Politique
Schisme dans la laïcité
21.02.2016
Bruxellles éternue quand Paris a la grippe. La grippe « laïque ». Car, ici comme outre-Quivérain, la laïcité est paraît-il en danger. Pour le conjurer, une véritable frénésie législative fait rage. Même la constitution ne devrait pas y résister. Mais qu’est-ce qui nous arrive ?
Le débat sur la laïcité s’inscrit dans l’ADN des démocraties européennes et plus singulièrement de la Belgique et de la France. En questionnant l’organisation de l’État, l’enseignement, le financement des cultes, les questions éthiques, il structure des domaines essentiels de la politique. La laïcité a souvent permis de transcender les conservatismes et a été un vecteur de progrès politiques. Cette transcendance masque pourtant une absence de consensus réel sur sa définition. Cette faille a longtemps été contournée tant qu’il s’agissait pour les laïques de lutter contre la domination de la religion catholique sur l’espace public. Mais l’irruption de l’islam comme objet politique dans les démocraties européennes est en train de provoquer un schisme entre les partisans d’une laïcité ouverte sur les religions et ceux d’une approche plus radicale de la laïcité, instrument de lutte contre l’obscurantisme (lire musulman). Cette dynamique s’amplifie depuis l’attentat contre Charlie Hebdo : il ne se passe plus une semaine sans qu’à la manière d’un prurit, le débat sur l’ontologie de la laïcité envahisse l’espace médiatique et politique dans une dynamique amplifiée par la caisse de résonance des réseaux sociaux.
Pour certains, une gauche « droit-de-l’hommiste » a sacrifié la laïcité sur l’autel du « vivre ensemble ». Au mieux par angélisme, au pire par calcul électoral. Cet estompement coupable serait la principale cause de l’exportation du terrorisme islamiste sur le territoire européen. Face à constat, la laïcité n’est plus seulement un outil de transcendance politique mais un rempart de civilisation. D’où ce schisme entre une laïcité radicale engagée dans ce combat civilisationnel et les « alliés des islamistes » comme les désigne Mohammed Sifaoui (« Pourquoi Jean-Louis Bianco doit partir », Le Figaro, 28 janvier 2016). La polémique récente autour de Jean-Louis Bianco, président de l’Observatoire de la laïcité, a valeur d’exemple. Après les attentats de Paris, le collectif « Coexister » publie un message de fraternité et de rassemblement signé par un échantillon assez représentatif de la société civile française. La polémique prend de l’ampleur lorsque Manuel Valls attaque frontalement Bianco, coupable d’avoir signé ce texte, à l’occasion d’une rencontre avec le Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif). Ce n’est pas l’appel qui est en cause mais ses signataires dont certains participent, selon Valls, à la propagation d’un « climat nauséabond ». Il vise, notamment, le Collectif contre l’islamophobie en France.
Civilisation en danger !
La meute est lâchée. Caroline Fourest et d’autres appellent à la démission de Bianco. 150 universitaires (dont Jean Baubérot) prennent sa défense. Dans le plus pur style maccarthyste, le blog de la revue Prochoix, dont Caroline Fourest est une des fondatrices, analyse au peigne fin le pédigrée de ces universitaires. Le verdict est sans appel : ils sont tous plus ou moins complices de tolérance vis-à- vis des mouvements religieux et sectaires (veuillez noter l’assimilation) quand ils ne sont pas carrément inféodés aux Frères musulmans. D’Onfray à Badinter en passant par Debray, une bonne partie de l’intelligentsia médiatique française tire dans la même direction : une menace supposée d’un abandon des valeurs républicaines et laïques face aux pressions obscurantistes (lire musulmanes). Le fait qu’il soit impossible de désigner une décision de justice ou une modification du cadre légal qui remette en cause ces valeurs est très secondaire. Il faut adhérer à ce mantra : notre civilisation est en danger et il faut pouvoir être islamophobe. Parler d’islamophobie pour nommer l’hostilité grandissante et attestée de notre société vis-à-vis des croyants musulmans c’est être complice au mieux des salafistes et au pire des djihadistes. Quand il pleut à Paris, il bruine à Bruxelles. Largement imbriquée dans le récit des attentats de Paris et de leurs conséquences, la Belgique n’échappe pas à une réflexion sur la laïcité. Pourtant, si l’on s’en tenait à la définition assez complète du sociologue français Jean Baubérot (Regard sur l’actualité, la Documentation française, février 2004) qui voit la laïcité comme l’articulation de trois principes : le respect de la liberté de conscience et de culte, l’égalité des convictions (qu’elles soient religieuses ou non) et la lutte contre toute domination d’une religion sur l’État, le débat serait probablement clos depuis longtemps dans notre pays.
Neutralité ? Laïcité ?
C’est compter sans notre sensibilité légendaire au débat politique français et la tentation de lire les évènements belges avec une grille de lecture française. L’affaire Actiris vient rappeler à quel point la question du port des signes convictionnels dans l’espace public reste une question délicate. La décision de la direction de l’institution bruxelloise de ne pas aller en appel d’une décision de justice invalidant son règlement de travail qui interdit à ses agents de porter ces signes « dans l’exercice de leur prestation » a relancé le débat sur l’inscription de la laïcité dans la constitution. Défi et le MR, qui dépose 24 propositions sur la neutralité de l’Etat, sont les premiers à réagir. Le PS via Laurette Onkelinx leur emboite le pas et Patrick Dewael ouvre le débat à la chambre avec plus de prudence puisqu’il renonce à faire le lien entre la neutralité de l’État et les questions sécuritaires ainsi qu’il écarte, à ce stade, la question du port des signes convictionnels. Sans aller jusqu’au schisme observé en France, des lignes de fractures similaires sont en train de (re)naître dans l’espace politique belge. Dans un débat qui s’avère finalement peu lisible. D’un point de vue terminologique d’abord. Entre la neutralité défendue par le MR et la laïcité du PS et de Défi. D’un point de vue juridique ensuite : il n’existe pas vraiment de consensus sur l’inscription d’un principe de neutralité ou de laïcité dans la loi ou dans la constitution. Le CDH, la N-VA, Écolo, Groen et le CD&V semblent en effet réticents à s’engager dans cette voie. On peut se demander s’il ne faut pas déduire de ces différentes initiatives que l’islam serait la seule religion dont la pratique remettrait en cause la neutralité/ laïcité de l’État. La question est légitime dans la mesure où aucune proposition ne semble remettre en question, par exemple, le financement de l’enseignement libre confessionnel, une entorse pourtant particulièrement visible au principe de neutralité de l’État.
Le MR en croisade
Le MR profite de ce contexte pour relancer une proposition de modification de la constitution déposée par Richard Miller en mars 2015 visant à y insérer un article garantissant la neutralité de l’État. De ce texte, on retiendra comme mesure essentielle l’interdiction des signes convictionnels dans la fonction publique et dans les écoles. La neutralité y est également définie comme une réponse aux « faits, expressions et actes trouvant leur origine dans le radicalisme religieux ». Sont cités les agissements de « Sharia4Belgium », le programme du parti Islam et les « actes criminels liés au djihadisme » (Chambre des représentants DOC 54 0976/001, 20 mars 205, page 7). La boucle est bouclée : la réaffirmation de la neutralité de l’État est contextualisée, liée au développement du radicalisme et au terrorisme djihadiste. Est-il complètement abscons de se demander en quoi l’affichage d’un signe religieux est une entrave sérieuse à la neutralité de l’État ? Et en quoi l’interdiction d’un tel signe pourrait permettre d’endiguer la propagation d’une vision obscurantiste de l’islam ? Mais ces questions de fond sont secondaires dans le contexte actuel. Dans une Europe commotionnée par les attentats de Paris et la crise de l’asile, faire le lien entre le port des signes convictionnels et le radicalisme, c’est implicitement crédibiliser l’équation mortifère qui fait d’un-e musulman-e, un-e terroriste présumé-e. Il n’est, en tout cas, pas interdit de penser que, dans des quartiers et une communauté largement stigmatisés après les attentats de Paris, ce débat soit pour certains la dernière goutte du calice de la discrimination déjà bu jusqu’à la lie.