Politique
Simplifier le fédéralisme belge ?
26.04.2013
Bien sûr, le système fédéral belge, et singulièrement son volet bruxellois, n’est pas un modèle de clarté. Mais sa complexité n’est que le reflet du réel. Le politiologue de l’ULB avertit : gare aux simplismes.
En 2009, la Région de Bruxelles-capitale fêtait ses vingt années d’existence. Malgré des difficultés certaines, des échecs indubitables et des inquiétudes quant à l’avenir, l’heure était à la reconnaissance du travail mené. Quatre ans plus tard, le tableau est autre. Bruxelles et ses communes sont plus que jamais brocardées.
La contestation du statut de Bruxelles est aussi vieille que l’adoption du changement constitutionnel en 1970. Mais un argumentaire nouveau s’est imposé à l’agenda : la « mal-gouvernance bruxelloise », répété à l’envi par les responsables de la N-VA mais d’autres formations aussi[1.Voir l’interview de Lieven De Rouck (N-VA Bruxelles) dans La Libre Belgique du 26 janvier 2013.]. Cette idée s’est aussi imposée parmi un certain nombre d’intellectuels bruxellois et fut présente en filigranes dans les premiers états généraux de Bruxelles. Le message est rôdé à défaut, parfois, d’être étayé. Le mal bruxellois viendrait de son nombre d’élus – beaucoup trop important –, du conservatisme de ses communes ou encore d’un paysage institutionnel bancal. Et d’appeler à des changements radicaux : suppression des communautés, valorisation du modèle dit Vande Lanotte – 4 entités fédérées – voire valorisation du modèle anversois ou disparition totale des communes[2.NDLR : Cette critique de la mal-gouvernance bruxelloise est effectivement souvent mise en avant par les défenseurs d’une « Belgique à quatre ». Mais l’éditorial d’Henri Goldman ne l’évoque pas, pas plus que le « modèle anversois » de fusion des communes.]. Pour aller droit au but, ce déboulé me laisse pantois. Non que je considère la gouvernance dans l’espace bruxellois comme un modèle du genre. Mais où l’est-elle ? Je ne juge pas plus le paysage institutionnel intra-bruxellois particulièrement limpide. Je n’ignore pas l’emboîtement complexe entre les faits régional et communautaire. Et il y a parfois de bonnes raisons de dénoncer le mandarinat municipal. Ce qui me saisit dans le propos relatif à Bruxelles ou au paysage institutionnel belge est l’ampleur de la dénégation de réalités majeures. Or, pour reprendre exactement les termes de Lénine, « c’est un fait. Les faits sont têtus ». Les ignorer me semble une démarche dangereuse.
La force du clivage
Alors même que Bruxelles est au cœur de la compétition, du combat plus correctement, sur le destin de la Belgique et de sa sécurité sociale, la négation de l’impact protéiforme et puissant du clivage linguistique sur Bruxelles est étrange. Tout dans sa construction politicoinstitutionnelle- administrative y ramène pourtant : le nombre de parlementaires et l’affectation du nombre de sièges par collège sans principe objectif – c’est unique dans le droit électoral belge ; la parité au Conseil des ministres ; l’obligation de la double majorité pour instituer un gouvernement ; l’établissement de la Cocof, de la VGC et de la Cocom ; le caractère totalement distinct de la VGC et de la Cocof, la « clé 80%/20% » pour l’affectation des moyens relativement aux compétences communautaires en Région bruxelloise… choses pourtant souvent promues en leur temps par ceux qui critiquent aujourd’hui la « mal-gouvernance bruxelloise ». En vérité, cette configuration est à l’image du reste du paysage institutionnel : complexe sinon chaotique parce que répondant à des demandes sociales très contradictoires ; entre francophones et néerlandophones, et entre francophones. L’heure serait donc à la « simplification » : quatre régions et la fin des communes à Bruxelles, à défaut quelques districts. Mais à quelles réalités sociologiques, économiques, éducatives ou culturelles répond et correspond ce schéma et à quelle vision politique ? Sur quelle base, par exemple, la Communauté germanophone devrait-elle devenir une région ? Observe-t-on une spécificité économique dans l’ensemble constitué d’Eupen, La Calamine, Lontzen, Raeren, Amblève, Bullange, Burg-Reuland, Butgenbach et Saint-Vith qui nécessiterait un cadre institutionnel distinct ? Est-ce un projet progressiste que de fragmenter la fiscalité et ses effets redistributifs ? « Pour faire bouger les lignes », nous dit Henri Goldman. Étrange argument que celui-là. Quelles lignes, dans quelle direction et pourquoi ? La suppression des Communautés ? Qu’entend-t-on précisément par l’idée ? Les régions seraient compétentes pour les matières actuellement dévolues aux Communautés ? Si la réponse est positive, une alternative se pose pour la Région bruxelloise.
Elle gère directement les matières communautaires sans référence au rôle linguistique et aux politiques publiques menées en Flandre et en Wallonie. Dans ce cas, les financements devraient être très différents. Cette approche nécessite une refonte totale de la loi spéciale de financement pour réaliser objectivement ce projet. Mais qui donc, comme acteurs politiques et sociaux en Flandre et en Wallonie, prône une refonte dans ce sens ?
Anvers : un anti-modèle
Si l’autre pan de l’alternative, c’est simplement développer la Cocof, créer une « vraie » VGC, approfondir la Cocom et maintenir le régime politico-institutionnel bruxellois en l’état, on peine à voir la « clarification » qui en résulterait. Et comment tout cela s’agencerait-il à l’établissement du modèle anversois ? Mais qu’est-ce donc que ce « modèle » ? Tout… sauf un modèle ! D’un point de vue politique et démocratique, la fusion des communes à Anvers a été un échec retentissant[3.Marc Swyngedouw, « Anvers, une ville à portée du Vlaams Blok », in Pascal Delwit, Jean-Michel De Waele, Andrea Rea (eds), L’extrême droite en France et en Belgique, Bruxelles, Complexe, 1998.]. Il a fallu attendre les années 2000 pour que la métropole anversoise sorte peu à peu de son marasme politicofinancier. Face à l’échec de la fusion des communes, des conseils de districts – largement incompris des citoyens à Anvers au demeurant – ont été créés pour récréer du « lien politique ». Aussi, n’est-ce pas le moindre des paradoxes de voir les partisans dudit modèle anversois pour Bruxelles prôner la… fusion totale des communes bruxelloises et ignorer, en passant, que Bruxelles est soumise à six pouvoirs normatifs. Certes, intellectuellement, un autre agencement des compétences entre les communes et la Région bruxelloise peut être envisagé et a d’ailleurs été initié dans la sixième réforme de l’État. Mais peut-on sérieusement passer sous silence l’ampleur des visions différentes sur Bruxelles en fonction du rôle linguistique mais aussi idéologique des acteurs dans le débat ? Aujourd’hui, plusieurs s’inquiètent d’une capacité de blocage de la N-VA dans la perspective du scrutin régional de 2014. Mais sans même être spéculatif, rappelons que le 8 juin 2009, les Bruxellois ont appris que trois formations représentant au total 5,5% de l’électorat s’étaient partagé trois des huit maroquins ministériels, sans la moindre concertation à l’échelle régionale. Sous cet angle, et contrairement à ce qui est régulièrement énoncé, il ne s’agit pas d’un calque de la configuration fédérale : il ne faut pas une majorité dans chaque collège linguistique pour l’investiture d’un gouvernement fédéral. Observons aussi que dans le débat sur le financement plus juste de la Région de Bruxelles, les responsables néerlandophones ne se sont pas bousculés pour porter le dossier. Et on rappellera que la question des entrées et sorties du ring autour de Bruxelles – donc la question de la mobilité dans Bruxelles par exemple – a fait l’objet de discussions serrées et n’a été incluse comme élément de la concertation dans la communauté métropolitaine qu’à la demande des partis francophones. Bref, dans ce contexte tendu et fragile où le modèle social belge est en jeu, la politique d’apprenti- sorcier n’a, à mon estime, pas sa place. La tuyauterie institutionnelle a énormément d’inconvénients et il faut travailler d’arrache- pied pour les amoindrir. Mais elle traduit une réalité économique, politique et culturelle fragmentée, faite de demandes sociales fortes et antagonistes. La Belgique, et Bruxelles plus encore, se prêtent mal à des choix et des arbitrages simples. Cette petite réflexion n’est pas une invitation au statu quo mais une suggestion à une réflexion globale, sans dissonance cognitive.