjeux fort différents, dont les protagonistes se sont avérés être les travailleurs eux-mêmes, victimes dʼun système mis en place pour empêcher leur voix de se faire entendre. La crise du covid-19 a mis en lumière des pratiques syndicales au sein desquelles la parole des travailleurs est tout simplement niée en raison d’un système de négociations qui permet à une poignée de délégués du personnel de négocier souverainement des accords avec la direction sur des sujets essentiels. Ce fonctionnement atypique spécifique à la Stib apporte un nouvel éclairage sur le refus de la part des instances syndicales de couvrir les actions des chauffeurs de la société de transport bruxelloise.
Lʼanalyse de ce conflit doit donc être appréhendée sous différents angles, afin de comprendre pleinement ce qui s’est passé durant « la semaine infernale » du 11 au 17 mai 2020 à la Stib. Le récit de ce mouvement de contestation prend ainsi une forme d’intelligibilité que les médias traditionnels n’ont pas suffisamment investie.
De la concertation à la cogestion
Pour comprendre la posture dʼopposition adoptée par les instances syndicales dans ce mouvement de protestation de la base, nous allons nous pencher sur le fonctionnement de la concertation sociale à la Stib. Ce système est dʼune certaine façon proche du modèle allemand fondé sur la cogestion (au contraire du modèle belge, fondé sur la concertation).
Au cours des années 1990, les interlocuteurs sociaux au sein de l’entreprise ont décidé de mettre en place une instance intermédiaire entre les délégués de base et les membres de la direction générale. Ces délégués sʼappellent les délégués permanents administrateurs (DPA). Définissons les termes :
- Permanents – il s’agit de délégués qui exercent des activités syndicales à temps plein et qui travaillent au siège de lʼentreprise, bien que payés par lʼemployeur ;
- Administrateurs – ces délégués siègent au conseil dʼadministration de l’entreprise, avec seulement voix consultative. Chaque centrale syndicale compte un DPA, soit trois DPA au total.
Le nombre de DP est calculé quant à lui en fonction de deux critères : d’abord le résultat des élections sociales, ensuite le nombre dʼaffiliés par centrale. Aux élections sociales de 2016, la CSC avait récolté 50 % des voix, la FGTB 30 % et la CGSLB 20 %. Ce qui donne concrètement à la date du conflit la répartition suivante : 4 DP pour la FGTB, 4 pour la CSC et 2 pour la CGSLB[4.En novembre 2020, soit quelques mois après le conflit ici relayé, les élections sociales à la Stib se sont fait l’écho des tensions en renvoyant la CGSP à la troisième place, derrière la CSC Services publics déjà majoritaire et la CGSLB passée deuxième délégation en nombre. (NDLR)]. À ce titre, le mouvement de grève, à l’initiative du syndicat libéral uniquement, survenu les 27 et 28 octobre 2021, s’est déclenché avec, en toile de fond, la revendication de la part de la CGSLB d’obtenir un troisième DP en raison de sa percée électorale et de l’augmentation de ses affiliés.
Ce modèle comportait à lʼépoque bien des avantages : facilité de contact pour les délégués lors de la demande de renseignements ; pouvoir d’influence sur les décisions stratégiques du CA ; efficacité dans la mise en œuvre des décisions. Ce mode de concertation donna satisfaction à la direction et aux travailleurs syndiqués jusquʼau tournant néolibéral des années 2000. La Stib, comme lʼensemble des services publics, adopta alors un nouveau modèle de gestion conforme aux pratiques du New Management[5. De nombreux universitaires cliniciens se sont penchés sur les questions liées à l’introduction des nouveaux outils managériaux dans les services publics en France (la situation en Belgique est fort semblable). On peut citer les travaux de Danièle Linhart, Vincent de Gaulejac, Christophe Dejours ou Marie Pezé. Voir aussi le cas emblématique de l’affaire des suicides au sein de France Telecom. Étrangement, le jugement qui tomba en décembre 2019 et qui sanctionna sévèrement les dirigeants de l’époque reçut très peu d’écho dans la presse.]. Cette transformation sʼaccompagna symboliquement dʼun changement de direction à la tête de lʼentreprise. Les syndicalistes, mal préparés à cette évolution, se sont laissés happer par les nouvelles pratiques managériales. Les délégués permanents nʼont pas eu le poids suffisant, ni la capacité de sʼadapter au nouveau modèle de gouvernance. Le bureau des DPA, qui au départ représentait une instance de relais, se transforma peu à peu en une chambre dʼentérinement. Ces délégués isolés de la base (ils travaillent dans les mêmes locaux que la direction) se sont coupés du terrain.
Un événement récent renforça encore ce sentiment de décalage. En mai 2019, les DPA conclurent un accord avec lʼemployeur sur la nouvelle forme de classification de fonction, en dépit de lʼavis négatif émis lors de l’assemblée générale organisée par la CSC (dont 75 % de votes défavorables).
La crise
À la veille de la crise du covid-19, un climat conflictuel sévissait déjà au sein de lʼéquipe de la CGSP (centrale socialiste des services publics, membre de la FGTB). En effet, un délégué a claqué la porte de la centrale, en raison dʼun désaccord sur la façon de nommer les DP, et a rejoint lʼéquipe libérale (CGSLB), amenant avec lui quelques centaines de militants.
Afin de comprendre pleinement le récit des évènements qui suivront, il est utile de préciser les positions de chaque acteur syndical sur ce conflit. Dès le départ, les DPA en front commun ont refusé de soutenir le mouvement[6.P. Deglume, « Sans soutien des syndicats, des Stibiens invoquent le droit de retrait », L’Écho, 11 mai 2020, en ligne.]. De leur côté, les autres délégués CSC et CGSLB ont mené le combat contre les DPA et la direction. Enfin, les délégués FGTB, eux, ont été absents du conflit. Toutefois, après coup, ils ont accusé les autres délégués d’avoir manipulé les travailleurs et de les avoir menés dans un combat sans perspective sur le droit de retrait.
De son côté, lʼemployeur a mis en place, durant la crise du covid-19, un groupe dʼexperts composé des DPA, des DP ainsi que les représentants de la direction (les membres du CPPT étant absents) ayant pour mission dʼaccompagner le processus du déconfinement. Ce texte précise les modalités pratiques pour la reprise des activités. Au niveau légal, cette tâche incombait pourtant au Comité pour la prévention et la protection au travail (CPPT)[7. Il s’agit de l’instance officielle qui s’occupe des problèmes liés au bien-être au travail. Les deux autres organes de concertation sociale officiels sont le Conseil d’entreprise (CE) et la Délégation syndicale (DS). Les élus des deux premiers organes sont élus lors des élections sociales, alors que les membres de la DS sont nommés par les organisations syndicales. Par simplicité langagière, on nomme délégués les élus du CE et du CPPT. Ce terme désigne en réalité les membres de la DS, il est plus juste de les nommer représentants du personnel.]. Un CPPT restreint s’est tenu le 7 mai 2020 pour négocier des mesures secondaires, telles que lʼusage obligatoire du masque et les problèmes de nettoyage dans les locaux ou la toxicité supposée de certains produits nettoyants. Par contre, les mesures essentielles, telles que les modalités de la désinfection des véhicules lors du changement de chauffeur, ou encore la limitation des voyageurs, ont été confiées au groupe dʼexperts.
Le mouvement sʼenflamme
La mobilisation a commencé au moment de l’arrêt d’une des mesures prises durant le premier confinement, à savoir celle qui permettait la désinfection du bus au dépôt lors du changement de chauffeur. La direction a estimé que, pour obtenir un retour à la normale de l’offre de transport, elle ne pouvait pas maintenir cette mesure, en raison dʼune trop grande perte de temps. Or, on constate au mois de mai 2020 que lʼoffre tourne autour des 75 %. Il restait donc de la marge pour assurer lʼoffre de transport tout en maintenant le système du retour au dépôt pour désinfection.
La direction a mis en place des équipes volantes de nettoyage mais uniquement dans les principaux terminus du réseau. Ces équipes étaient composées de nouveaux engagés en formation, formation toutefois interrompue en raison de la crise sanitaire. Aux dires des chauffeurs, la motivation de ces personnes ne permettait pas dʼatteindre le niveau de qualité attendu dans ce genre de situation. Une autre décision qui a indigné les agents a été la fin du quota de voyageurs dans les véhicules. Dʼautant plus quʼà lʼépoque, tous les experts en santé publique insistaient sur lʼimportance de la distanciation physique. La direction, quant à elle, a estimé, suite à l’avis du groupe d’experts, que lʼobligation du port du masque suffisait comme mesure de précaution. Pourtant, les deux autres sociétés régionales de transport public, les Tec et De Lijn, ont continué la même politique de précaution, avec cependant un assouplissement des mesures concernant la distanciation sociale de la part des Tec à partir du 8 juin 2020[8. Voir « Stib : Nous exerçons notre droit de retrait car nous pensons qu’il y a danger », BX1.].
Le politique sʼen mêle
Une polémique dʼordre politique a également traversé ce conflit. Elle a pour origine la présence de Youssef Handichi, député bruxellois membre du PTB et ancien chauffeur de la Stib, aux portes de lʼentreprise (dʼautres sources affirment que le député se trouvait à lʼintérieur de l’enceinte). Sa présence a déclenché la colère de certains partis politiques, principalement le CDH, qui dénonçaient la récupération politique du mouvement par le parti de gauche radicale, ou insinuant quʼil soit lʼinstigateur du conflit[9. « Il faut appeler un chat un chat : il y a un problème PTB à la Stib », L’Avenir/Belga, 19 mai 2020.]. Il en ressort cependant que la présence du député sur le terrain a eu peu dʼincidence sur la conduite du mouvement. Cette polémique nʼa pas aidé à donner une image positive du mouvement, dont les militants avaient affirmé une neutralité politique.
Les travailleurs auraient souhaité un plus grand soutien du monde politique. Or, mis à part la présence du député précité, le monde politique n’en a manifesté aucun et ce, malgré les appels à lʼaide qui se sont formalisés à travers une lettre ouverte destinée au gouvernement bruxellois. Ce courrier est resté sans réponse. Les partis de la coalition ont refusé dʼinterférer dans ce conflit.
Les travailleurs ont également interpellé la médecine du travail et le service externe de prévention. Les agents attendent toujours à ce jour une réponse. Dès lors, affirmer que les travailleurs se sont sentis seuls dans ce combat relève de lʼeuphémisme. Seule lʼintensité de la mobilisation a permis aux agents de tenir le coup durant une semaine. Cette mobilisation a été un grand moment de solidarité qui, selon les militants, restera gravé dans leur mémoire collective.
Le mouvement sʼessouffle
Concernant les chiffres, on peut estimer que 1 300 personnes ont participé au mouvement au cours des premiers jours, ce qui correspond à plus de 50 % du nombre total de chauffeurs. Ce nombre a ensuite décliné jusquʼau dimanche 17 mai. Les responsables du mouvement, les délégués syndicaux de la CSC et de la CGSLB, reconnaissent aujourdʼhui quʼils ne sʼattendaient pas à un tel engouement, ni que le conflit dure aussi longtemps. Ils sʼattendaient (peut-être naïvement) à ce que, en raison du soutien massif des premiers jours, la direction accepte les revendications sans condition et surtout qu’elle paie les journées couvertes par le droit de retrait. Les causes à lʼorigine de lʼessoufflement du mouvement sont évidemment multiples, parmi lesquelles le manque de soutien manifeste et le refus de la direction de payer les jours dʼabsence liés au droit de retrait. Ceux-ci ont été requalifiés en « absence injustifiée ». Notons qu’il ne s’agit pas d’un intitulé anodin : trois jours dʼabsence injustifiée peuvent entraîner un licenciement pour faute grave. Concernant cette requalification, les militants contestent cette interprétation, qui ne tient pas compte de la signature des agents dans un registre des présences lors de leur arrivée au dépôt. Les menaces de licenciement et les intimidations ainsi que l’évocation par un directeur lors de ses déplacements dans les dépôts de privatiser l’entreprise participent également au déclin du mouvement.
Lʼexercice du droit de retrait ainsi que le paiement des jours qui lui sont liés se réglera devant le Tribunal du travail. Plus de 320 agents ont à ce jour mandaté un cabinet dʼavocats pour leur défense en justice[10.A. Cefaliello, « Procès sur le droit de retrait pendant la pandémie du Covid-19 », Institut syndical européen, 7 janvier 2021.]. Si surprenant soit-il, ce sont les agents eux-mêmes qui financent de manière exclusive, via une caisse de solidarité, les frais d’avocat et de procédure. Un syndicat français participe par ailleurs au financement de ce fond. L’objectif est de récolter un montant suffisant, soit 10 000 euros, pour couvrir l’entièreté des frais engendrés par l’action en justice. Il manque à ce jour 3 000 euros pour atteindre ce résultat. Outre le paiement des journées dʼaction, ils espèrent avant tout que la décision du Tribunal sur lʼusage légitime du droit de retrait fasse jurisprudence en Belgique. Ils prétendent détenir un dossier conséquent et ont bon espoir que lʼissue du procès leur soit favorable. Les deux parties échangent actuellement leurs conclusions. La date du jugement est fixée au 1er octobre 2022.
Ce conflit a en tout cas nourri le ressentiment déjà vif des travailleurs à lʼégard des organisations syndicales, sans toutefois qu’il vise tous les délégués. De manière plus générale, le ressenti des chauffeurs balance aujourdʼhui entre lʼimpression dʼavoir été manipulés par des jeux de pouvoir et un sentiment dʼimpuissance. Pour d’autres, il sʼagit plutôt dʼun sentiment de fierté d’avoir contribué à lʼéclosion d’une séquence historique et dʼavoir participé à un moment de communion extraordinaire. Certains aussi reconnaissent que, sans la pression sociale, ils nʼauraient peut-être pas participé au mouvement. Tous regrettent évidemment la façon dont le conflit sʼest terminé. Mais il faut cependant nuancer le constat dʼéchec. Certaines revendications, comme la mise en place du testing ou la présence systématique dʼune équipe de nettoyage à chaque terminus du réseau, ont rencontré une issue favorable. On peut douter que, sans le mouvement de contestation, la direction aurait cédé sur ces points.
Le débat sociétal
Ce conflit a contribué à nourrir un débat de fond autour de trois thèmes : lʼexpertise sur les questions relatives à la santé au travail, la démocratie au travail et la responsabilité politique.
Le premier point fait lʼobjet depuis quelques années de réflexions au sein des organisations syndicales. En France, le syndicat Solidaires sʼest distingué ces dernières années pour ses recherches sur cette question[11.L. Goussard et G. Tiffon. Syndicalisme et santé au travail, Paris, Éditions du Croquant, 2017.]. On peut synthétiser le débat comme suit : Qui détient la véritable expertise sur les conditions de travail ? Est-ce la médecine du travail, les services internes et externes de prévention, ou encore les membres de la délégation syndicale ? Ou bien les travailleurs eux-mêmes ? Une tendance de plus en plus large, pour celles et ceux qui s’intéressent à la question du bien-être au travail, sʼexprime pour affirmer que les véritables experts sur les conditions de travail ne peuvent être que les travailleurs eux-mêmes. Seuls les travailleurs détiennent la légitimité pour évoquer leur sort. En contact direct avec le contenu du travail et son environnement, ils sont au plus près du terrain. Ils peuvent éventuellement sʼentourer d’experts pour les accompagner dans lʼanalyse des risques, mais ils sont en dernier ressort, « les seuls maîtres de leur destin ». Dans le cas du conflit à la Stib, une poignée de délégués se sont autoproclamés experts et ont estimé avoir les compétences requises pour prendre des décisions ayant un impact sur la santé des agents. Ils furent accompagnés dans le processus de décisions par les organes internes et externes de prévention, qui approuvèrent le plan de déconfinement présenté par la direction. Est-il utile de rappeler que ces structures dépendent financièrement de lʼemployeur ?
Le silence du gouvernement bruxellois
En matière de démocratie au travail, le constat est tout aussi accablant[12.Le lecteur désirant enrichir ses connaissances sur cette matière peut consulter le livre : N. Latteur, Le travail. Une question politique, Bruxelles, Aden, 2013.]. La direction, avec la complicité des DPA, est passée en force en confiant le plan de déconfinement à un groupe d’experts exerçant en dehors de tout cadre légal en matière de politique de santé au travail. Au-delà du débat juridique concernant le droit de retrait, ce conflit aura mis en exergue une action syndicale déconnectée de la réalité du terrain : « Dans une démocratie syndicale, les mandataires ne peuvent avoir raison contre leurs mandants. Et quand autant de salariés émettent autant solidairement une inquiétude, il convient de l’entendre plutôt que de la blâmer[13.P. Lorent, « Droit de retrait : l’écoute et le dialogue plutôt que l’intransigeance », Le Soir, 12 mai 2020.] ». On ne peut douter que les instances syndicales sectorielles et intersectorielles ne connaissent pas parfaitement le système de négociation qui prévaut à la Stib et les problèmes qu’il soulève depuis plusieurs années. Leur silence pendant ce conflit suppose-t-il une acceptation de fait de cette réalité qui a ébranlé la confiance des travailleurs ?
Reste un dernier point à débattre et non des moindres : la responsabilité politique. En mars 2020, le gouvernement fédéral et ses experts ne cessaient de mettre en garde la population contre ce virus délétère. Les travailleurs relevant des métiers dit essentiels doivent toutefois assumer leur obligation professionnelle et ce en dehors du cadre du télétravail. Ironie du sort, ce sont les catégories socio-professionnelles les moins bien considérées et rémunérées qui sont concernées en premier lieu. Les travailleurs de la Stib demandent à l’époque à nos gouvernants de les protéger et de tenir compte de leurs doléances. Cette attitude semble peu excessive, eu égard aux risques encourus (non seulement les agents risquent leur vie en venant travailler mais en plus, ils perdent de l’argent si la Direction applique le code 51). En face, le gouvernement bruxellois ne réagit pas, il préfère laisser les agents se débrouiller seuls avec la direction. À l’exception d’Elke Van den Brandt, ministre bruxelloise de la Mobilité, qui a parlé d’une grève sauvage au cours d’une interview et évoqué l’irresponsabilité des agents qui ne seront pas payés[14.Voir son intervention ici : https://urlz.fr/gHo6.]. Au vu de tous ces éléments, on peut se demander finalement à qui attribuer la posture d’irresponsabilité : aux chauffeurs de la Stib ou aux responsables politiques ? Ceux-là même qui, après avoir alarmé la population au sujet du virus, ont jugé bon de faire la sourde oreille, en estimant que rien ne pouvait entraver la tenue du dialogue social[15.P. Le, « On ne touche pas à l’offre », Le Soir, 13 mai 2020.].
Notons pour la fin, qu’à la suite des évènements de mai 2020, la Belgique a encore connu deux périodes de confinement. Ce qui nous montre a posteriori, que l’attitude de méfiance et prudentielle des agents à l’époque n’avait vraiment rien d’insensé.
(Image de la vignette et dans l’article sous CC-BY-SA 2.0 ; photographie d’un métro à la station Simonis, réalisée en janvier 2014 par Ingolf.)