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Sexualité et mariage

L’ouvrage de More, comme ceux d’autres « rêveurs politiques », ne déroge pas vraiment à la règle : l’amélioration des conditions de vie des femmes et la réflexion autour des diversités sexuelles y restent magistralement sous-développées si pas absentes.

Le constat est malheureusement implacable : la société imaginée par More n’offre ni utopie ni nouveauté en matière de mariage et de sexualité (voir l’annexe ci-dessous). La monogamie hétérosexuelle règne en maître, basée sur une alliance quasi divine (bien que le divorce y soit possible). Les femmes sont conviées dans ce mariage comme mères et épouses.

Si la contextualisation invite à l’indulgence, elle se frotte aux autres rêves de More suscitant bien plus d’enthousiasme. Mais ne reprochons pas à More de pécher là ou tant d’autres l’ont précédé et suivi. De la bolchévique Alexandra Kollontai à la révolution sexuelle des soixante-huitards, il y a, en fait, peu de réalisations réjouissantes.

Liberté et égalité : un mariage de convenance

« Sur les ruines de l’ancienne famille, nous verrons bientôt s’en élever une nouvelle qui développera des rapports entièrement différents entre hommes et femmes et qui sera une union d’affection et de camaraderie, l’union de deux individus égaux de la société communiste, tous deux libres, tous deux indépendants, tous deux travailleurs […]

À la place de l’indissoluble mariage basé sur la servitude de la femme, nous verrons s’élever l’union libre, fortifiée par l’amour et le respect mutuel de deux membres de l’État ouvrier, égaux dans leurs droits et leurs devoirs. À la place de la famille individualiste et égoïste s’élèvera une grande famille universelle de travailleurs… »[1.Alexandra Kollontaï, citée par Kendall E. Bailles, Cahiers du monde russe et soviétique, 1965, Vol. 6, n°4, p. 476.].

Si les propos de Kollontaï sont iconoclastes en proposant un amour-camaraderie purgé des notions d’exclusivité et de mariage, l’hétérosexualité demeure la norme et l’union le prélude à la famille. Ne soyons cependant pas injustes envers Kollontaï et avec les premières heures de la Révolution russe qui ont mis fin aux législations tsaristes contre l’avortement et l’homosexualité. Et si elle n’a pu porter loin ses revendications, elle a inspiré nombre de libertaires et donné corps au polyamour actuel.

Si nous sommes déçus de Kollontaï, nous le sommes tout autant de la révolution sexuelle. L’invention de la pilule, mais surtout sa diffusion, et la jouissance sans entrave libèrent la sexualité de sa fonction reproductive et promeuvent une plus grande égalité entre hommes et femmes dans le contrôle de leur corps. Enfin, elles le prétendent. L’une et l’autre ont provoqué des évolutions, mais le culte de l’individualisme et de la performance n’ont malheureusement guère affecté les normes en vigueur depuis plusieurs siècles.

Dénoncer l’absence d’utopie créative en matière de sexualité et de mariage en partant de ces deux résumés n’est pas anodin. Kollontaï est une féministe communiste qui a appliqué l’idéologie à laquelle elle adhérait à l’amour. La pilule, exemple de progrès technologique, et le slogan « Jouir sans entrave » sont des métaphores du néolibéralisme et du mythe du progrès comme réponse à tous les maux. En exposant très succinctement leurs limites et échecs, nous renvoyons dos à dos deux idéologies politiques qui, aujourd’hui encore, semblent être les deux seules possibles. L’incapacité de l’une et l’autre à marier les concepts d’égalité et de liberté voue leur prolongement en matière de moeurs aux gémonies. Évidemment, c’est une caricature qui démontre par la provocation combien les questions de sexualité et de mariage sont des sujets éminemment politiques, sensibles comme d’autres aux idéologies. Croire que le renvoi à la sphère privée, intime, les protège des influences sociétales est une chimère. Admettre leur caractère politique est le prélude nécessaire à toute réflexion utopique.

Une question politique

Lier les questions sexuelles et de mariage à la politique repose, comme nous l’avons indiqué, sur l’influence des idéologies, mais ce n’est pas le seul argument qui justifie cette liaison dangereuse. D’abord, toute théorie, novatrice ou non, sur ces sujets nécessite de se confronter à la filiation et au lien qui unit les êtres. Derrière la filiation se pose le problème de l’héritage et de l’éducation des enfants. Derrière le lien qui unit les êtres, nous interrogeons la notion de contrat. La combinaison des deux, bien plus réelle depuis l’émergence de droits pour les femmes et les enfants, a fait passer cette question de la complexité à l’équation quasi insoluble. Ainsi, la création de la cohabitation légale ou du Pacs[2.Pacte civil de solidarité. Forme de mariage « light » en droit français. (NDLR)]. est une alternative au mariage hétérosexuel, mais nous sommes toujours en présence d’un contrat.

Ensuite, aucune avancée sur ces thématiques ne peut plus aujourd’hui occulter les rapports de genre. Pour qu’une égalité entre hommes et femmes existe, une théorie innovante doit prendre en considération les situations encore majoritairement inégalitaires en matière de répartition des tâches ménagères, de travail, d’éducation des enfants… La diversité et une lecture culturelle sont également nécessaires. La prudence est de mise sur ce terrain. En effet, depuis quelques années, des discours sur l’identité nationale ou sur l’immigration convoquent une soi-disant supériorité démocratique occidentale en matière d’égalité hommes-femmes et de législation LGBTQI[3.LGBTQI : lesbiennes/gays/bisexuels/ transgenres/queers/intersexes, soit la plupart des minorités sexuelles. (NDLR)] pour justifier leurs attitudes excluantes. Certains, toujours les mêmes, sont interpellés sur leur positionnement personnel par rapport à la place des femmes dans la société, à l’avortement et à la lutte contre l’homophobie. Si nous ne pouvons nier des législations particulièrement abjectes concernant les (non-)droits des femmes et des LGBTQI, il est difficile d’accepter cette lecture au regard des reculs en matière d’avortement dans plusieurs pays européens (Pologne, Espagne…), les grandes manifestations contre le mariage pour tous en France, les polémiques sur l’usage des toilettes pour les transsexuels dans des États américains, les violences faites aux femmes… Les exemples ne manquent pas.

Bref, nous pourrions lister encore et encore les exemples de liens entre sexualité, mariage et politiques. Parfois, les lois précèdent les changements sociétaux, parfois, elles les suivent. Mais, toujours, les changements sont lents à intervenir.

Amour et utopie

Nous avons écarté l’amour-camaraderie de Kollontaï. Le polyamour, le trouple (couple à trois), le quad (le couple à quatre)… sont des propositions contemporaines fort stimulantes. En interrogeant la notion de (non-)possessivité et en suggérant qu’une personne ne peut répondre à l’ensemble des besoins amoureux d’une autre, les polyamoureux développent une théorie équilibrant de manière quasi harmonieuse les notions de liberté et d’égalité. Hommes et femmes, gays, lesbiennes… peuvent y trouver une place juste. La place des enfants dans cette nouvelle vision nécessite encore des réflexions, mais des perspectives nouvelles apparaissent en matière de coparentalité.

Nous pouvons d’ailleurs à nouveau proposer un lien avec la politique, qui renforcerait l’idée aux yeux de certains que le polyamour serait LA nouvelle utopie. Dans un article récent, Laura Guien compare la coalition formée par Podemos avec les écolo-communistes d’Izquierda Unida au polyamour[4.Laura Guien, « Podemos parie sur le polyamour pour gagner les élections espagnoles », Slate.fr, 25 juin 2016.]. Nous pourrions faire de même avec la manière dont les forces se sont coalisées au sein de Syriza. Les alternatives politiques qui ont donné de l’espoir ces derniers mois en Europe, pour une partie des populations espagnole, grecque et européenne, se bâtiraient sur des idéologies équilibrant mieux liberté et égalité, individualisme et collectivisme.

Néanmoins, si cette utopie constitue une belle avancée, elle pèche par deux défauts : son uniformité et la non-prise en compte des situations particulières (détenus, personnes âgées, personnes en situation de handicap…)[5. Pour connaître notre point de vue sur ces situations particulières, se référer à l’article « Reconnaître des droits sexuels », Politique, n°80, mai-juin 2013.]. Le polyamour peut convenir à certaines personnes, à un moment de leur vie, mais il n’est pas adapté à chacun. La non-possessivité est un principe noble, mais elle nécessite souvent confiance en soi, un équilibre salvateur entre altruisme (savoir profiter du bonheur de l’autre) et égoïsme (la satisfaction de ses besoins et envies) et un détachement par rapport aux normes. La fidélité reste une norme morale, mais elle est aussi une valeur soutenue par des personnes ayant fait un choix positif d’exclusivité. C’est davantage le prosélytisme actuel en faveur de la fidélité qui est problématique. Nous aurions tort de substituer une norme uniforme par une autre.

S’il n’existe aucun modèle actuel remplissant nos exigences utopiques, nous sommes obligés de revenir à la base de ce qui devrait animer toute théorie sur la sexualité : le consentement. Une fois ce principe de base posé, il importerait de tenir compte de la capacité des un-e-s et des autres à consentir. Nous devrions alors nuancer nos propos et entamer les hostilités sur les rapports de genre, les rapports de classe… Mais ce serait une erreur.

Entendons-nous bien, nous ne nions nullement les inégalités de classe, de genre… en matière de sexualité. Nous avons évoqué précédemment combien ces questions sont essentielles, mais nous devons y apporter des réponses sociétales et non des réponses adaptées au cadre strict de la sexualité. Si nous trouvons des solutions pour la redistribution des richesses, pour l’éducation, pour la représentation politique… les rapports de genre, de classe se poseront de manière totalement différente en matière de sexualité.

Penser une utopie en matière de sexualité, de mariage est important mais nous ne pouvons la détacher d’une réflexion utopique politique, économique, culturelle, sociale… Rendons service à notre sexualité, laissons-la tranquille ! Il y a des problèmes plus importants à résoudre.


Annexe : Sexe, mariage et famille, selon Thomas More

« L’organisation sociale est de type patriarcal. Une famille est constituée des membres d’une parenté en ligne masculine. Les filles mariées vont vivre chez leur époux. La femme est soumise au mari, les enfants aux parents, les jeunes aux aînés. La sexualité est soigneusement régulée : les filles ne peuvent se marier avant dix-huit ans, les garçons avant vingt-deux. Les individus de l’un et l’autre sexe convaincus d’avoir succombé au plaisir avant le mariage sont passibles d’une censure sévère et le mariage leur est absolument interdit à moins que le Prince ne leur fasse remise de la faute. On pense que l’amour conjugal ne tarderait pas à s’éteindre entre deux individus condamnés à vivre éternellement en face l’un de l’autre et à souffrir les mille désagréments de ce commerce intime si des amours vagabondes et éphémères étaient tolérées et impunies. »

Jean-Pierre Poly, « L’Utopie de Thomas More », dans le dossier « Utopie sexuelle », Clio, n° 22, 2005, disponible ici.