Ces dernières semaines auront encore été marquées par des débats publics à haute tension sur la maîtrise des dépenses de santé. Le pire, dans ce dossier, semble désormais résider bien moins dans la tendance longue et objective qui «fait problème» — une croissance effectivement peu résistible de la consommation (para)médicale et de ses coûts socialisés — que dans les lectures idéologiques frelatées qui en sont faites en sens divers. Sous l’influence de forgeurs d’opinions pervers ou indigents, en effet, l’appréhension des faits et de leur signification est chroniquement caricaturée. Feux et contre-feux fusent alors dans les médias. Le débat politique devient bègue. Ses spectateurs en sortent le plus souvent sonnés. Si l’on veut conjurer ces scénarios lamentables, il s’impose de cerner les figures majeures de cette propension à la polémique de très bas niveau. Rappelons le cadre qui a dopé les dernières échauffourées autour de nos « dérapages budgétaires » en soins de santé. Classiquement, à l’automne, s’élaborent dans les lieux institutionnels ad hoc une estimation des dépenses réelles de l’année qui s’achève et une fixation du budget officiel de l’exercice suivant. En septembre, on suspectait ainsi un déficit probable d’environ 310 millions pour 2004. De quoi titiller déjà les groupes d’acteurs potentiellement concernés par les inévitables mesures compensatoires à imaginer. La tension montant, le ministre Demotte demanda un recalcul à l’INAMI, en même temps que des propositions d’économie réfléchies aux professionnels du secteur. Las! Le recalcul aboutit à un dépassement de 634 millions pour 2004 et de 238 millions probables pour 2005 (par rapport à un budget normal admis de 17,4 milliards). Des propositions tranchées déboulèrent sur l’avant-scène chauffée à blanc. L’une d’entre elles fit particulièrement sensation : à la veille du Conseil des ministres restreint du 24 novembre, les hôpitaux flamands tant publics que privés réclamaient en front commun une scission immédiate des soins de santé pour se protéger contre d’apparents abus wallons. La francophonie ne manque pas de répondant par rapport à ces thèses récurrentes qui s’accrochent comme des berniques aux clivages «culturels» nord-sud pour mieux stigmatiser des pratiques profanes ou professionnelles contrastées en matière de consommation et de production de soins. Mais deux traits structurels de ces thèses mériteraient qu’on s’y attarde davantage. Plus encore que la réfutation ponctuelle des chiffres ou que la juste indignation historique (sur le mode: «jadis, les transferts s’opéraient du sud vers le nord en matière de protection sociale»), il nous semble que ces traits pointent l’illégitimité et la nocivité absolues d’une partition de l’assurance maladie. Primo, les contrastes sont la condition même d’une réflexion collective possible sur le mieux (ou, dans nombre de cas, sur les avantages et inconvénients respectifs de différents « biens »). Tout progrès médico-technique (chirugical, diagnostique, médicamenteux…) mais aussi tout progrès organisationnel dans la mise en œuvre des soins reposent sur cette évidence comparatiste : on doit pouvoir étudier sereinement, selon un protocole rigoureux, ce qui se passe réellement sur le terrain lorsque différentes manières de faire co-existent. On est très loin du compte avec les jugements et revendications politiques à l’emporte-pièce plaqués sur des données grossières et non élucidées. Le communautarisme tel qu’il s’illustre dans le champ médico-social «belgo-belge» est donc non seulement peu fondé scientifiquement, mais surtout anti-scientifique. A force de menacer automatiquement de mauvaise réputation tous ceux qui se risqueraient à objectiver des pratiques potentiellement améliorables, il décourage a priori la mise en évidence de contrastes et de défaillances qui pourraient souvent s’avérer instructifs pour tous en matière d’assurance de qualité.
Vertu de l’hétérogénéité
Secundo, la fièvre et le repli communautaires en matière de justice sanitaire poursuivent par nature un rêve de purification et d’homogénéité comportementales totalement illusoire. Niant jusqu’à l’aveuglement les contrastes de pratiques ou de dépenses de santé mis en évidence selon d’autres axes (par exemple l’axe des conditions sociales de vie ou l’axe est-ouest, révélé de longue date par les rapports dits «Jadot»), ce communautarisme obtus refuse de considérer l’hétérogénéité comme une donnée irréfragable de toute société ou partie de société. La démocratie est précisément la forme jusqu’ici la plus aboutie de construction politique destinée à prendre en compte les embarras du vivre ensemble dans la diversité et les désaccords, autrement que par l’éradication des gêneurs ou par la domination brutale des uns sur les autres. En ce sens, au-delà d’un certain seuil de revendication à l’autonomie (régionale ou autre), le communautarisme de type «purificateur» vire carrément au négationnisme démocratique, c’est-à-dire au reniement des fondements les plus marquants du système dont on continue par ailleurs à se réclamer. Déjà passablement harcelé par les stratégies de marché et déforcé par des politiques de santé publique qui manquent parfois d’audace et d’envergure prospective (ce qui n’est nullement une spécificité belge), notre régime incroyablement tenace de protection sociale en matière de soins se passerait bien de la démesure endogène de ces diatribes anti-scientifiques et politiquement négationnistes.
Thierry POUCET