Politique
Sans casquette, les ouvriers ne sont pas des bourgeois
20.01.2011
Lorsqu’en 1960, Henri Janne se livrait, dans l’une des principales revues de sociologie, à l’analyse des sociétés développées en termes de classes sociales, il observait l’émergence d’un « grand public » qui supplante les classes et forme désormais une « société de consommateurs ». Ce milieu social avait, selon lui « une tendance incontestablement apolitique ». Dès lors, l’apolitisme des ouvriers, confondus désormais dans le grand public, devenait pour Henri Janne « un facteur décisif de la politique ». Il constatait ainsi qu’il avait été « invinciblement porté de l’analyse sociologique à des conclusions de caractère politique »[1.H. Janne, « Les classes sociales : l’approche marxiste et la notion sociologique d’out-group », Cahiers internationaux de sociologie, Vol XXIX, juillet-décembre 1960, pp. 88-89.].
Henri Janne (1908-1991), sociologue renommé, fut recteur de l’Université libre de Bruxelles (ULB), sénateur et ministre socialiste. Libéral progressiste dans sa jeunesse, la sociologie le conduira dans l’après-guerre au socialisme. Son analyse est d’autant plus significative qu’il était l’une des principales figures de la commission d’universitaires qui entoura André Renard et avait conçu le programme des réformes de structures de 1954 et 1956 de la FGTB. Commission qui a marqué l’irruption des sciences sociales dans le monde militant en Belgique et a contribué à assurer une crédibilité nouvelle au mouvement syndical[2.J.-P. Mahoux, « Sociologues et militants : les membres de la commission André Renard (1952-1958) », J. Gotovitch et A. Morelli (éd.), Militantisme et militants, Couleur savoir/EVO, Bruxelles, 2000, pp. 161-172.].
La pensée, dont Henri Janne est un représentant éminent, correspond tout à la fois au savoir sociologique tel qu’il est reconnu à l’époque sur le plan académique mais aussi accepté dans le mouvement ouvrier dans sa recherche de modernité. La « Commission Renard » devait permettre au mouvement syndical, selon son initiateur, de rivaliser avec « n’importe quel brain trust capitaliste »[3.Idem, p. 161.].
Le colloque organisé en mai 1960 par l’Institut Emile Vandervelde à l’occasion du 75e anniversaire du Parti socialiste belge sur les relations entre les sciences sociales et le socialisme rassemblait le gratin des sociologues de l’époque. Henri Janne y avait présenté un important rapport qui avait polarisé la discussion[4.H. Janne, « Socialisme et sociologie », Socialisme, n°40, juillet 1960, pp. 413-437. Débats, pp. 438-445. Citons parmi les participants au colloque : Pierre Naville, Lucien Goldmann, Léon Delsinne, Raymond Ravar, Marcel Bolle de Bal, Arthur Doucy, Paul Lambert, François Perin, Léon Apostel, Jaap Kruithof, Pierre Vermeylen… Notons aussi que la revue Socialisme, où sont publiés les actes de ce colloque, tout comme l’hebdomadaire La Gauche, peuvent être considérés comme des prolongements de la « Commission Renard ».]. Janne observait une légère diminution en nombre des ouvriers, alors que la part du secteur tertiaire et celle des employés augmentaient. De plus, se basant sur les résultats des enquêtes sur le budget des ménages, il constatait l’élévation générale du revenu des ouvriers. Or, observait-il, ce n’est pas seulement leur revenu qui a augmenté mais aussi et surtout leur mode de vie qui s’est transformé. Il en résultait « la formation d’un mode de vie urbain représenté par le “grand public” » et qui, écrivait Henri Janne, « se substitue progressivement à la situation de classe »[5.Idem, p. 427.].
Henri Janne se rangeait aux thèses de la sociologie américaine suivant lesquelles la division de la société en classes procédait, comme pour Marx, d’une « dichotomisation de la société globale en in-group et en out-group ». En Occident, selon lui, « la révolte de la classe ouvrière a forcé son entrée dans l’in-group et a supprimé progressivement toutes les discriminations de droit et de fait »[6.Idem, pp. 430 et 433.]. Certes, il existe encore, pensait-il, des survivances du passé. Il comptait cependant sur la mobilité sociale, dont la scolarisation est un ressort important, pour les dépasser et entrer de ce fait dans une société moderne de « grand public ».
Toujours au cours de ce même colloque, Marcel Bolle de Bal, alors chercheur à l’Institut de sociologie de l’ULB, prolongeait le raisonnement d’Henri Janne. Il insistait sur le fait que les ouvriers en tant que producteurs avaient désormais « une attitude de démission plus que de participation réelle ». En conséquence, affirmait Bolle de Bal, « ils refusent avec force toute grève politique ». Pour lui, « en tant que “consommateurs”, ils tendent au contraire à rejeter leur condition ouvrière et à s’intégrer aux autres groupes sociaux »[7.Intervention de Marcel Bolle de Bal, idem, p. 443.].
Les objections viendront de Pierre Naville et de Lucien Goldmann. Pour le premier, les arguments de Janne « ne prouvent nullement la disparition de la classe ouvrière ». Naville fait observer que si le secteur tertiaire se développe plus vite que le secteur secondaire, « on doit constater également une prolétarisation fonctionnelle au sein du tertiaire », et « les employés, ajoutait-il, se rapprochent beaucoup plus que jadis des ouvriers »[8.Intervention de Pierre Naville, idem, p. 438.].
De son côté, Lucien Goldmann plaidait pour une démocratie économique dans la production et non seulement dans la consommation. Selon lui, la nouvelle classe ouvrière des secteurs modernes, beaucoup plus instruite que précédemment, pose à son tour la perspective d’une gestion de la production par les travailleurs. Les nouvelles couches de salariés élargissent ainsi le socle sur lequel pourrait s’appuyer le socialisme. Il concluait à la nécessité pour le socialisme de conserver son « lien étroit et spécifique avec la classe ouvrière »[9.Intervention de Lucien Goldmann, idem, pp. 439-440.].
« Le démenti belge »
La grève générale de l’hiver 1960-61 devait sérieusement bousculer les idées d’intégration des ouvriers, comme consommateurs, la résorption de la classe ouvrière, sous l’effet des médias de masse dans « le grand public » et la dépolitisation du mouvement syndical. Immédiatement après la grève, André Gorz intitule l’éditorial des Temps modernes de février 1961 « Le démenti belge ». Son propos est sans ambiguïté : « Si les hauts salaires et les lois sociales avancées provoquent l’embourgeoisement des travailleurs, ceux de Belgique devraient être les plus embourgeoisés d’Europe. Si l’impossibilité pour un mouvement ouvrier de remporter de durables victoires politiques entraîne sa désagrégation et l’apathie de ses membres, la classe ouvrière belge devrait être la moins combative d’Europe »[10.A. Gorz, « Le démenti belge », Les Temps modernes, février 1961, p. 1051. André Gorz, de son vrai nom Gérard Horts, avait suivi les grèves de 1960-61 pour l’hebdomadaire français L’Express, où il écrivait sous le pseudonyme de Michel Bosquet.]. Or, soutient-il, cette grève générale vient de démentir les postulats principaux de la pensée dominante. Il ne s’agissait pas en effet d’une grève professionnelle à base de revendications salariales ni d’une grève purement défensive. Alors que la Loi unique n’affectait pas directement les travailleurs de la métallurgie, ce sont eux qui prirent la tête du mouvement. C’était donc une grève de solidarité et une grève politique.
La revue Socialisme ou barbarie s’était entièrement mobilisée autour « des grèves belges »[11.La revue Socialisme ou barbarie, fondée par Cornelius Castoriadis et Claude Lefort, qui paraît de 1949 à 1967, consacre son n°32 d’avril-juin 1961 aux grèves belges de 1960-61.]. Pour ce courant de pensée, la grève générale de l’hiver 1960-61 en Belgique avait créé une situation révolutionnaire dans le camp capitaliste comme l’avait été en 1956 l’insurrection hongroise pour le camp soviétique. Il existait ainsi une situation révolutionnaire qui aurait pu, par l’auto-organisation des travailleurs, ouvrir la voie à un socialisme auto-gestionnaire de conseils ouvriers. Daniel Mothé et Paul Cardan (pseudonyme de Castoriadis) mettaient l’accent sur la spontanéité du mouvement qui avait pâti de l’absence d’une direction révolutionnaire. La revue insistait sur les carences des « renardistes » en raison de leur refus d’appeler à la marche sur Bruxelles et de trahir le mouvement en l’engageant dans l’impasse que constituait, selon eux, le fédéralisme.
Pour André Gorz au contraire, « les apparences de spontanéité du mouvement reposaient sur une illusion d’optique ». Le mouvement « avait été intensément préparé depuis deux ans, par un travail en profondeur d’éducation ouvrière »[12.A. Gorz, idem, p. 1053.]. C’est le contenu politique du programme de réformes de structure qui offrait ainsi des perspectives aux travailleurs que ne pouvait donner un syndicalisme professionnel. Dans l’analyse de Gorz cependant, cette grève dont le ressort était politique, s’épuisera faute de relais politique. « Tout se passe, écrit Gorz, comme si l’unité nationale belge était l’outil dont se sert une bourgeoisie sclérosée pour vaincre à distance et maintenir en tutelle une classe ouvrière wallonne à laquelle elle ne peut tenir tête dans la lutte directe ». C’est parce que les grévistes ont été « trahis » par le PSB et « lâchés » par l’appareil syndical « numériquement dominé par les modérés flamands » que Gorz, contrairement à beaucoup d’intellectuels français de gauche, considère le fédéralisme proposé par André Renard au sortir de la grève comme une perspective d’avenir. « Il n’est d’autre moyen pour la classe ouvrière wallonne de ne pas être volée de ses victoires, conclut-il, que d’en finir avec l’unité de la Belgique »[13.Idem, p. 1055.].
L’autonomie syndicale et le rejet de la subordination des syndicats aux partis revêtiront par la suite une place importante dans l’œuvre d’André Gorz. « Le syndicat, écrit-il, devient le lieu privilégié où s’élabore la conscience de classe, la conscience des besoins, des exigences, des fins à poursuivre ». Il ajoute : « Le lieu privilégié aussi, où le conflit entre travail et capital continue d’être vécu dans toute son acuité »[14.A. Gorz, Stratégie ouvrière et néocapitalisme, Paris, Seuil, 1964, p. 18.]. Dans la mesure où ce sont les nouveaux besoins qui doivent fonder le renouvellement du socialisme, Gorz voit dans les liens entre la société et les exigences spécifiques des travailleurs les conditions politiques de la transformation sociale. Bien que le syndicalisme italien soit devenu par la suite la source principale d’inspiration d’André Gorz, les grèves de 1960-1961 restent pour lui une référence. Il ne faut plus comme en 1961 en Belgique, écritil encore en 1967, que « la classe ouvrière pourtant victorieuse sur le terrain, [ne soit] refoulée sur ses positions de départ ». Il se réfère encore à la FGTB wallonne pour soutenir qu’une « amélioration qualitative autant que quantitative de la condition ouvrière n’est possible que si le syndicat s’attaque non seulement à la gestion des entreprises, mais aussi aux structures du système »[15.A. Gorz, Le socialisme difficile, Paris, Seuil, 1967, pp. 74 et 24.].
Nouvelle classe ouvrière et syndicalisme de contrôle
La vue aujourd’hui des photos montrant les manifestations qui ponctuèrent les grèves de 1960-1961 n’évoque plus pour certains que la fin d’une époque dominée par les ouvriers métallurgistes qui ne seraient plus que les vestiges d’une vieille Wallonie ouvrière et sidérurgique. Il suffit pourtant d’être un rien plus attentif aux images pour percevoir l’entrée de plain-pied dans le mouvement social de catégories précédemment absentes. Des employés, des techniciens, des étudiants, des universitaires faisaient partie des cortèges à côté des ouvriers. Les manifestants étaient aussi des manifestantes. Des agents des services publics, « les fonctionnaires », tenus jusque-là par le « devoir de réserve » attaché à leur fonction, avaient été les premiers à partir en grève. Loin d’être le témoignage d’une époque révolue, les grèves de 1960-1961 préfiguraient des temps nouveaux. Non seulement, malgré les prédictions sans cesse répétées, la classe ouvrière n’était pas disparue, mais des couches nouvelles de salariés étaient désormais, avec les ouvriers, au centre des luttes sociales.
L’intervention de Lucien Goldmann au colloque de l’Institut Emile Vandervelde en 1960 posait déjà la question de « la nouvelle classe ouvrière », liée aux transformations du travail par le progrès technique et à l’incorporation de catégories nouvelles (techniciens, employés, ingénieurs…) dans le salariat. Cette thèse était discutée déjà et âprement débattue avant la publication du livre de Serge Mallet qui polarisera les débats par la suite. Alain Touraine soutenait, dans un article paru en 1960, que les ouvriers qualifiés et agents techniques dans des activités de pointe manifestent un grand esprit revendicatif concernant leur propre travail ainsi que l’organisation économique dans son ensemble. Que l’élévation des niveaux de consommation de certaines catégories de salariés ne diminuait nullement leur rôle de producteur. Au contraire, cette nouvelle classe ouvrière des secteurs en expansion avait une conscience éminemment politique qui procédait de l’exigence, d’autant plus forte qu’elle était refusée, de lier progrès économique et progrès social[16.A. Touraine, « Contribution à la sociologie du mouvement ouvrier. Le syndicalisme de contrôle », Cahiers internationaux de sociologie, Vol. XXVIII, janvier-juin 1960, pp. 57-88.].
Les thèses d’Alain Touraine sur le syndicalisme de contrôle se sont trouvées confortées dans leur confrontation aux grèves de l’hiver 1960-61. Touraine soutenait en effet, à la veille des grèves, « la double nature du mouvement ouvrier », tout à la fois instrument des revendications et de ce fait agent de transformation sociale et en même temps partenaire dans les négociations. Le syndicalisme de contrôle exclut cependant la participation à la gestion des entreprises, notamment la cogestion. Il se veut, comme « contre-pouvoir », autonome, séparé du pouvoir économique, qu’il entend contrôler et infléchir en fonction des intérêts des salariés. Il souhaite en quelque sorte se préserver des capacités d’accès et d’influence du pouvoir sans pour autant le posséder. « Le syndicalisme de contrôle, écrivait Touraine, conteste le pouvoir dans la mesure où il espère le transformer »[17.A. Touraine, op. cit., p. 67.].
Indépendant des partis, c’est cependant par l’État que le syndicalisme de contrôle entend agir sur le pouvoir économique et créer les instruments qui permettront sa participation conflictuelle dans l’entreprise de manière à limiter l’autorité patronale. Or, les syndicalistes wallons, privés de soutiens politiques, non seulement du Parti socialiste belge, mais aussi de l’appareil syndical national, se donneront, au sortir de la grève, la revendication fédéraliste. À leur estime, l’État unitaire ne pouvait donner consistance au programme de réformes de structure et endiguer le déclin de l’économie wallonne déjà perceptible. Le fédéralisme apparaissait en conséquence la condition politique des réformes de structure. Dix ans plus tard, en 1971, le congrès doctrinal de la FGTB avait pour thème le contrôle ouvrier. Ce sera là le dernier congrès dans lequel la génération « renardiste » occupera encore une place importante. Le rapport principal sur le contrôle ouvrier avait été présenté par Willy Schugens, ancien « lieutenant » d’André Renard et Henri Janne avait rédigé un des principaux rapports préparatoires[18.Les énoncés sociologiques ne sont pas sortis indemnes des grèves de 1960-61. Les théories d’« embourgeoisement de la classe ouvrière » qui paraissaient annoncer la modernité, ont été reléguées aux oubliettes. Le grand public supposé dissoudre sous l’effet des médias les ouvriers dans sa masse s’est avéré une abstraction conceptuelle sans contenu. Au contraire, le conflit et en particulier le conflit de classe, s’est trouvé réhabilité, comme nécessaire à la compréhension des sociétés contemporaines. Les représentations de la classe ouvrière ont été aussi bouleversées. Les ouvriers étaient à mille lieues « des salopards en casquette » que suggéraient jadis les bien pensants et voulaient mettre au pas. Non seulement ils représentaient une force sociale sur laquelle on devait désormais compter, mais ils étaient rejoints par bien d’autres catégories, ce qui augmentait encore considérablement le poids des salariés.].
(Image de la vignette et en début d’article dans le domaine public et provient des archives nationales des Pays-Bas ; photographie de la manifestation contre la loi unique le 3 janvier 1961 à Liège, prise par Wim van Rossem pour l’Anefo.)