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Rivette ou l’intransigeante liberté

Image de la liberté : Jacques Rivette, entouré de deux de ses comédiennes Juliet Berto et Dominique Labourier, est rayonnant et mystérieux, rieur et conquérant. Cette « Une » de Libération consacrée à la disparition, le 29 janvier dernier, à 87 ans, de Jacques Rivette incarne au mieux celui qui fut à travers 30 films (de 1949 à 2009), un réinventeur du monde par un cinéma d’une liberté absolue. Il était, avec Jean-Luc Godard, le dernier survivant de la « Nouvelle Vague ». Rivette a cassé les codes. Il a libéré le temps qu’il refusait de morceler, comme l’espace d’ailleurs. On disait qu’il regardait vivre ses acteurs dans une sorte d’improvisation permanente. Il est vrai que chez Rivette rien n’était jamais figé et que ses scénaristes (auxquels il associait ses comédiens) écrivaient avec lui au fur et à mesure du tournage. Mais Rivette était un « créateur de climat » qui plongeait les comédiens dans une inventivité intuitive (le théâtre n’était jamais loin) et un désordre hasardeux dont il demeurait l’organisateur. Il n’y a pas à proprement d’histoire dans les films de ce passionné de Balzac, mais un labyrinthe d’intrigues que ses acteurs – et surtout actrices – peuplent avec bonheur. Dans son bel hommage à Rivette, Jean Louis Comolli le souligne avec justesse : « Peut-être, écrit-il, le cinéaste comptait-il sur la beauté contrariée de ses personnages féminins, portés par des comédiennes aussi géniales que Bulle Ogier ou Juliet Berto, Jane Birkin ou Sandrine Bonnaire, pour parvenir à des intensités de pur cinéma, au-delà de l’intrigue, au-delà du récit, au-delà de la pertinence, au-delà même de l’invocation rituelle à la cohérence, à la justification, à la logique, à la nécessité, qui sont l’ordinaire de notre temps, et qu’un seul plan-séquence de quinze minutes avait le pouvoir de dissoudre jusqu’à la sortie du cinéma ». Et il ne faut pas s’y tromper, la liberté de Rivette était aussi celle qu’il concevait pour ses actrices. Bulle Ogier, elle-même, l’a souligné : « La liberté des femmes dans les films de Jacques a rencontré celle qu’on demandait au moment du féminisme et du MLF. Sans, je crois, qu’il ne s’en soit jamais soucié. »[1.http://wp.me/p2wlL5-8X.]. De « Paris nous appartient » (1960) à « La Belle Noiseuse » (1991), en passant par « Céline et Julie vont en bateau » (1974) et surtout son mythique « Out 1 » (1971,12 heures 40 pour un seul film en huit parties) Rivette a refusé les « formats ». Il a fait « Jeanne la Pucelle » (1994) parce ce qu’il se demandait que trouver pour Sandrine Bonnaire. À sa productrice, Martine Martignac, interrogative sur les exigences budgétaires que réclamait un tel film d’époque, Rivette dit : « On ne va pas filmer des batailles, Martine, seulement des idées de bataille. » Cinéaste libre et intransigeant, le critique et le théoricien qui dirigea les Cahiers du Cinéma de 1963 à 1965 ne l’était pas moins. En 1961 Rivette écrit dans les « cahiers » un texte qui restera une référence car il touche à la première représentation en fiction des camps au cinéma avec le film de Gilles Pontecorvo, « Kapo ». « De l’abjection » titre Rivette qui poursuit : « Voyez cependant, dans Kapo, le plan où Riva se suicide, en se jetant sur les barbelés électrifiés[2.Emmanuelle Riva incarne une déportée.] ; l’homme qui décide, à ce moment, de faire un travelling-avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d’inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n’a droit qu’au plus profond mépris. » Morale et image : en la matière le propos de Rivette demeure d’une totale actualité. Le cinéaste qui comme dit Comolli « (m’) aura appris à aimer le presque-rien du temps qui passe en devenant, sur un écran, presque tout » était aussi celui définissait ainsi le but du cinéma : « Que le monde réel, tel qu’offert sur l’écran, soit aussi une idée du monde. Il faut voir le monde comme une idée, il faut le penser comme concret. » Retrouvez Hugues Le Paige sur les blogs de POLITIQUE : http://blogs.revuepolitique.be.