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Santé ou justice sociale ? L’équation impossible de la LEZ

Montage Politique – Illustration ©Te Lun Ou Yang (Unsplash)
Montage Politique – Illustration ©Te Lun Ou Yang (Unsplash)

La décision des négociateurs francophones de la future coalition régionale bruxelloise de reporter l’interdiction des véhicules les plus polluants a déclenché l’ire des écologistes. Une passe d’arme qui témoigne de la difficulté de concilier impératifs environnementaux et sociaux.

La région bruxelloise s’est dotée, en 2018, d’une des zones de basses émissions (mieux connu sous le nom de LEZ – Low Emission Zone) les plus performantes en Europe. Depuis 2019, les véhicules thermiques (essence et diesel) sont progressivement interdits d’accès au territoire des 19 communes de la Région de Bruxelles-Capitale avec comme objectif d’interdire le territoire de la région à tous les véhicules diesel en 2030 et de n’en autoriser l’accès qu’aux véhicules essence les plus performants et aux véhicules électriques.

Cette mesure mise en place par le Gouvernement Vervoort II (composé des socialistes et sociaux-chrétiens francophones et flamands, de l’Open-VLD et de Défi) a été reprise par le Gouvernement Vervoort III (élargi aux écologistes flamands et francophones mais sans les démocrates-chrétiens) avec l’ambition à la fois de revoir et d’évaluer les restrictions d’accès à la lumière des derniers développements technologiques et de mettre en place une politique d’accompagnement social qui n’avait pas été intégrée dans la première mouture adoptée sous le Gouvernement précédent. 

La pollution atmosphérique serait responsable du décès d’environ 7000 personnes en Belgique.

La décision, prise ce 1er septembre, par les négociateurs du nouveau Gouvernement bruxellois de revoir le calendrier d’interdiction de la LEZ en reportant de deux ans l’interdiction des diesels Euro 5 (postérieur à 2009) et essences EURO 2 (postérieur à 1996) fait l’objet d’une première passe d’armes entre les partis francophones pressentis pour former le nouveau gouvernement (MR, PS, Les Engagés) et les écologistes. Les seconds accusent les premiers de sacrifier la santé des Bruxellois sous la pression, notamment, des lobbys « automobilistes ».

Les faits

La pollution atmosphérique serait responsable du décès d’environ 7000 personnes en Belgique et est la cause directe de nombreuses pathologies respiratoires, de cancers, de maladies cardio-vasculaires et de maladies neuro-dégénératives. Elle est pointée par l’OMS comme un des problèmes majeurs de santé publique et est une cause de décès prématurés comparable au tabagisme et à la consommation d’alcool.

Ces chiffres doivent être associés à deux précisions importantes. Tout d’abord, le nombre de décès prématurés « attribuables » à la pollution de l’air est établi non pas sur des études épidémiologiques mais sur un modèle théorique estimant la charge de morbidité environnementale, qu’on peut définir schématiquement comme la diminution de l’espérance de vie d’une personne provoquée par cette pollution de l’air. Ensuite, ce chiffre de 7000 décès est lié à l’addition, par polluant, des décès attribués à la pollution de l’air mais est probablement légèrement surévalué dès lors qu’un décès peut être causé par plusieurs de ces polluants. 

Les experts en santé publique sont confrontés, sur le sujet, à une situation très paradoxale. Depuis le début des années 1990, les émissions des principaux polluants sont en baisse constante : les émissions d’oxyde d’azote ont diminué, en Belgique, de près de 70% et celles de particules fines de plus de 75%, et ce indépendamment de la zone de basse émission. Cette baisse est liée à plusieurs facteurs : amélioration de l’isolation des bâtiments, apparition de sources de chauffage moins polluantes, renouvellement progressif du parc automobile… D’un autre côté, des découvertes scientifiques ont démontré depuis 20 ans que les dégâts sanitaires causés par la pollution dépassaient largement le cadre des maladies respiratoires. 

C’est ce qui incite l’OMS (et dans une moindre mesure la Commission européenne) à diminuer régulièrement les normes de concentrations de polluants au-delà desquels la santé publique est mise en danger. Seuils qui ne sont pas respectés par la Belgique malgré de très nettes améliorations constatées depuis quelques années.

Quel est l’impact réel du transport routier dans la pollution de l’air ?

Il est important de ne pas ramener toute la problématique de la pollution de l’air au transport routier. Dans les cas des deux principaux polluants responsables des décès prématurés, la part du transport routier est la suivante : les oxydes et dioxydes d’azote (NOX) pour 47%, et les particules fines PM2,5 pour 21%.

Ces chiffres relativisent quelque peu le rôle que les polluant émis par les moteurs thermiques jouent dans la pollution. A fortiori pour les particules fines qui sont responsables de 72% des décès liés à celle-ci alors que les émissions des véhicules thermiques ne pèsent que 25% dans le total de leurs émissions. 

Il n’est pas évident de prouver qu’un SUV électrique émettra significativement moins de particules fines qu’un petit diesel EURO4.

Et si les émissions d’oxydes d’azote par le transport routier trouvent leur origine directe dans la combustion de carburant, il est désormais établi que les émissions de PM 2,5 sont, quant à elles, pour partie causées par l’abrasion des freins et des pneus. Et celle-ci est directement corrélée au poids du véhicule. En d’autres termes, il n’est pas évident de prouver qu’un SUV électrique émettra significativement moins de particules fines qu’un petit diesel EURO4, du moins pour justifier qu’il pourra continuer à rouler indéfiniment dans la LEZ alors que le second est, lui, déjà interdit. 

Une LEZ évolutive ?

Les termes du débat ont évolué depuis que la LEZ a été créée. Son utilité n’est pas à remettre en question. Elle a produit des résultats probants sans toutefois que l’on sache très bien faire la distinction entre l’effet de l’interdiction des véhicules polluants et le renouvellement « mécanique » du parc automobile. 

Mais la part réelle de la pollution de l’air émise par des véhicules thermiques privés permet de questionner la proportionnalité des interdictions édictées par la LEZ. Ces interdictions doivent être mises en relation avec les privilèges démesurés qui sont octroyés aux détenteurs de véhicules électriques, pour des gains plus limités qu’initialement prévus en termes de réductions des émissions de particules fines.

La question des corrections sociales a été au centre des discussions relatives à la LEZ et à la taxe kilométrique Smartmove lors de la législature précédente. Force est de constater que ces deux points, figurant tous les deux dans la déclaration de politique régionale, n’ont pas trouvé de solutions satisfaisantes.

Les principales « victimes » de l’interdiction des véhicules EURO5 diesel et EURO2 essence figurent parmi les habitants les plus précaires de la région de Bruxelles-Capitale.

Les ministres Groen et Ecolo en charge de ces dossiers se retranchant la plupart du temps derrière un argument un peu court et pour partie invalidé par les statistiques : « Les ménages les plus pauvres n’ont pas de voitures »1.

On touche là à une difficulté inhérente aux politiques climatiques et environnementales, à savoir la combinaison entre justice sociale et transition juste. Il est assez évident que les principales « victimes » de l’interdiction des véhicules EURO5 diesel et EURO2 essence figurent parmi les habitants les plus précaires de la région de Bruxelles-Capitale. Depuis l’instauration de la LEZ, ces habitants sont les seuls à supporter le coût des nécessaires mesures prises en vue de réduire la pollution de l’air.

Il est évidemment légitime de questionner le rapport à la voiture individuelle mais il faut, dans le même temps, constater les inégalités flagrantes que ce débat interroge. D’un côté des classes favorisées exerçant des professions télétravaillables, en capacité de pouvoir à la fois avoir accès aux alternatives à la mobilité et aux véhicules électriques; de l’autre, les classes moyennes et populaires qui ne disposent pas de ces privilèges de mobilité.

Le débat est évidemment plus complexe. Une part importante des ménages bruxellois ne disposent pas de voiture. Par ailleurs, on ne peut évacuer le fait que la pollution de l’air se fixe pour partie dans les quartiers centraux de Bruxelles qui comptent la plus grande proportion de ménages en situation de pauvreté et qui souffrent donc d’une double peine sanitaire et sociale.

Mais face à l’absence de correctifs sociaux dignes de ce nom et les conséquences très lourdes de l’entrée en vigueur de l’interdiction de nouvelles classes de véhicules en 2025, il est fort probable que n’importe quel gouvernement (en ce compris avec une composante écologiste) n’aurait eu d’autres solutions que le report décidé par les négociateurs bruxellois. C’est d’ailleurs cette absence de proportionnalité qui a conduit la précédente majorité à la Région Wallonne (où Écolo détenait le portefeuille de la mobilité) à abroger le décret sur la zone de basse émission qui devait couvrir l’ensemble du territoire wallon.

Ces mesures contraignantes donnent légitimement le sentiment qu’elles ne peuvent que pénaliser les ménages à faibles et moyens revenus.

En conclusion, cette saga de la Lez soulève deux questions à ce jour irrésolues.

La première concerne la capacité à répartir les indispensables efforts dans le domaine climatique et environnemental de manière proportionnelle sur l’ensemble de la population. Force est de constater que des mesures contraignantes comme la LEZ et Smartmove (à l’inverse des aménagements urbains qui limitent l’emprise de la voiture en ville et qui sont nettement plus égalitaires) ne parviennent pas à remplir ce cahier des charges et donnent légitimement le sentiment que ces mesures ne peuvent que pénaliser les ménages à faibles et moyens revenus.

La seconde met en évidence la difficulté de faire émerger une écologie sociale basée sur un récit suffisamment désirable pour que les classes moyennes et populaires puissent se l’approprier. Et il n’est pas certain que le futur d’une mobilité urbaine où seuls les nantis pourront utiliser une voiture, contribue à cette « désirabilité ».  

La résolution de ces questions est, pourtant, un préalable à la mise en œuvre de politiques capables d’assurer l’indispensable transition climatique et environnementale.