Politique
Retisser la gauche, refonder l’Europe
16.06.2005
Même pour ceux qui s’en réjouissent, la victoire du «non» au référendum français laisse un goût amer. Car dans ce pays si proche, le «peuple de gauche» s’est déchiré en deux comme si c’était une question de vie ou de mort. Entre la dramatisation française et l’indifférence belge, la gauche devra sereinement réinvestir l’Europe. Et rattrapper le temps perdu.
La ratification de la mal nommée «Constitution européenne» n’était-elle finalement qu’une formalité? Il semble que oui, à voir la faible énergie qu’y a consacrée le monde politique belge, pour qui il s’agissait manifestement de la priorité 178 Allusion à BHV que Steve Stevaert, le désormais ex-président du SP.A, qualifiait de priorité 177. Malgré les efforts méritoires des médias — presse écrite et audiovisuel — pour faire comprendre les enjeux et pour stimuler le débat, celui-ci n’a passionné — et encore seulement du côté francophone — qu’une petite minorité de personnes principalement branchées sur le débat français et ses stimulantes outrances. Car une fois de plus, dans ce débat, la France prétendument universelle aura surtout cultivé sa singularité. C’est le seul pays européen où le «non» est aussi puissamment ancré à gauche. Partout ailleurs, sauf à la marge, le «non» n’est porté que par des courants conservateurs souverainistes et généralement hostiles à toute affirmation européenne face à l’hégémonie américaine. On ne peut donc qu’être admiratif devant l’assurance dont faisait preuve notre ami Raoul Jennar.Lire .«Combien de temps encore, Pascal Lamy?», in POLITIQUE, n° 34, avril 2004, pp. 40-43, où il croisait le fer avec le commissaire européen devenu entre-temps, sur proposition européenne, directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) , militant infatigable du «non», quand il écrivait dans un dernier message aux électeurs français: «Nous avons même, Européens convaincus, (…) suscité, auprès de milliers de personnes hors de France, l’attente d’un “non” français à une Europe des inégalités». Il retrouvait ainsi les fiers accents d’un Jean Ferrat célébrant la France révolutionnaire («Cet air de liberté au-delà des frontières / Aux peuples étrangers qui donnaient le vertige», Ma France, 1969). Il n’y a pourtant aucun indice que lesdits «peuples étrangers» espéraient la victoire du « non » français, en dehors de franges très minoritaires. Au soir du scrutin, la liesse populaire est restée désespérément hexagonale. Sur le fond, POLITIQUE s’est gardé d’intervenir. Vu de Belgique, le débat français avait quelque chose de surréaliste. Ici, nous sommes habitués, pour le meilleur et le pire, à la merveilleuse plasticité des lois et règlements. Nous savons que la plus impeccable législation peut encore être pliée dans un sens ou dans l’autre selon qui la mettra en œuvre. Ceci ne signifie pas que l’adoption ou le rejet de ce texte alambiqué n’a aucune importance. Mais à nos yeux, ce débat ne méritait sûrement pas une telle dramatisation. Comme l’écrivait ici Felipe Van Keirsbilck: «Faire passer pour des “sociaux-traîtres” tout qui voit des raisons de dire “oui” (parfois la rage au cœur) est puéril; mais faire passer pour des terroristes tous ceux qui plaident pour le “non” est tout aussi idiot. Ces deux catégories de jeteurs d’anathèmes sont en réalité d’accord sur l’essentiel: ne pas mener de débat serein sur la question de la meilleure stratégie, et contribuer à la division permanente de la gauche européenne» «CSC: une mauvaise question mal posée», in POLITIQUE, n°38, pp. 58-61… Car ce qui fut particulièrement préoccupant dans le débat français, c’est la manière dont les camps se sont clivés. Le «non» aura coalisé dans les urnes Fabius et Pasqua, Le Pen et Besancenot, Le Monde diplomatique et la moitié du Figaro tandis que le «oui» rassemblait dans un combat commun Chirac et Jospin, Hollande et Sarkozy, la CFDT et le Medef Soit le deuxième syndicat français et la fédération patronale. Chaque camp ne s’est d’ailleurs pas privé de faire à l’autre le procès de ses alliances honteuses. Or, de part et d’autre, c’est un mauvais procès. Les partisans du « non » de gauche devaient-ils abandonner à l’extrême droite et à la droite extrême le monopole du vote protestataire ? La captation de ce vote qui, on le sait, peut basculer très rapidement de gauche à droite est un objectif parfaitement légitime. Du côté du « oui », il existe une véritable alliance au long cours entre gauche et droite modérées autour du concept d’économie sociale de marché. Mais qui aujourd’hui en Europe rêve encore d’abolir l’économie de marché ? Et pour la remplacer par quoi ? Il n’est plus question que de la civiliser, de la rendre plus sensible aux questions sociales et aux aspirations égalitaires, de la doter de solides contre-pouvoirs. Le « modèle rhénan » n’a plus de véritable concurrent à gauche tandis qu’à droite, l’ultra-libéralisme, qui n’a aucun besoin d’une Europe politique, se pose toujours en alternative aux abois. Le résultat, c’est qu’une fois de plus, la gauche s’est déchirée. D’une façon qu’on jugera peut-être ingénue, nous avons toujours refusé d’opposer une gauche réaliste (celle du « oui »), rompue à la culture du compromis et à l’art du possible, et une gauche radicale (celle du « non ») qui ne connaît de légitime que les luttes sociales et les rapports de force qu’elles contribuent à établir. La gauche dont nous rêvons a besoin de cette polarité et elle gagnerait à le reconnaître. Les uns apportent la possibilité d’incarner les larges alliances sociales qui sont indispensables pour conquérir une majorité. Les autres rappellent qu’aller au pouvoir n’a de sens qu’en vue de déplacer vers plus d’égalité et de justice le point d’équilibre de cette fameuse économie sociale de marché qui reste la toile de fond du Traité constitutionnel. Voilà pourquoi le clivage qu’a révélé le débat français est à ce point intolérable. Car il a opposé les « in » et les « out », les branchés et les ringards, les perdants de la mondialisation et ceux qui s’en trouvent fort aise. La gauche modérée peut-elle s’accommoder de ce que, chez les salariés, les jeunes, les habitants des cités et des régions en déclin, le « non » l’ait très largement emporté, tournant donc massivement le dos à ses consignes? Peut-elle se résoudre à devenir le parti des couches moyennes les mieux dotées en capital matériel et culturel, comme la sociologie du Parti socialiste français le suggère de plus en plus ? Bien sûr, une gauche exclusivement plébéienne, méprisant les professions intellectuelles et, par principe, les entrepreneurs, serait vouée au populisme. Mais une gauche bon chic bon genre qui ferait son deuil des couches populaires, des chômeurs et des immigrés, aurait perdu ce qui fonde devant l’histoire sa stature morale. Un pays comme la Belgique est loin de ces tensions exacerbées. Ici, à côté de quelques francs-tireurs qui ont toute notre sympathie, seule l’extrême droite est venue troubler le ronron consensuel. Ici, on ne se pose pas de questions, on est pour l’Europe de père en fils parce que ça va de soi pour un Belge, au même titre que Jacques Brel et la pluie. Ça ne suffira plus. Car si l’Europe est vraiment notre horizon politique, si elle est, comme on nous le serine dans des discours à éclipses, la plus belle aventure qu’il nous soit donné de vivre, il faudra dépasser le stade de l’invocation soporifique. Or, le débat français a montré que la gauche du «oui» et celle du «non» partagent une véritable ambition européenne. Elles tiennent chacune un bout de cette ambition. Dans ce sens, il faudra retisser la gauche pour refonder l’Europe. Le 30 mai 2005