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Sortir de l’idéologie de la voiture

Illustration : Simpacid
Illustration : Simpacid

Le dénigrement systématique des politiques écologiques en Wallonie et à Bruxelles est interpellant. Si des ajustements stratégiques et programmatiques s’imposent chez les Verts, quelques balises politiques doivent toutefois être bien identifiées, afin qu’une démarche d’autocritique du côté écologiste ne vire pas à la démission.

Il est bien sûr impératif que la transformation des mobilités urbaines soit un vecteur de justice sociale. Oui, il s’agit là d’un défi. Et oui, ce défi n’a pas encore été relevé. Or rien n’empêche a priori qu’il le soit : tout dépend des moyens que l’on peut, mais aussi que l’on veut bien chercher à se donner. Surtout, la question n’est pas simplement de s’assurer que les classes populaires soient matériellement capables de suivre la cadence imposée, elle est aussi que la transformation socio-écologique leur apparaisse désirable, et, in fine, les mobilise. Tout l’enjeu des discours anti-écolos actuels est de nous convaincre que cela n’est pas possible.

La possibilité d’un peuple écologiste

Pour beaucoup, et pas seulement pour le MR et les bourgeois et bourgeoises du Brabant Wallon, la question n’est en effet pas celle des mesures d’accompagnement ou de report modal ; elle est de s’accrocher coûte que coûte à un mode de vie, quelles que soient ses conséquences pour les autres, mais aussi pour soi. Et rien n’y fera : les écologistes pourront s’évertuer à parler de transition juste, ils et elles auront beau appuyer leurs discours par des chiffres – soulignant par exemple que 60% des automobilistes à Bruxelles approuvent les objectifs de Good Move – c’est uniquement en s’attaquant frontalement à « l’idéologie sociale de la bagnole » dénoncée dès 1973 par le philosophe André Gorz qu’une écologie populaire pourra voir le jour.

Qu’entendait-il par-là ? Illustrons les choses par un exemple. Invité sur La Première début septembre, le président des Engagés, Maxime Prévot, défendait la possibilité de « pouvoir continuer à circuler » et ponctuait son intervention d’un : « Bruxelles ne doit pas devenir un no man’s land ! » Comme si les bruxellois∙es n’existaient pas en dehors de leurs voitures. Comme si la ville n’était au fond qu’un lieu de circulation : un corps inerte, qui ne prendrait vie que par la grâce de l’afflux sanguin impulsé par le trafic automobile. Quoiqu’il arrive, quels que soient nos objectifs climatiques ou sanitaires, il faut pouvoir continuer à circuler. La ville est faite pour y rouler. Cet impératif ne se discute pas, car il y a là une question de vie ou de mort : sans circulation automobile, pas de vie urbaine.

Quoiqu’il arrive, quels que soient nos objectifs climatiques ou sanitaires, il faut pouvoir continuer à circuler.

Rappelons à toutes fins utiles que si la qualité de l’air s’est améliorée ces dernières années, Bruxelles reste malgré tout très polluée. Et sans surprises, ce sont les quartiers populaires qui en souffrent le plus : les communes les plus pauvres et les plus densément peuplées sont également les plus polluées. Rappelons également que plus d’un∙e bruxellois∙e sur deux ne possède pas de véhicule motorisé. Une majorité des habitant∙es de la région doit donc composer au quotidien avec la place disproportionnée qui leur est accordée dans l’espace public, et avec toutes les nuisances et les dangers qui en découlent.

On peut alors à bon droit pointer du doigt les « navetteurs » en SUV et toutes celles et ceux pour qui Bruxelles est un endroit où l’on va, et pas un endroit où l’on vit. Aux yeux de beaucoup, la ville est déjà comme un no man’s land : une terra nullius au sein de laquelle l’automobiliste aurait un droit naturel de circuler, peu importe les conséquences pour celles et ceux qui habitent les quartiers qu’il ou elle ne fait que traverser. Mais cela ne suffit pas. La réalité est que les classes populaires sont elles aussi souvent attachées à leur véhicule et ce, même si elles en subissent très directement les conséquences.

La bagnole comme idéologie sociale

D’où l’insistance de Gorz sur la dimension idéologique du problème. L’univers mental de la bagnole produit une image déformée de la réalité qui nous fait désirer un mode d’organisation sociale qui, dans les faits, nous aliène, entretenant le fantasme que nous pourrions tous et toutes vivre une vie de privilèges. La question est donc tout autant celle, culturelle, des critères de réussite sociale que celle, matérielle, des contraintes de l’étalement urbain. Avoir une voiture, c’est aussi disposer d’un espace à soi pour toutes celles et ceux qui en sont privés par l’exploitation, le mal-logement ou la violence masculine. Or, tout le problème est que cette liberté offerte par la voiture n’est possible que si, précisément, elle reste un instrument réservé à une minorité privilégiée : « lorsque tout le monde prétend rouler à la vitesse des bourgeois », écrivait Gorz, « rien ne roule plus », et la ville devient « inhabitable ».

Avoir une voiture, c’est aussi disposer d’un espace à soi pour toutes celles et ceux qui en sont privés par l’exploitation, le mal-logement ou la violence masculine.

Le défi auquel font face les écologistes est de parvenir à imposer dans le débat public les données du problème tel qu’il se pose dans les faits : la démocratisation de la voiture individuelle est un leurre, qui crée plus de problèmes qu’il n’apporte d’avantages et joue un rôle structurant dans le maintien de l’exploitation capitaliste. Si l’on souhaite éviter qu’elle redevienne un privilège de nantis, alors il n’est pas d’autre choix que de changer de modèle.

Non pas de rêver à une ville sans voitures, ce qui n’est ni possible ni souhaitable. Mais d’accepter que les usages individuels de la voiture doivent pouvoir être discutés, qu’ils doivent pouvoir être justifiés et démocratiquement circonscrits, et que certains devraient être prohibés ou drastiquement limités.

Prendre garde au désarmement théorique

Le charme doit être rompu. Pour cela, il est bien sûr nécessaire de lutter contre la dépendance matérielle ; ce qui passe inévitablement par une remise en cause profonde de notre mode de production et de consommation (la distance domicile-travail en Belgique est la plus élevée d’Europe). Mais il faut aussi rappeler que l’automobile n’a jamais été que très imparfaitement un instrument d’émancipation des classes populaires. De leur côté, les écologistes doivent se décentrer de leurs propres codes de réussite – tout le monde n’aspire pas à rouler en vélo cargo -, mais il ne leur faut pas pour autant renoncer à dénoncer l’idéologie qui empoisonne nos esprits autant que nos corps, nous enfermant dans un monde où l’aspiration à une ville libérée de l’emprise de la bagnole est non seulement un défi matériel et un combat politique, mais quelque chose d’indicible : une chose tout bonnement impensable.