Politique
Revenir aux sources de l’éducation populaire
28.10.2007
Ringardisée par les uns, décriée car insultante pour son public par les autres, l’éducation populaire a besoin qu’on en réexplique les fondements et le projet politique.
Historiquement, l’éducation populaire s’enracine dans le projet de démocratie politique (le pouvoir n’appartient qu’aux citoyens) et dans la démocratie économique (juste répartition des richesses et du pouvoir dans l’entreprise).
Cependant, même chez beaucoup de personnes engagées dans un travail de fond qui pourtant s’y réfère plus ou moins explicitement, l’expression «éducation populaire» semble désuète, obsolète voire rétrograde, surtout depuis 1976 et la parution du premier décret relatif à l’éducation permanente.
Et elle l’est sans doute si son utilisation exprime une nostalgie à l’égard d’une époque où les enjeux sociaux et les méthodes d’action étaient bien identifiés, les coopératives et l’action commune florissantes, les maisons du peuple hauts lieux d’éducation et de culture. Elle l’est également si on fait référence à certaines pratiques plus tardives de l’après guerre comme par exemple celles des cercles locaux d’éducation ouvrière (Cleo) jusqu’aux années 1970.
Le rejet du terme est aussi lié à une lecture erronée induite parfois par des pratiques paternalistes qui se réclament d’elle et qui partent du postulat de l’incompétence populaire. Selon celui-ci, le peuple serait en manque de culture et d’éducation et, en conséquence il faudrait le cultiver et l’éduquer, l’éducation et la culture venant «d’en haut». Pourtant, dès l’origine, au XIXe siècle, le terme signifie l’éducation de chacun par chacun, et «populaire» veut dire que l’éducation est l’affaire de tous, c’est-à-dire du peuple en langage de l’époque.
L’expression est donc polysémique et peut recouvrir des pratiques très différentes qui vont de l’encadrement idéologique et de la prévention de la «dangerosité» de la classe populaire jusqu’aux pratiques caritatives et paternalistes d’atténuation des effets de la pauvreté et de l’exclusion ou aux préoccupations morales quelquefois identifiées à la culture.
Le mépris porte-t-il sur l’éducation populaire ou sur le peuple ? Les classes populaires expriment souvent qu’elles se vivent méprisées et ignorées. En conséquence la citoyenneté recule; on ne croit plus trop en l’émancipation par la culture et donc en la culture.
Pour et par les travailleurs
Mais alors, quel est donc le projet politique à la base de l’éducation populaire ? Et a-t-il encore une pertinence aujourd’hui ?
Jusqu’à l’émergence du discours sur l’éducation permanente, on parlait donc d’éducation populaire et de permanence de l’instruction. Dès 1793, Condorcet parle de cette dernière dans son rapport à l’Assemblée nationale française comme d’une des missions centrales de la république nouvelle, une mission de service public dirions-nous maintenant.
Mais les vraies prémisses de l’action d’éducation populaire s’énoncent au milieu du XIXe siècle quand le mouvement ouvrier affirme qu’il est partie prenante du monde du travail et que l’action éducative doit être faite «pour les travailleurs par les travailleurs». C’est également à ce moment que naît la revendication d’un enseignement professionnel intégral incluant la formation manuelle, intellectuelle et morale. Si on transpose en langage d’aujourd’hui, on peut traduire la revendication par l’articulation d’une éducation intégrant formation générale et professionnelle, d’une expression culturelle et d’une pratique citoyenne.
La définition à laquelle se réfère le présent texte recouvre surtout un double mouvement d’autodidaxie professionnelle, culturelle et politique des travailleurs d’une part, d’émancipation et de transformation sociale d’autre part.
Ce mouvement aboutira à la création de la presse ouvrière, des bibliothèques, des universités populaires… En 1921, la rupture se marque notamment lors de la première participation au gouvernement du Parti ouvrier belge par la traduction de nombreuses revendications dans des textes légaux : concrétisation de la liberté d’association par la loi sur les ASBL, limitation de la durée du travail à huit heures, instruction obligatoire jusque 14 ans…
La création de bibliothèques publiques et le soutien aux «œuvres» On ne dit pas encore associations et le courant paternaliste reste bien vivant et il n’a cessé de l’être d’ailleurs d’éducation populaire et aux œuvres complémentaires à l’école Il s’agit donc d’instruire et d’élever moralement passent par un système d’aide directe de l’État vers le niveau local : les communes et les associations.
En 1945, les résistants et les organisations sociales affirment de diverses manières que, pour éviter les dérives des États démocratiques de la première moitié du XXe siècle (plus jamais «ça»), il faut «rendre la culture au peuple et le peuple à la culture» Manifeste de l’association Peuple et culture, mouvement d’éducation populaire issu de la Résistance, dont une des composantes régionales est Peuple et culture Wallonie.
Cette phrase contient déjà en germe le futur débat opposant les orientations des politiques de démocratisation de La Culture («La Culture pour tous») à celles qui se revendiquent plus de la démocratie culturelle («les cultures de tous et par tous»).
L’émancipation: utopie et imaginaire
Dès l’origine la question du pouvoir est centrale: pouvoir politique, pouvoir économique mais aussi pouvoir sur l’éducation. De même, il n’est pas question d’isoler l’individu de ses appartenances collectives. C’est en cela que la pratique citoyenne n’est pas à comprendre comme un sorte d’obligation d’être des citoyens responsables, actifs, critiques et solidaires encadrés par des spécialistes — animateurs ou formateurs — en participation citoyenne mais plutôt comme une auto-socio-construction de pouvoirs d’où découle une auto-socio-construction de savoirs. C’est la pratique de prise de parole qui apprend à prendre la parole dans la cité comme dans l’entreprise.
On est donc loin de pratiques qui sont des encadrements idéologiques qui ne disent par leur nom et qui n’interrogent pas les institutions et modèles culturels sous-jacents.
L’éducation populaire est en outre caractérisée par l’articulation de trois dimensions posées comme interdépendantes, chacune étant à la fois moyen, résultat et condition des trois autres : éducation, culture et citoyenneté.
On est dans l’éducation populaire quand il est moins question d’amener les gens à la culture que de favoriser l’expression de la leur ou tout au moins de leur identité, moins de les caractériser en termes de manque de culture qu’en termes de production et d’apports potentiels.
Mais ce qui caractérise sans doute le plus l’éducation populaire, c’est l’articulation paradoxale des deux pôles en tension : intégration critique/promotion d’une part, rupture/émancipation d’autre part.
Le pôle intégration, c’est la promotion d’une culture comprise comme l’appropriation par les individus et les groupes sociaux des instruments de la citoyenneté et de la lutte contre toutes les formes d’inégalités persistantes.
S’ajoute l’exigence d’un pôle rupture, en tension avec le précédent, qui s’inscrit dans une perspective de changement social, de transformation radicale du contexte social et d’une certaine manière le refus d’intégration à un système rejeté.
L’existence simultanée de ces deux pôles permet de reconnaître les actions d’éducation populaire et de les distinguer notamment d’un travail d’aide sociale, d’un travail de simple encadrement idéologique qui ne dit par son nom et qui n’interroge pas les institutions et modèles culturels sous-jacents.
Ou encore d’un développement individuel qui aurait pris le pas sur la défense d’intérêts collectifs, autant de dérives habituelles de certaines pratiques d’éducation permanente.
En d’autres termes, la logique intégrative n’est pas séparée de la volonté d’émancipation et de rupture avec une société injuste et inégalitaire.
C’est au contraire l’unité dans la tension des deux pôles qui caractérise l’éducation populaire.
Culture de résistance
Aujourd’hui, l’éducation populaire est une pratique culturelle de résistance. Ou plus exactement la mise en oeuvre d’une culture de la résistance.
Résistance à quiconque voudrait réduire les individus et les groupes sociaux à un objet pour le capitalisme qui tente de les enchaîner au service de biens de consommation, tant par leur inclusion dans son système que par l’exclusion de certains.
Le sens de l’éducation populaire consiste à chercher sans cesse des voies originales de lutte contre les oppressions politiques, les exploitations économiques et les assujettissements identitaires qu’une culture dominante marchandisée voudrait nous faire prendre pour un progrès ou pour une évolution inéluctable.
En ce sens, l’éducation populaire n’est le monopole d’aucune organisation et on peut parier qu’elle continuera à inventer son histoire et ses chemins hors des sentiers battus.
Car la citoyenneté n’est pas suivisme, mais coopération et révolte, intégration et rupture.
Émanciper, c’est-à-dire apprendre à dire «je veux, nous décidons, j’aime, nous désirons, je sais, nous comprenons, je questionne, nous interpellons, je cherche, nous trouverons, je prévois, nous projetons, j’imagine, nous inventons, je fais, nous produisons, je coopère, nous organisons…»
Chacun s’approprie son histoire et imagine son chemin.À distance du leurre médiatique, les «éducateurs populaires» – c’est-à-dire beaucoup de militants – sont des agitateurs de sens, des bricoleurs de rêves, des créateurs de social qui prennent à bras-le-corps des questions comme les conditions matérielles d’existence à garantir par les droits sociaux et l’épanouissement intellectuel et culturel nécessaire à la citoyenneté locale et mondiale. La mécanique de l’éducation populaire est simple : auto-éducation, c’est-à-dire autosocioconstruction de pouvoirs et, en conséquence, de savoirs.